La plupart des études consacrées à l'époque de Napoléon s'en tiennent à l'Europe. Pourtant, les conflits qui opposèrent alors la France aux autres puissances européennes dépassèrent largement ce cadre. Ils sont dominés par la rivalité entre deux puissances coloniales, la France et l'Angleterre. De plus, la France avait alors dans sa mouvance d'autres pays coloniaux, l'Espagne et la Hollande. Il était donc naturel de s'attendre à ce que ces conflits débordent la sphère européenne et s'étendent aux autres continents dont des territoires importants se trouvaient sous la domination de ces pays.
La perte du Canada français ouvre la voie à l’indépendance des colonies anglaises d’Amérique
En fait, même si le terme ne fut employé pour la première fois que pour qualifier la guerre de 1914-1918, les guerres de l'Empire furent, à bien des égards, des conflits mondiaux. On sait que Napoléon ne renonça jamais à l'idée d'aller chercher les Anglais jusqu'aux Indes et, en contrepartie, ces derniers s'efforcèrent de dépouiller progressivement la France et ses alliées de leurs possessions d’outremer. C'est cet aspect du conflit que le présent texte s'efforce d'éclairer à partir de l'exemple américain.
Napoléon, homme influencé par l'Antiquité, était naturellement tourné vers la Méditerranée, autour de laquelle s'étaient développées les grandes civilisations à l'origine de la nôtre. Cependant, depuis la découverte de l'Amérique, la Méditerranée avait perdu une grande partie de son importance. Désormais, la vieille mer latine avait été remplacée par l'Océan Atlantique, trait d'union entre le vieux monde et un nouveau monde qui se peuplait grâce à son apport. C'est cet océan qui devenait en grande partie le théâtre de l'expansion coloniale et par conséquent de la rivalité entre grandes puissances européennes et, en premier lieu, l'Angleterre, la France et l'Espagne.
Au nord du continent américain, la querelle entre la France et l'Angleterre paraissait réglée depuis la perte du Canada. En évinçant la France, l'Angleterre, sans s'en douter, avait pourtant semé les graines de la révolution américaine. Sans la chute du Canada français, il est probable que les Etats-Unis, menacés au nord, à l'ouest et au sud, auraient eu besoin du soutien de l'Angleterre et se seraient bien gardés de réclamer leur indépendance. Il faut se souvenir que Washington s'était montré un adversaire résolu de la présence française en Amérique du Nord. Il avait lutté alors contre nos troupes et il n'était pas le seul des futurs soldats de l'insurrection à avoir fait ses premières armes dans les rangs anglais contre les Français.
Enfin, à l'époque où Napoléon arrivait sur la scène du monde, la France possédait encore dans cette région des vestiges non négligeables de son empire colonial et elle pouvait espérer les agrandir en récupérant une partie de ceux qui lui avaient été soustraits. Quant à l'Espagne, son alliée, elle dominait le sud du continent à partir des limites septentrionales du Texas.
Le jeune Napoléon Bonaparte et la guerre d’indépendance américaine
Napoléon ne mit jamais les pieds en Amérique. Pourtant son intérêt pour ce continent ne se démentit jamais. Les origines de cet intérêt remontaient à sa plus tendre enfance. La révolution américaine suivit de peu la lutte des Corses pour leur indépendance, à laquelle participa la famille Bonaparte. Il ne faut donc pas s'étonner de l'admiration que le futur empereur éprouvait à l'endroit de George Washington, le héros de l'indépendance américaine. Voici ce que disait le jeune adolescent à ce propos : "Nous partageons les travaux de Washington; nous nous réjouissons de ses triomphes; nous le suivons à distance. Sa cause est celle de l'humanité."
Cette admiration n'était d'ailleurs que la contrepartie de l'intérêt que suscitait parmi les insurgés américains le sort du peuple corse. Napoléon n'avait qu'une quinzaine d'années lorsque la révolution américaine luttait contre la puissance de l'Empire britannique avec l'aide d'abord de quelques jeunes membres de la noblesse française, ensuite avec le concours de l'armée et de la marine françaises. Ces évènements, lointains dans l'espace mais contemporains dans le temps, ne pouvaient pas laisser indifférent un caractère aussi imaginatif que le sien.
