Livrée à l’aube de l’ère industrielle, la guerre de Sécession intégra nombre des progrès techniques que l’industrialisation avait suscités. C’est ainsi que mitrailleuses, canons rayés, mines terrestres et navales, et bien d’autres armes encore y furent testées. Elles suscitèrent toutes une circonspection plus ou moins grande, mais l’une d’entre elles fut adoptée immédiatement et sans réserve aucune par toutes les marines du globe : le navire cuirassé. L’événement qui allait déclencher cet engouement aussi soudain que massif fut l’affrontement, le 9 mars 1862 à Hampton Roads, de deux navires blindés : le CSS Virginia – l’ex-frégate nordiste USS Merrimack, reconstruite – et l’USS Monitor, étrange invention de l’ingénieur John Ericsson.
Choix stratégiques, paris techniques
L’abandon précipité de l’arsenal naval de Gosport, près de Norfolk, par la marine nordiste le 20 avril 1861, avait laissé le Sud en possession d’énormes quantités d’armes, de munitions et d’équipement. La destruction de la base et des navires qui s’y trouvaient avait été effectuée à la hâte, et s’était avérée largement inefficace. Les Confédérés récupérèrent ainsi 1.195 canons de tous types et 150 tonnes de poudre, et la précieuse cale sèche était demeurée intacte. Les Fédéraux s’étaient surtout concentrés sur les navires et avaient eu davantage de succès. Sur les douze bâtiments présents, neuf furent coulés et deux autres évacuèrent le personnel. Seule resta entre les mains sudistes la vieille frégate à voiles USS United States, construite plus de soixante ans auparavant, et à ce point vétuste que les Confédérés se contentèrent de l’employer comme dépôt statique.
Toutefois, les navires nordistes revinrent croiser au large de Norfolk dès le 30 avril. Avec le soutien de la forteresse Monroe toujours sous leur contrôle, les Fédéraux pouvaient bloquer impunément l’estuaire de la rivière James. Cette dernière était navigable jusqu’à Richmond, et la présence fédérale à l’embouchure du cours d’eau coupait effectivement la capitale sudiste de son lien le plus direct avec le reste du monde. La marine confédérée était alors incapable de lever le blocus, n’ayant à sa disposition que quelques navires civils armés ou pris au Revenue Cutter Service – l’administration des douanes. Ces vaisseaux disposaient d’un armement ridiculement faible en comparaison des puissantes frégates nordistes, et n’avaient aucune chance raisonnable de les défaire.
La marine sudiste était pourtant moins mal lotie qu’il n’y paraissait. Elle avait récupéré des armes, du matériel, des installations, ainsi que de nombreux officiers compétents ayant quitté l’U.S. Navy. Il lui manquait en revanche deux choses cruciales : des navires puissants, et surtout, une industrie de construction navale – celle-ci était essentiellement concentrée dans le Nord. Que l’on ajoute à cela que le département de la Marine était loin d’être prioritaire dans l’allocation des moyens budgétaires de la Confédération, et l’on comprendra aisément que le secrétaire à la Marine sudiste Stephen Mallory était dans une situation plutôt inconfortable.
Toutefois, il ne manquait pas d’idées. Dès le 8 mai, il décida d’orienter les efforts de ses services vers la construction ou l’acquisition de navires cuirassés, dont les Nordistes n’avaient pas l’équivalent. Son raisonnement était que ces bâtiments apporteraient ainsi au Sud une supériorité qualitative à même de renverser l’équilibre des forces navales. L’idée n’était pas nouvelle. Dès le XVIème siècle, l’empire de Corée avait employé des navires bardés de fer pour défaire avec succès les tentatives d’invasion venues du Japon. Cet exemple allait toutefois demeurer relativement isolé jusqu’à la guerre de Crimée, durant laquelle la marine française déploya trois batteries flottantes cuirassées baptisées Lave, Dévastation et Tonnante. Les Français explorèrent plus avant cette voie, mettant en service en 1860 la Gloire, première frégate à vapeur cuirassée moderne. Les Britanniques les imitèrent l’année suivante avec la frégate HMS Warrior.