Si la guerre d'indépendance des Etats-Unis ne fut peut-être pas, comme certains le pensent, le coup de fusil annonciateur des révolutions qui allaient agiter l'Europe, elle n'en eut pas moins un grand retentissement de ce côté-ci de l'Atlantique. Les Britanniques, dont les ancêtres avaient quitté le lieu de leur naissance, et avaient fondé des colonies sur l'autre rive de l'océan, pour fuir les persécutions religieuses, se soulevaient, par fidélité à leurs pères, contre le despotisme de la puissance coloniale et, ce faisant, ils cessaient d'être Anglais pour devenir Américains.
Leur cause leur attira la sympathie ambigüe d'une partie non négligeable de la jeunesse noble de France. J'ai dit ambigüe parce que, s'il se trouvait des jeunes nobles disposés à se joindre aux insurgés pour défendre cette liberté, popularisée par les philosophes, la plupart y voyaient aussi, et sans doute avant tout, une occasion de donner une sévère leçon à la puissance qui nous avait dépouillés de nos possessions du Canada et, en cas de succès, d'en obtenir peut-être la restitution.
Cette hypothèse ne pouvait évidemment que laisser dubitatifs les Américains, Washington en tête, qui n'étaient pas disposés à tomber sous la coupe de la France, après s'être délivré du joug anglais. Quoi qu'il en soit de leurs motifs initiaux, nos jeunes nobles revinrent de leur équipée nord-américaine profondément transformés, sinon en républicains, au moins en partisans des réformes qui, sans qu'ils en aient conscience, allaient jeter à bas la monarchie française, malgré, ou plutôt à cause, de sa victoire dans le Nouveau Monde.
Lorsque Napoléon fréquentait l'école militaire de Paris, le directeur des études, Louis Silvestre de Valfort, était un officier distingué qui avait accompagné Lafayette en Amérique. Le jeune militaire, imbu des récits héroïques de l'Antiquité, prenait un vif intérêt aux récits de cet aîné racontant les combats dans le Nouveau Monde et il est probable que bien des péripéties marquèrent son esprit et l'imprégnèrent d'une animosité à l'encontre de l'Angleterre que la suite de l'histoire ne pouvait qu'entretenir. Si la guerre d'indépendance des Etats-Unis avait duré plus longtemps, le jeune officier d'artillerie y aurait peut-être participé.
Lorsqu'il reçu sa commission, à l'automne 1785, les souvenirs des glorieux travaux de ses frères d'armes étaient encore à leur apogée. Il eut certainement l'occasion de croiser sur le Champ de Mars des vétérans de retour d'Amérique arborant fièrement l'ordre de Cincinnatus gagné au combat. Dès lors, comment ne pas comprendre les velléités littéraires de ce jeune homme qui s'inscrivit au concours ouvert par l'Académie de Lyon sur le thème des avantages et des inconvénients pour le monde de la découverte de l'Amérique.
Les évènements qui se déroulèrent ensuite en France ne pouvaient qu'entretenir cet intérêt pour une nation éloignée qui servait d'exemple à la France et qui était son alliée naturelle contre l'Angleterre. Cependant, si influence il y eut, il faut se garder des amalgames sommaires. La Révolution française diffère par bien des côtés de la révolution américaine. Chez nous, il s'agissait d'une révolution sociale, une partie de la nation, le Tiers Etat, voulant acquérir les droits que les autres ordres lui contestaient.
En Amérique, il s'agissait de s'émanciper de la tutelle d'une métropole qui s'efforçait d'imposer à des populations éloignées un joug conforme à ce qu'elle croyait être ses intérêts commerciaux; c'était davantage une lutte de libération nationale qu'une révolution sociale opposant, comme ce sera le cas en France, deux fractions d'une même nation; en Amérique, il n'existait pratiquement pas de noblesse ancienne et les distinctions sociales étaient loin d'être aussi marquées qu'en Europe, il n'était pas question d'établir une liberté qui existait déjà, mais seulement de la faire respecter.
La Révolution française et les Etats-Unis : intérêt et désillusions
La jeune démocratie américaine vint en aide à la France révolutionnaire dans le besoin. On se souvient que le combat naval où sombra Le Vengeur fut livré pour faciliter le passage d’un convoi de cent soixante dix navires américains chargés de blé destiné à faire reculer la disette dans notre pays. Nombre d'Américains illustres, Paine, Jefferson, Gouverneur Morris... suivirent de près les événements qui se déroulaient en France, chacun avec sa sensibilité et ses orientations politiques. Plusieurs même y participèrent. Thomas Paine, qui résida longtemps en France, considéré comme Girondin, fut emprisonné sous la Terreur et, plus tard, en 1802, lorsque Napoléon perça sous Bonaparte, il traita le Premier Consul de charlatan.
Des militaires de haut rang, natifs du continent américain (Miranda par exemple), s'illustrèrent dans nos armées, avant de prendre la tête de l'émancipation des colonies d'Amérique latine. Et la constitution directoriale s'inspira maladroitement du modèle américain. Maladroitement car la France, chargée d'histoire et entourée d'ennemis, et la jeune Amérique, à cette époque encore relativement écartée des dangers du monde, si différentes de mœurs, bien que sœurs par leur élan vers la démocratie, ne pouvaient évidemment pas évoluer de la même façon ni se doter des mêmes institutions. Comment dès lors s'étonner que les soubresauts de la révolution française aient pu paraître incompréhensibles à bien des Américains?
La mort du roi Louis XVI, puis la maladresse de l'envoyé de la Convention auprès des Etats-Unis, Genet, qui complota dans le but de soustraire la Louisiane à l'Espagne, jetèrent un froid dans les relations franco-américaines et le gouvernement français fut contraint de rappeler son ambassadeur. Les Etats-Unis se rapprochèrent de l'Angleterre, en violation des traités qu'ils avaient signés avec la France. Dès lors, la politique américaine oscilla en fonction des circonstances et des tendances politiques des hommes au pouvoir.
Deux camps, celui des républicains et celui des fédéralistes, virent le jour et s'affrontèrent. Les républicains se montraient plutôt favorables à l'alliance française; ils représentaient surtout l'opinion des Etats du Sud et accordaient une grande importance à l'unité de la Fédération et à la solidarité entre les Etats. Les fédéralistes étaient enclins à des accommodements avec la Grande-Bretagne; ils se recrutaient essentiellement dans les Etats du Nord, en Nouvelle Angleterre; ils mettaient l'accent sur l'autonomie des Etats à un point tel que certains d'entre eux pensaient qu'un Etat n'avait pas de raison d'entrer dans une guerre à laquelle seraient mêlés les autres Etats tant qu'il ne serait pas lui-même directement menacé. Le refroidissement avec la France révolutionnaire entraîna une réaction.
Des mesures furent prises pour préparer le pays à la guerre, mais la tension ne déboucha jamais sur un conflit ouvert entre nos deux pays; les victoires françaises étaient évidemment de nature à calmer les ardeurs belliqueuses des fédéralistes anglophiles.
Durant ses années de garnisons, comme sous-lieutenant d'artillerie, Napoléon, peu fortuné, vécut relativement retiré, en consacrant une grande partie de son temps à la lecture. Il acquit ainsi une culture encyclopédique qui, grâce à sa prodigieuse mémoire, étonna beaucoup ses contemporains. L'étude de l'Amérique ne fut pas absente de ses recherches, comme en témoignent les notes qu'il consacra à ce sujet.
Dans ces notes sont consignés quelques événements importants des relations franco-américaines : réception de Benjamin Franklin à Versailles, reconnaissance par la France de l'indépendance américaine, départ de la flotte de l'amiral d'Estaing de Toulon, affrontements franco-britanniques dans les Antilles et à Saint-Pierre et Miquelon... Ces brèves notes, probablement écrites en 1788, sont assorties d'un jugement qui apporte un éclairage intéressant sur l'état d'esprit de Napoléon à cette époque. Il pensait, en effet, que les Américains n'estimaient pas les Français, encore sous le joug du double despotisme de la monarchie et de la religion, et il ajoutait que les premiers Français qui volèrent au secours des insurgés étaient des gens perdus de dettes.
Lors de la Paix de Bâle (1795), le Directoire tenta de recouvrer la Louisiane avec le secret espoir de reconstituer notre empire colonial américain. Il ne reçut de l'Espagne que la partie orientale de Saint-Domingue. Pendant toute la durée de la Révolution, la population de la Louisiane avait réclamé par plusieurs pétitions son retour à la France et d'autres projets de conquête que celui de Genet avaient été élaborés. En 1797, on envisagea de lever des volontaires canadiens pour défendre la Louisiane contre une invasion anglaise.
Talleyrand voyait dans cette colonie un déversoir destiné à accueillir les mécontents de tous bords qui y trouveraient un espace où déployer leur énergie, ce qui permettrait de rétablir la paix civile dans la métropole. Le diplomate français, qui considérait, non sans raison, que les Etats-Unis resteraient toujours plus proches de l'Angleterre que de la France, essaya d'amener l'Espagne à céder à la France la Louisiane et les Florides, sous le prétexte que notre pays était seul capable de dresser une digue contre l'expansionnisme américain en direction des possessions espagnoles.