La course aux cuirassés
Des études préliminaires furent aussitôt lancées pour la construction de navires de ce type, mais il apparut bientôt que l’emploi de centaines de tonnes de fer pour le blindage alourdirait considérablement les navires. Ces derniers nécessiteraient alors de puissantes chaudières à vapeur que l’industrie sudiste n’était pas en mesure de produire avant de très longs mois. Qu’à cela ne tienne, on opta pour une autre solution : récupérer les machines d’un des navires sabordés à Norfolk, la frégate USS Merrimack. Celle-ci avait bien été coulée et incendiée, mais elle n’avait brûlé que jusqu’à la ligne de flottaison avant de sombrer. Une fois renflouée, ses machines et sa coque s’avérèrent en suffisamment bon état pour être récupérées.
Les plans de conversion du capitaine de frégate John Brooke furent aussitôt mis en œuvre à Norfolk par les ingénieurs Porter et Williamson, sous la responsabilité d’un lieutenant de vaisseau virginien d’origine galloise, Catesby Jones. Le nouveau navire fut baptisé CSS Virginia et, hormis la partie inférieure de la coque et les machines, n’avait rien en commun avec la Merrimack. La coque elle-même, alourdie par quelques 800 tonnes de blindage, ne conservait que peu de franc-bord. Elle était surmontée d’une casemate fermée, aux flancs inclinés à 36 degrés. Ses parois étaient constituées de 60 centimètres de bois recouverts d’une couche extérieure de 10 centimètres de fer, une protection considérable.
L’armement se composait de dix canons : quatre pièces rayées selon le procédé Brooke – deux de 7 pouces et deux de 6,4 pouces, soit respectivement 178 et 163 mm – et six canons lisses Dahlgren de 9 pouces (228 mm). L’originalité du Virginia consistait en un éperon en fer de 60 centimètres fixé à l’avant du navire. Cet élément, qui n’était plus utilisé depuis longtemps en matière de guerre navale, avait été ajouté hâtivement par les ingénieurs confédérés lorsqu’ils avaient appris que l’Union construisait elle aussi des cuirassés : ils craignaient en effet que les canons du Virginia ne soient pas assez puissants pour en percer le blindage, et avaient estimé qu’un éperon présentait de meilleures chances de couler le navire ennemi – en supposant que sa coque demeurât en bois sous la ligne de flottaison, comme l’était celle du Virginia.
Le principal défaut du navire sudiste était sa vitesse. Les chaudières de la Merrimack avaient quelque peu souffert de leur séjour de plusieurs semaines sous l’eau et ne donnaient pas toute leur puissance. Surtout, considérablement alourdi par le blindage et les canons, le Virginia affichait désormais une jauge de 4.100 tonneaux là où la Merrimack n’en faisait que 3.200. Pour ces raisons, la vitesse maximale du cuirassé sudiste se limitait péniblement à 9 nœuds. Qui plus est, l’équilibre du navire avait complètement changé et sa manœuvrabilité était devenue déplorable : il lui fallait un mille – presque deux kilomètres – pour faire demi-tour, et trois quarts d’heure pour couvrir un tour complet.
Réaction nordiste
La discrétion n’était pas toujours le fort des belligérants de la guerre de Sécession, et le département de la Marine nordiste apprit bientôt que les Confédérés travaillaient à transformer la Merrimack en cuirassé. La nouvelle suscita l’inquiétude, car l’U.S. Navy n’avait rien à opposer à ce type de navire. Son unique bâtiment métallique, l’USS Michigan, était une canonnière à roues à aubes non blindée, et elle opérait de toute manière sur les eaux des Grands Lacs, assurant la régulation du commerce du bois entre les États-Unis et l’Amérique du Nord britannique – le Canada.
Gideon Welles, le secrétaire à la Marine nordiste, décida aussitôt de répliquer en faisant construire ses propres cuirassés, lançant un appel d’offres. Parmi la vingtaine de projets soumis aux autorités navales, trois furent retenus et financés : l’USS New Ironsides, de conception conventionnelle, l’USS Galena qui se signalait par ses mâts réduits au strict minimum et la configuration particulière de son blindage, et l’USS Monitor, conçu par l’ingénieur John Ericsson. Natif de Suède, ce dernier avait déjà acquis une renommée considérable depuis son arrivée aux États-Unis en 1839. On lui devait notamment d’avoir breveté l’hélice, une invention qui allait rapidement révolutionner la navigation.