Pour mesurer correctement l’importance de la Louisiane, il faut savoir que cette colonie ne se bornait alors pas aux limites de l’Etat actuel mais qu’elle englobait toute la vallée du Mississipi jusqu’au Canada. C’était un territoire immense, aux frontières mal définies qui encerclait les Etats-Unis du côté de l’ouest (voir la carte).
Le Premier Consul rétablit les relations avec les Etats-Unis
Le nouveau maître de la France reçut Rochambeau avec une distinction particulière aux Tuileries et l'un de ses premiers actes fut de décider la mise en berne, pendant dix jours, des drapeaux français ornés d'un crêpe de deuil, lors du décès de George Washington. Le Premier Consul profita de cette occasion pour rappeler les liens qui unissaient le peuple français et le peuple américain.
Lors d'une rencontre avec Lafayette, chez son frère Joseph, il posa de nombreuses questions sur les Etats-Unis à ce général tiré des geôles autrichiennes. La radiation des listes de proscription des émigrés qui s’étaient enfuis, à l'époque de la Terreur, ramena en France de nombreuses personnes réfugiées en Amérique. Dans la perspective du retour de la France sur le continent américain, aux Antilles et en Louisiane, Napoléon ne pouvait pas ignorer le Canada que les Anglais nous avaient ravi et il devait bien entendu s'interroger sur le rôle que les Etats-Unis pourraient jouer dans le conflit qui opposait la France à l'Angleterre.
Dès après la victoire de Marengo, par le Traité de Mortefontaine (1800), les relations furent rétablies avec les Etats-Unis à peu près sur le pied qui avait été le leur à la fin de l'Ancien Régime et aux débuts de la Révolution. Parallèlement, le Premier Consul faisait siennes les idées impériales de Talleyrand et proposait à l'Espagne la rétrocession de la Louisiane et des Florides. Après bien des démêlés, la Louisiane (Traité de San-Ildefonse - 1800) revint à la France, mais les Florides lui échappèrent : leur cession eût entraîné des conséquences diplomatiques graves plusieurs pays européens, dont l'Angleterre et la Russie, s'y opposant et que les Etats-Unis ne voyant évidemment pas d'un bon œil un pays aussi puissant que la France dans leur voisinage immédiat. C'est la raison pour laquelle les termes de ce traité restèrent d'abord secrets.
Il convient d'observer que cette discrétion servait les intérêts politiques de Jefferson, un républicain attaché à de bonnes relations avec la France, qui détestait l'Angleterre. En 1801, il devint président des Etats-Unis. Cet avènement laissait augurer une amélioration sensible des relations franco-américaines. Cependant, malgré son caractère conciliant, le nouveau président des Etats-Unis ne se dissimulait pas le danger que faisait peser sur son pays la présence française en Louisiane, ne serait-ce qu'en fermant son débouché maritime naturel sur le Golfe du Mexique, et il pensait même que, si cette menace venait à se concrétiser, une alliance avec l'Angleterre deviendrait inévitable. C'est pourquoi il dépêcha Monroe à Paris afin d'offrir deux millions de dollars à la France pour acquérir la Louisiane.
La tentative de rétablissement de l’empire colonial français
Après la paix d'Amiens (1802), le moment parut favorable au Premier Consul pour rétablir l'influence française sur le continent américain. Il y était poussé par son entourage, en particulier par son épouse Joséphine qui, née à la Martinique, avait l'oreille des colons, lesquels rêvaient de rétablir l'esclavage et de soumettre à nouveau les hommes de couleur au joug des blancs. Ce facteur joua un rôle important dans certaines décisions cruciales du Premier Consul, comme l'Empereur déchu le confirma à Sainte-Hélène. Il disposait des forces nécessaires, une armée nombreuse et dont l'efficacité n'avait plus à être démontrée, ainsi qu'une marine encore intacte, avant la bataille de Trafalgar. La tentative de restauration de notre empire colonial lui offrait par ailleurs l'opportunité d'éloigner de France des troupes qui avaient servi sous le général Moreau, un officier supérieur qui, pour l'heure, lui portait ombrage.
Napoléon fit sienne la politique des anciens colons. Aujourd'hui, le rétablissement de l'esclavage passe aux yeux de bien des gens pour un crime contre l'humanité. A l'époque, il n'en était rien. Mais c'était une faute politique majeure. Toussaint Louverture qui dirigeait Haïti, et y avait rétabli l'ordre et la prospérité, ne réclamait nullement l'indépendance. Il voulait seulement être reconnu par la République française comme l'un de ses généraux, et il aurait certainement défendu l'île avec beaucoup d'énergie contre les Anglais, si ceux-ci avaient tenté de s'en emparer. Napoléon avait toutefois des excuses : parmi les colonies que la paix avait rendues à la France, certaines n'étaient plus sous la juridiction de notre pays lors de l'abolition de l'esclavage et les lois françaises n'y avaient pas été appliquées.
La France se trouvait donc face à un dilemme : pour homogénéiser l'ensemble, il fallait soit abolir l'esclavage dans les territoires où il était encore en vigueur, avec les risques sociaux et politiques que cela comportait, soit le rétablir partout; c'est la seconde solution qui fut malheureusement retenue. Des combinaisons déloyales, comme l’arrestation et l’incarcération en France de Toussaint-Louverture, ainsi que d'épouvantables massacres en furent les conséquences.
La tentative de restauration coloniale sur Saint-Domingue alarmait l'Angleterre mais aussi les Etats-Unis car, en cas de réussite, elle eût fourni une base arrière à d'autres entreprises, sur les îles voisines et aussi sur le continent américain. Parallèlement à l'expédition d'Haïti, une autre armée, destinée à la Louisiane, était en cours de formation à Flessingue; elle fut d'abord confiée à Bernadotte, que Bonaparte voulait éloigner, puis à Victor, Bernadotte ayant émis des prétentions exorbitantes. On sait ce qu'il advint de ce vaste projet : les troupes françaises furent décimées par le climat de Haïti, par la fièvre jaune et par une résistance acharnée des Haïtiens, tandis que la guerre reprenait en Europe où l'Angleterre renouait les fils d'une nouvelle coalition contre la France. Dès lors, le rêve colonial américain de Napoléon devenait chimérique et il fallait songer au contraire à soustraire ce qui subsistait de notre empire aux appétits de notre principal ennemi : l'Angleterre.
Début mai 1803, l'ordre de renoncer à l'expédition de Louisiane parvenait aux troupes de Flessingue qui allaient être utilisées sur un autre terrain. Le Premier Consul affirmait en même temps que, pour disputer à l'Angleterre sa prétention à la domination des mers, il fallait s'allier à une puissance, faible encore, mais dont la puissance s'affermirait bientôt : les Etats-Unis d'Amérique. Sous aucun prétexte, il ne fallait laisser tomber la Louisiane entre les mains des Anglais. C'est pourquoi, après avoir consulté Barbé-Marbois et Decrès, qui connaissaient bien l'Amérique, Bonaparte décida d'accueillir favorablement l'offre d'achat proposée par Jefferson : les Etats-Unis seraient chargés de défendre la Louisiane à notre place contre les convoitises britanniques.
La vente de la Louisiane aux Etats-Unis
La cession de la Louisiane se heurta cependant à l'opposition de deux membres éminents de la famille Bonaparte, Joseph, négociateur de Mortefontaine, et Lucien, négociateur de San-Ildefonse. La Louisiane n'en fut pas moins vendue aux Etats-Unis pour une somme de quatre vingt millions et quelques avantages concédés au commerce français, malgré des difficultés de dernière heure pour déterminer les frontières du nouvel Etat qui restaient imprécises.
En vendant la Louisiane, le Premier Consul, pouvait espérer mettre les Etats-Unis dans son jeu et les entraîner dans les rivalités qui opposaient les puissances européennes. L'apport de la Louisiane présentait un intérêt vital pour la jeune fédération qui se constituait outre-Atlantique; le territoire était vaste et surtout il ouvrait la voie vers les immenses territoires vierges de l'ouest. Cependant, l'assimilation d'un tel apport n'allait pas de soi et soulevait bien des difficultés; en particulier, l'intégration d'une population qui avait manifesté à plusieurs reprises son souhait de retourner sous le contrôle de sa mère patrie semblait difficilement compatible avec les idéaux démocratiques de la révolution américaine et elle devait apparaître entachée de despotisme à bien des observateurs d'une époque où le chef d'Etat de la France était en train d'échanger la toge du Consul contre la couronne de l'Empereur.