Son Monitor ne ressemblait à rien de connu, à tel point qu’un officier sudiste le décrivit comme « une boîte à fromage sur un radeau ». Il avait encore moins de franc-bord que le Virginia, et sa coque ne dépassait de l’eau que de quelques centimètres seulement. La superstructure se réduisait au strict minimum : une cheminée, quelques manches à air, une petite casemate exiguë et surélevée faisant office de passerelle, et une large tourelle cylindrique posée au beau milieu du pont. Cette dernière, mobile, était actionnée par un petit moteur à vapeur indépendant. Elle renfermait deux canons Dahlgren de gros calibre pouvant faire feu alternativement. Initialement, Ericsson avait prévu d’utiliser des pièces de 14 pouces (356 mm), mais aucun exemplaire n’était disponible immédiatement et il fallut se rabattre sur des canons de 11 pouces (280 mm).
La tourelle pivotante du Monitor lui permettait de faire feu dans n’importe quelle direction – sauf peut-être vers l’avant, où la passerelle se trouvait dangereusement proche de la trajectoire des projectiles. De surcroît, la quasi-totalité du navire était blindée. La tourelle était protégée par plus de 20 centimètres de fer, une ceinture blindée faisait le tour de la coque, et la configuration de celle-ci la rendait difficilement vulnérable à un éperon. Même le pont était recouvert d’une plaque de fer de 16 millimètres, offrant une protection – sommaire – contre le tir plongeant. Beaucoup plus petit que le Virginia – 1.000 tonneaux seulement – le Monitor était bien plus manœuvrant et ne nécessitait que 59 hommes d’équipage, contre 188 au cuirassé sudiste. En revanche, il était encore plus lent – 8 nœuds maximum – et la forme particulière de sa coque était complètement inadaptée aux exigences de la navigation en haute mer.
Bien que commencés plus tardivement, les travaux sur le Monitor bénéficièrent de la supériorité industrielle nordiste, et les Fédéraux purent rattraper leur retard. Mis en chantier à New York le 25 octobre 1861, le Monitor fut lancé 118 jours plus tard et mis en service le 25 février 1862, huit jours seulement après que le Virginia eût été officiellement intégré à la marine sudiste. Le navire confédéré n’était d’ailleurs pas complètement terminé, et les travaux ne furent achevés que le 7 mars. La veille, le Monitor avait été pris en remorque pour être amené jusqu’à l’estuaire de la James, où il devait entamer son service actif.
Début mars 1862, le CSS Virginia est enfin achevé, et la marine confédérée est prête à lancer l’opération qui permettra de lever le blocus de la rivière James. Côté nordiste, la flottille qui bloque les eaux du chenal de Hampton Roads s’y prépare également, mais des renforts sont attendus sous la forme du singulier cuirassé USS Monitor. L’engagement qui s’annonce sera une des plus importantes batailles navales de la guerre de Sécession, et sans doute l’un des affrontements les plus cruciaux de l’histoire du combat naval.
Deux flottes inégales… en apparence
Une fois le Virginia mis en service, Stephen Mallory voulut aussitôt le confier à un officier agressif, afin de s’assurer que le navire puisse passer à l’action sans attendre – à Richmond, on savait que les Yankees construisaient des cuirassés eux aussi. Le lieutenant Catesby Jones, qui avait supervisé, entre autres, l’armement du cuirassé, paraissait le mieux à même d’en assumer le commandement. Malheureusement pour lui, l’appareil militaire sudiste avait hérité des forces armées états-uniennes de rigides règles de promotion basées sur l’ancienneté, et Jones était d’un grade trop modeste pour se voir confier un navire de cette importance.
Le choix de Mallory se porta donc sur le capitaine de vaisseau Franklin Buchanan, tout aussi impatient d’en découdre que son jeune subordonné. S’il détenait bien le grade le plus élevé alors attribué dans la marine confédérée, il n’était cependant pas le premier sur la liste, et Mallory dut se livrer à une véritable gymnastique administrative pour parvenir à ses fins. Il confia ainsi à Buchanan un « commandement des défenses de Norfolk » qui englobait à la fois le Virginia, ses navires de soutien, et l’escadron de la James. En tant que chef de l’escadre ainsi constituée, Buchanan pouvait hisser son pavillon sur le Virginia et diriger directement le navire. Jones demeura sur le cuirassé en tant que second, si bien que le Virginia allait, de manière assez insolite, livrer bataille sans capitaine nommément désigné.
Le Virginia et ses 10 canons étaient soutenus par deux petites canonnières en fer (mais non blindées) ramenées de Caroline du Nord : la CSS Raleigh, de 2 canons, et la CSS Beaufort qui n’en portait qu’un seul. L’escadron de la rivière James comptait pour sa part trois canonnières : la CSS Patrick Henry (10 canons), la CSS Jamestown (2 canons) et la CSS Teaser (2 canons). Les deux premières étaient des navires à roues à aubes, en bois, et la troisième un simple remorqueur armé. Ces trois navires étaient placés sous l’autorité du capitaine de frégate John Tucker. À l’exception du Virginia, tous les navires sudistes étaient des bâtiments civils achetés et armés par le gouvernement.
Les forces navales nordistes qui leur faisaient face disposaient, du moins sur le papier, d’une supériorité écrasante en termes de puissance de feu. Elles dépendaient de l’escadron de blocus de l’Atlantique Nord, sous les ordres du capitaine de vaisseau Louis Goldsborough. Ce dernier, toutefois, n’était pas présent, étant occupé à couvrir des opérations amphibies en Caroline du Nord avec le reste de ses navires. L’officier le plus élevé en grade présent était le commandant de l’USS Roanoke, le capitaine de vaisseau James Marston. Ce dernier avait reçu comme instruction, en cas de sortie du Virginia, de faire converger tous ses bateaux vers le cuirassé sudiste afin de l’encercler et de l’accabler de tirs croisés.
Les Nordistes disposaient de cinq navires de guerre puissamment armés : deux frégates à hélice, l’USS Roanoke et l’USS Minnesota, portant chacune 44 canons ; deux frégates à voiles, l’USS Congress (52 canons) et l’USS St. Lawrence (50 canons) ; et une corvette à voiles, l’USS Cumberland, dotée de 24 canons. À cela s’ajoutaient trois petites canonnières improvisées à hélice, l’USS Mystic (5 canons), l’USS Zouave et l’USS Dragon (2 canons chacune), ainsi que trois remorqueurs armés : USS Whitehall (4 canons), USS Young America (3 canons) et USS Cambridge (2 canons). Avec 11 navires et 232 bouches à feu, la supériorité des Nordistes était manifeste, les Confédérés n’ayant à leur opposer que 6 bâtiments et 27 canons.
Le Virginia sème le chaos
Dès l’achèvement du Virginia, le capitaine Buchanan donna l’ordre d’appareiller sans plus attendre avec toutes ses forces, ce qui fut fait à 11 heures le 8 mars 1862. Le cuirassé sudiste et ses navires de soutien atteignent vers midi le chenal de Hampton Roads, qui relie l’estuaire de la James avec la haute mer. Face à eux, la Cumberland et la Congress se tiennent prudemment à l’abri des batteries côtières que les Fédéraux ont érigées à Newport News. Guidé et assisté par la Beaufort, le Virginia se met en position, et après deux heures de laborieuses manœuvres, ouvre le feu à 14 heures, visant la Cumberland avec son canon de proue. (NB : dans son rapport sur le combat, Catesby Jones écrit que l’action a débuté à 15 heures, mais les horaires qu’il donne par la suite n’ont de sens que si le combat a commencé à 14 heures)
Le feu sudiste s’avère immédiatement meurtrier, causant de sérieux dommages à la corvette nordiste. La Congress et les batteries côtières viennent à son aide, mais leur tir n’a que peu d’effet sur le blindage du Virginia. Deux de ses canons sont endommagés, mais le reste des projectiles n’a pas d’autre effet que celui de ricocher sur les flancs inclinés du navire. Le capitaine Marston lance aussitôt le plan prévu pour prendre le Virginia entre deux feux, et fait avancer le reste de ses forces, ancrées à la hauteur de la forteresse Monroe. Mais le chenal de Hampton Roads, encombré d’alluvions, sujet à de fortes marées et parcouru par de puissants courants, est un espace changeant et piégeur dans lequel les pilotes, sans phares ni bouées, ont fort à faire. La manœuvre nordiste tourne au désastre quand la St. Lawrence et la Roanoke s’échouent, suivies un peu plus tard par la Minnesota. La Congress et la Cumberland allaient devoir se débrouiller seules, alors que le Virginia continuait à se rapprocher aussi vite que lui permettaient ses poussives chaudières.