En 1804, Napoléon rétablissait en effet à son profit la monarchie en France. Parmi l'assistance qui se pressait à Notre-Dame-de-Paris, pour la cérémonie du couronnement, se tenait un jeune Vénézuélien encore inconnu : Simon Bolivar !
Le Premier Empire et les Etats-Unis
L'accession de Napoléon au trône impérial devait mettre à mal la solidarité qui avait existé, avec des hauts et des bas, on l'a vu, entre les deux républiques. La situation se compliquait d'ailleurs par le fait que l'Espagne ne reconnaissait pas la cession de la Louisiane aux Etats-Unis et aussi par le souhait des Américains de mettre aussi la main sur les Florides, projet que Napoléon était enclin à encourager ou à désavouer suivant les intérêts fluctuants de sa politique. Cette situation embrouillée ne pouvait que faciliter les interventions jamais désintéressées d'un esprit aussi entreprenant et tortueux que celui de Talleyrand.
Le ministre des Affaires étrangères français n'avait pas été favorable à la cession de la Louisiane et, pour le moment, il soutenait les intérêts espagnols. Outre les Florides, ceux-ci se trouveraient menacés par l'expansionnisme américain vers l'ouest, dans une direction où la frontière entre la Louisiane et les possessions espagnoles demeurait floue. C'était clairement voir dans le futur et il en résultait que toute velléité de déplacement des Etats-Unis dans cette direction devait être fermement déconseillée.
La situation s'aigrissait. Jefferson prenait ses distances avec une France qui ne respectait plus l'idéal républicain. Le ministre de France à Washington, le général Turreau, intervenait maladroitement pour inviter les Etats-Unis à accueillir avec froideur le général Moreau, exilé de France après son jugement, ce qui était jugé injurieux par le gouvernement de Washington. La poursuite du commerce américain avec l'île rebelle de Saint-Domingue déplaisait à Napoléon; il s'indignait et menaçait en pure perte car il n'avait pas les moyens d'intimider les Etats-Unis. De plus, il acceptait mal les brocards des libellistes américains qui daubaient sur lui et sur son allié le roi d'Espagne.
L'Angleterre, cependant, mettait la main sur le commerce maritime international au détriment des intérêts américains. Des navires britanniques bloquaient le port de New-York et enrôlaient de force tous les marins parlant anglais rencontrés sur les bâtiments qu'ils s'arrogeaient le droit de visiter. Un tel comportement ne pouvait que soulever une vague de réprobation à travers les Etats-Unis. Monroe, venu plaider la cause américaine auprès de la cour de Madrid, en espérant que la guerre que Londres venait de déclencher contre l'Espagne inciterait cette puissance à céder les Florides, comme la France la Louisiane, retournait chez lui sans avoir rien obtenu et préconisait rien de moins que l'entrée en guerre des Etats-Unis contre les puissances européennes : Angleterre, France et Espagne réunies. Mais les Etats-Unis n'étaient préparés ni psychologiquement ni militairement pour une telle aventure.
En même temps, un revirement s'opérait au ministère français des Affaires étrangères, lequel faisait savoir au gouvernement américain que l'Empereur souhaitait arbitrer les différends qui les opposaient à l'Espagne notamment sur la question des Florides. L'opinion publique américaine se montrait de plus en plus hostile à l'Angleterre en raison des nombreuses prises de navires qui ruinaient le commerce et, par voie de conséquence, son cœur penchait de plus en plus du côté de la France et de l'Espagne. Jefferson, dans un de ses discours, montrait la nécessité pour son pays de se défendre contre les incursions européennes et, en même temps, il insistait sur l'insuffisance des moyens dont il disposait pour ce faire. Au risque, lui républicain, de passer pour une créature de Napoléon, il laissait entendre qu'il serait impolitique de heurter le seul dirigeant européen capable de satisfaire les projets américains : l'Empereur des Français.
Malheureusement, une nouvelle volte-face de Napoléon devait brusquement remettre en cause le rapprochement qui s'esquissait; ses occupations en Europe ne lui permettaient plus, disait-il, de jouer le rôle d'arbitre entre les Etats-Unis et l'Espagne; il se contentait donc d'inviter les deux parties à faire preuve de modération et engageait le ministre de France à Washington à agir dans cet esprit. On pourrait accuser l’Empereur de versatilité si les hésitations américaines n’étaient pas le miroir et la justification de son attitude.