Les Nordistes tiraient vite et bien – ils touchèrent le Virginia à 98 reprises – mais leur feu n’avait aucun effet sur sa cuirasse. Le navire confédéré finit par éperonner la Cumberland. Les deux bâtiments restèrent imbriqués l’un dans l’autre alors que la corvette nordiste commençait à prendre l’eau. La Cumberland ne cessa jamais de combattre, son commandant ordonnant même de tirer à travers sa propre coque pour atteindre le Virginia, mais c’était parfaitement vain. Le cuirassé parvint péniblement à s’extraire de la brèche qu’il avait ouverte, évitant de sombrer avec son adversaire. Il y laissa toutefois son éperon, trop hâtivement fixé, et qui s’était détaché sous le choc. La Cumberland sombra en vingt minutes, engloutissant avec elle 121 marins nordistes.
Réalisant le danger qui guettait son navire, le commandant de la Congress la jette volontairement à la côte pour l’empêcher d’être éperonnée et coulée à son tour. Échouée, elle subit pendant près d’une heure un bombardement dévastateur, d’autant plus que l’escadron de la James arrive pour se joindre à la curée. Les batteries côtières, toutefois, font mouche : la Patrick Henry reçoit un coup direct dans sa chaudière, obligeant la Jamestown à la remorquer à l’abri. Après une réparation de fortune, la canonnière sudiste reprendra sa place dans un combat devenu inégal. Dévastée par les obus du Virginia, la Congress finit par amener son pavillon vers 16 heures.
Carte détaillée des combats du 8 mars 1862 à Hampton Roads, réalisée par Robert E. Pratt pour le Civil War Preservation Trust.
Alors que l’équipage de la frégate nordiste commence à évacuer le navire et que ses officiers présentent leur reddition en bonne et due forme, la Raleigh et la Beaufort, dont le tirant d’eau est moindre, abordent la Congress pour en prendre possession. Elles sont alors prises à partie par les batteries côtières, auxquelles se sont joints des éléments d’infanterie – l’action se déroule en effet à portée de fusil du rivage. Le combat reprend de plus belle ; Buchanan fait replier ses canonnières et ordonne qu’on tire à boulets rouges sur la Congress pour y mettre le feu. Puis, furieux, il s’empare d’un fusil et monte sur le pont du Virginia pour faire le coup de feu avec les 28 marines affectés au cuirassé. C’est là qu’il recevra une balle dans la hanche, blessure qui l’obligera à céder le commandement au lieutenant Jones.
Les boulets chauffés jusqu’à l’incandescence tirés par les Sudistes allument rapidement sur la Congress un incendie qui la consumera jusque tard dans la nuit, quand les flammes atteindront la poudrière du navire – l’explosion qui s’ensuivra détruisant pour de bon la frégate fédérale. Elle avait eu 110 tués dont son commandant. Pendant ce temps, les remorqueurs nordistes s’efforcent de dégager la St. Lawrence et la Roanoke, sous le feu des batteries que les Confédérés ont installées à Sewell’s Point, de l’autre côté du chenal. Ils y parviendront, et les deux frégates iront se mettre à l’abri des canons de la forteresse Monroe. La Minnesota, néanmoins, demeure échouée, et c’est sur elle que le Virginia va porter son attention en cette fin de journée.
Ce que les Confédérés ignoraient, c’est qu’ils n’étaient plus les seuls à disposer d’un cuirassé à Hampton Roads. Encore s’en était-il fallu de peu, car le trajet de deux jours et demi de voyage depuis New York avait largement montré que le Monitor était complètement inadapté à la navigation en haute mer : la moindre houle un peu sérieuse plaçait le cuirassé en danger de naufrage. Heureusement pour l’Union, le vaisseau en avait réchappé. Son commandant, le lieutenant de vaisseau John Worden, reçut aussitôt l’ordre de protéger la Minnesota et alla se placer à ses côtés.
Le Monitor entre en scène
Jones fit lever l’ancre à 8 heures pour aller détruire la Minnesota. Il ne tarda pas à repérer à ses côtés ce qu’il prit d’abord pour une des chaudières du navire nordiste, en train d’être démontée et chargée sur une barge. Mais sur la barge en question flottait le pavillon de l’U.S. Navy, et lorsque l’étrange navire se mit à voguer à la rencontre de l’escadre sudiste, il devint clair que la « barge » n’était autre que le fameux « cuirassé d’Ericsson » dont avaient parlé les journaux sudistes. Préférant ne pas les risquer dans un combat où ils n’avaient aucune chance, Jones ordonna aux autres navires de faire demi-tour, n’engageant le combat qu’avec le seul Virginia.
Une fois les deux cuirassés parvenus à 600 mètres l’un de l’autre, leur affrontement historique débuta. Tous deux avaient théoriquement assez de puissance de feu pour détruire leur adversaire, mais ni l’un ni l’autre n’exploitaient leur armement à pleine capacité. Les Confédérés ne s’attendaient pas à affronter de cuirassé, si bien que le Virginia n’avait été approvisionné que d’obus explosifs, dont l’efficacité contre les navires de bois de l’Union était maximale, mais qui éclateraient contre la cuirasse du Monitor sans la transpercer. Les quatre canons rayés du bord n’avaient pas reçu de projectiles pleins, et les quelques boulets disponibles avaient été chauffés au rouge et tirés sur la Congress la veille – ils n’étaient de toute façon pas assez puissants pour perforer l’épais blindage du Monitor.
Les gros canons Dahlgren du navire nordiste auraient pu, eux aussi, transpercer les plaques de fer dont le Virginia était bardé. Mais Ericsson craignait les conséquences d’une explosion accidentelle à l’intérieur de la tourelle. Un incident de cet ordre aurait immanquablement privé le Monitor de tout armement ; aussi l’ingénieur new-yorkais avait-il recommandé que les canons fussent tirés seulement à demi-charge. Peut-être fallait-il voir là le souvenir d’un accident de tir dans lequel Ericsson avait été impliqué indirectement en 1844 : le canon d’un de ses navires avait explosé pendant une démonstration de tir, manquant de peu d’ôter la vie au président John Tyler et tuant deux de ses ministres.
Nettement plus agile, le Monitor s’avéra être pour le Virginia une cible difficile. Le navire nordiste tournait autour de son adversaire, vidant ses deux canons, puis faisant pivoter sa tourelle pour en soustraire les embrasures au feu de l’ennemi. Les obus du Virginia explosaient ainsi sur la paroi blindée, la bosselant légèrement dans le pire des cas et donnant aux marins nordistes une « plaisante sensation » d’invulnérabilité que le lieutenant Dana Greene, qui commandait le feu dans la tourelle, allait plus tard rappeler dans son récit du combat. Le tir du Monitor était à peine plus efficace. Certes, il détruisit presque tout ce qui n’était pas blindé sur le Virginia, notamment les canots de sauvetage, et cribla la cheminée d’impacts, ce qui fit « toussoter » la chaudière du cuirassé sudiste et réduisit encore sa déjà misérable vitesse. Mais le blindage tint bon : s’il fut fendu par endroits, aucun projectile ne parvint à le traverser pour exploser à l’intérieur.