Après avoir triomphé de l'Autriche et de la Russie à Austerlitz (1805) puis de la Prusse à Iéna (1806), tandis qu'à Trafalgar sonnait le glas des flottes françaises et espagnoles, Napoléon tourna à nouveau son regard vers le Nouveau Monde et engagea le général Turreau à soutenir la volonté d'émancipation des Canadiens français. Mais c'était là un combat perdu d'avance.
Le Blocus continental : une pomme de discorde entre la France et les Etats-Unis
Plus importante par ses répercussions fut l'instauration du Blocus Continental. Ce Blocus était une réponse à celui que les Anglais imposaient aux côtes françaises. Mais, s'il attaquait l'Angleterre dans ce qu'elle avait de plus cher : ses intérêts commerciaux, il lésait aussi gravement les intérêts des pays neutres, dont faisaient partie les Etats-Unis, puisque, pour être efficace, il fallait évidemment qu'il soit appliqué par tous les pays. Il allait donc être à l'origine de presque toutes les guerres qui suivirent. A peu près au même moment, les Etats-Unis et l'Angleterre venait de régler une partie de leurs litiges. Le cabinet de Londres tira prétexte de la nouvelle situation créée par le Blocus pour remettre en cause les engagements qu'il venait de prendre.
Alors que les Etats-Unis, mécontents des hésitations de Napoléon, s'orientaient vers l'Angleterre, celle-ci montrait que sa parole ne valait pas mieux que celle de la France. Jefferson, furieux, en tira immédiatement les conséquences : la réconciliation avec Londres n'était plus de saison. Mécontent du peu de réaction du gouvernement de Washington au Blocus continental, les Anglais décidèrent de placer le commerce maritime des pays neutres sous un étroit contrôle matérialisé par la délivrance obligatoire d'une licence dans un port anglais et le paiement de droits au profit du Trésor britannique (1807). Une telle exigence était évidemment inacceptable; la guerre devenait probable et le gouvernement des Etats-Unis commença à prendre des mesures d'armement pour y faire face; d'autres pays neutres, dont la Russie, n'étaient pas moins mécontents.
Cependant la querelle entre la France et l'Angleterre se radicalisait de plus en plus et les neutres ne savaient plus comment protéger les cargaisons de leurs navires. Le gouvernement des Etats-Unis plaça les navires étrangers sous embargo tandis que pro-anglais et pro-français se reprochaient les uns aux autres de prendre parti et que Jefferson était accusé à tort de bonapartisme. La France ne refusait pas aux navires américains le droit de transporter en France des produits américains mais elle prétendait, qu'en vertu du Blocus Continental, elle avait le droit de vérifier que la cargaison ne comportait pas de marchandises anglaises. Cette prétention, qui découlait de la situation créée par les deux blocus, était compréhensible, mais elle heurtait la susceptibilité américaine et, pour en atténuer les effets, Napoléon ramenait opportunément dans les discussions le cas des Floride, entretenant ainsi les espoirs américains.
Le changement dynastique en Espagne et ses répercussions en Amérique
Après Tilsitt, l'Empereur, désormais tranquille au Nord de l'Europe, grâce à l'alliance russe, tourna ses regards vers la Péninsule ibérique. C'était indirectement projeter sa grande ombre sur toute l'Amérique latine. Feignant pour un temps d'oublier l'appel aux armes fulminé par l'Espagne, au moment où il allait affronter les forces prussiennes sur le champ de bataille d'Iéna, il négocia un accord avec le cabinet de Madrid, dépeçant le Portugal, faute de pouvoir contraindre ce pays, depuis longtemps dans la mouvance anglaise, à respecter le Blocus Continental. Une armée française, conduite par Junot et aidée par des troupes espagnoles, envahissait le Portugal et, à marches forcées, épuisantes et meurtrières, parvenait jusqu'à Lisbonne, contraignant la cour à se réfugier au Brésil. A Milan (1808), Napoléon renforçait le Blocus continental en assimilant à des navires anglais les vaisseaux neutres qui auraient accepté de se soumettre aux visites de la marine britannique.
Quelques temps plus tard, estimant qu'une guerre entre les Etats-Unis et l'Angleterre était devenue inévitable, le gouvernement français invitait fermement le gouvernement américain à s'y résoudre. Une telle insistance ne pouvait qu'essuyer un refus de la part d'une nation jalouse de sa souveraineté. Le message n'ayant pu rester secret, les partisans de l'Angleterre s'en emparèrent et une faction anti-française se constitua sous la direction de Pickering. Cette faction, qui entretenait des rapports secrets avec James Craig, gouverneur du Bas-Canada, appelait à son secours la Grande-Bretagne pour lutter contre Jefferson. C'était participer à un complot de haute trahison! Un Anglais, John Henry, résidant à Boston, servait d'intermédiaire.