Worden s’efforçait de mettre à profit sa supériorité manœuvrière pour trouver un point faible dans la cuirasse de son ennemi. Il en existait effectivement un : l’hélice et le gouvernail ne bénéficiaient d’aucune protection. Le Virginia frôla la catastrophe lorsqu’il s’échoua momentanément. Il demeura de longues minutes à la merci du Monitor, mais ce dernier laissa passer sa chance. Même privé de ses remorqueurs et avec ses machines essoufflées, le Virginia réussit à se dégager. Prenant acte de l’impossibilité de percer le blindage du Monitor, le lieutenant Jones tenta, en désespoir de cause, de l’éperonner. La manœuvre réussit d’autant moins que, déjà excessivement lent, le Virginia n’avait plus son éperon : sa proue glissa sur la coque de son adversaire sans lui causer de dommages.
Vers midi survint le tournant de ce match nul manifeste. Un des obus du Virginia atteignit l’étroite passerelle du Monitor. L’explosion projeta à l’intérieur des fragments qui touchèrent Worden au visage et l’aveuglèrent. Désorienté, le commandant du Monitor ordonna de quitter momentanément les combats pour évaluer l’étendue des dégâts et fit venir le lieutenant Greene pour le remplacer. Ce dernier écrirait plus tard, à propos de son commandant : « Il présentait un aspect effrayant, avec ses yeux clos et le sang qui semblait ruisseler par tous les pores de son visage ». Tant les dégâts que les blessures de Worden s’avérèrent moins graves qu’au premier abord : quelques coupures à la face et des résidus de poudre dans les yeux pour l’officier, tandis que son navire demeurait parfaitement manœuvrable.
Sur le Virginia, Jones avait interprété le mouvement du Monitor comme une retraite définitive. Il se garda bien de le poursuivre. De l’avis de ses pilotes, il ne pourrait pas s’approcher suffisamment près de la Minnesota avec une chance raisonnable de la détruire avant la marée basse. Peu désireux de risquer un nouvel échouage avec un navire quelque peu malmené par deux jours de combat, et estimant avoir mis son adversaire en fuite, il se retira vers Norfolk. Lorsque le Monitor revint peu après pour reprendre les hostilités, il ne trouva plus personne à combattre – une situation qui permit aux deux camps de s’attribuer la victoire.
Carte détaillée de l'engagement entre les deux cuirassés, le 9 mars 1862, réalisée par Robert E. Pratt pour le Civil War Preservation Trust.
Deux carrières écourtées
De fait, les deux cuirassés étaient à égalité pour ainsi dire parfaite, même si à long terme le Monitor aurait sans doute fini par prendre l’avantage. L’engagement du 9 mars n’avait fait que peu de victimes : aucune sur le Virginia, un blessé – Worden – sur le Monitor, ainsi que 3 morts et 16 blessés sur la Minnesota. La journée de la veille avait été bien plus meurtrière pour les deux camps : au moins 47 hommes dans l’escadre sudiste, dont un minimum de 8 tués. C’était bien pire pour les Fédéraux, qui avaient perdu une frégate et une corvette à voiles envoyées par le fond, et un total de 350 hommes : 258 tués et 92 blessés.
Sur la base de ces chiffres, on serait tenté d’attribuer aux Sudistes un succès tactique, d’autant que leurs navires n’avaient reçu que des dégâts modérés – en apparence. Mais ce serait oublier que leur mission, faire lever le blocus de la James, avait échoué. Les navires de l’Union étaient toujours là, désormais protégés par le Monitor. De surcroît, le Virginia était plus endommagé que les Sudistes ont bien voulu le dire. Le blindage avait souffert, et de nombreuses plaques allaient devoir être refixées ; il fallait aussi installer un nouvel éperon. Le cuirassé sudiste demeura en cale sèche pendant les quatre semaines suivantes, et ne put rien faire pour perturber les débarquements massifs opérés par les Nordistes dans la Péninsule qui faisait face à Norfolk.
Buchanan en convalescence, Mallory se résolut à nommer un capitaine pour le Virginia. Ce fut Josiah Tattnall, l’entreprenant défenseur de Port Royal et de Savannah, qui hérita du navire. Le cuirassé quitta la cale sèche le 4 avril, mais ses moteurs tombèrent en panne dès le lendemain, nécessitant de nouvelles réparations. Les rares sorties ultérieures du Virginia ne débouchèrent sur aucun combat : le nouveau commandant du Monitor, le lieutenant de vaisseau William Jeffers, avait reçu l’ordre expresse de ne pas risquer son navire. Préfigurant le concept de « flotte en puissance », les deux bâtiments, de fait, se neutralisaient l’un l’autre par leur seule présence, sans avoir à s’affronter.
L’équilibre se brisa début mai. Les Fédéraux menaient désormais campagne – certes avec une lenteur exaspérante – dans la Péninsule, mais ils avaient également multiplié les opérations amphibies contre les côtes de Caroline du Nord. Norfolk, inutile puisque toujours soumise au blocus, se trouvait à présent dangereusement exposée aux entreprises de l’Union. Le commandant de sa garnison, le général Benjamin Huger, reçut l’ordre d’évacuer la ville après avoir transféré à Richmond autant de matériel que possible et détruit le reste. Il ne s’exécuta que partiellement, laissant intactes nombre d’installations, et surtout, il omit de prévenir la marine, qui fut complètement prise au dépourvu.
N’ayant pu prendre aucune disposition, Tattnall ne savait que faire du Virginia. Le tirant d’eau du cuirassé était trop important pour lui permettre de remonter la James jusqu’à Richmond, et une sortie en haute mer était complètement suicidaire – eût-elle réussi que le navire aurait probablement sombré au premier grain. Huger évacua Norfolk le 9 mai 1862, et les Fédéraux en prirent possession le lendemain. Le même jour, l’équipage du Virginia n’eut d’autre choix que d’incendier le navire plutôt que de l’abandonner à ses ennemis. Le cuirassé connut un sort similaire à celui de sa dernière victime la Congress : il brûla toute une nuit avant d’exploser quand l’incendie atteignit ses réserves de munitions, avant l’aube du 11 mai 1862.
Norfolk allait rester aux mains des Nordistes pour le restant de la guerre. Rendu disponible par la destruction de sa contrepartie sudiste, le Monitor allait être aussitôt lancé contre Richmond, remontant la James avec quatre autres navires. La flottille nordiste allait semer la panique dans la capitale confédérée, s’approchant à quelques kilomètres seulement avant d’être stoppée par une batterie à Drewry’s Bluff, le 15 mai. Surélevée, la position sudiste était inaccessible aux canons lourds du Monitor, qui n’avaient pas suffisamment d’élévation, mais pouvait effectuer un tir plongeant qui frappa durement les autres navires. Le cuirassé continua à bloquer l’estuaire de la James, avant d’être transféré en Caroline du Nord. C’est là qu’il fut pris dans une tempête alors qu’il se faisait remorquer, le 31 décembre 1862 : incapable de rester à flot, le Monitor sombra avec 16 membres de son équipage.
Toutefois, l’influence du Virginia et du Monitor allait s’étendre bien au-delà de leurs courtes carrières, révolutionnant la guerre navale. Estimant que le concept du Monitor était validé, l’U.S. Navy lança aussitôt la construction d’une série de 10 navires basés sur le même principe, la classe Passaic, et d’autres allaient suivre. Plus généralement, le gros de l’effort de construction navale des deux belligérants allait porter sur des bateaux cuirassés. Le Monitor allait même devenir à ce point emblématique du concept que son nom allait passer dans le langage commun, le mot « monitor » désignant tout navire de guerre doté d’un armement de fort calibre concentré dans une seule tourelle.
Cet engouement pour les cuirassés n’allait pas rester circonscrit aux belligérants de la guerre de Sécession. Toutes les marines du globe comprirent que la bataille de Hampton Roads avait changé la face de la guerre navale et que l’avenir de leurs flottes résidait désormais dans les cuirassés. Voiliers et vapeurs en bois étaient impuissants contre de pareils monstres et le quotidien britannique Times n’hésita pas à écrire que cet engagement rendait obsolète l’ensemble de la Royal Navy, à l’exception des frégates cuirassées HMS Warrior et HMS Black Prince. Les principales marines consentirent des efforts colossaux pour se doter de navires blindés, et les cuirassés devinrent les maîtres des océans. Ils le restèrent jusqu’à ce que la Seconde guerre mondiale n’entérine l’avènement du porte-avions et du sous-marin, près de trois-quarts de siècle après le duel entre l’USS Monitor et le CSS Virginia.