L'embargo devenait de plus en plus impopulaire et une agitation quasi insurrectionnelle, entretenue par la faction anglaise, menaçait la stabilité des Etats-Unis. L'embargo, qui gênait à la fois le commerce français et le commerce britannique, était plus préjudiciable à l'Angleterre qui possédait davantage de colonies et dont les activités commerciales surclassaient celles de la France. Cet embargo avait été décidé pour éviter les maux d'une guerre ouverte et ses conséquences s'avéraient funestes pour l'économie des Etats-Unis, pour son équilibre social et politique, ainsi que pour ses valeurs morales dans la mesure où, comme toute mesure de cet ordre, il encourageait la fraude.
Cependant, après avoir longtemps tergiversé, Napoléon, s'était résolu à détrôner les Bourbons et à placer son frère Joseph sur le trône d'Espagne. Cet événement, qui sapait la puissance d'une nation rivale en Amérique, ne pouvait qu'être accueilli avec faveur aux Etats-Unis. Un nouveau décret de Bayonne durcissant encore un peu plus ceux de Berlin et de Milan, à l'encontre des navires neutres, jetait toutefois une ombre supplémentaire sur les rapports franco-américains. Souhaitant néanmoins toujours entraîner les Etats-Unis dans son alliance contre l'Angleterre, Napoléon n'appliquait pas le décret de Bayonne dans toute sa rigueur.
Mieux même, il avertissait les Américains, qu'au cas où les Britanniques s'aviseraient d'attaquer le Nouveau Monde, il trouverait tout naturel que les Etats-Unis s'emparent militairement des Florides; c'était habilement tendre une perche que Jefferson se garda de saisir. Cette fin de non recevoir fut suivi d'un nouveau revirement de Napoléon qui prétendit que cette ouverture de la France avait été mal interprétée et qu'il n'avait jamais été dans son intention d'autoriser les Etats-Unis à dépouiller de ses possessions une nation alliée tandis que le décret de Bayonne était appliqué dans toute sa rigueur.
En s'emparant de l'Espagne, l'Empereur avait peut-être espéré que le roi d'Espagne, imitant les autorités portugaises, s'enfuirait dans ses colonies. Cette fuite, un moment envisagée, avait été empêchée par la révolution d'Aranjuez, qui avait renversé Charles IV au profit de Ferdinand VII. Napoléon avait songé à nommer le vieux monarque empereur des Amériques mais il avait renoncé rapidement à cette idée qui ne pouvait que lui causer des embarras supplémentaires. Une fois l'Espagne dans la mouvance française, l'Empereur savait qu'il lui serait difficile de garder des colonies travaillées par des velléités d'indépendance : il n'avait pas les moyens militaires de les soumettre. La constitution de Bayonne reconnaissait d'ailleurs opportunément leur autonomie.
Dans un premier temps, il essaya néanmoins de les maintenir sous l'autorité de Madrid. Mais il fallait d'abord s'assurer de la métropole et la tâche semblait plus difficile qu'il ne l'avait envisagé. Coup sur coup, pendant l'été 1808, la défaite de Baylen chassa Joseph de sa capitale et le débarquement d'un corps expéditionnaire anglais au Portugal triompha de Junot à Vimeiro. La Péninsule ibérique pouvait être reconquise mais, d'ores et déjà, deux ports importants, Lisbonne et Cadix, échappaient à l'Empire français qui y perdait en plus une partie des vestiges de sa flotte déjà largement entamée à Trafalgar. Le projet de conserver l'Amérique espagnole sous l'autorité du roi Joseph devenait problématique.
L’exemple argentin
Parmi les colonies espagnoles d'Amérique, gouvernées par onze vice-rois et capitaines généraux, il s'en trouvait une qui jouissait d'une situation particulière puisqu'elle était dirigée par un Français, le marquis Jacques Santiago de Liniers. C'était le Rio de la Plata qui regroupait alors plusieurs pays de l'Amérique du Sud actuelle, notamment l'Argentine et l'Uruguay. Cette colonie avait fait l'objet d'une tentative d'invasion britannique qui avait été repoussée et le marquis de Liniers avait joué un rôle important dans cette victoire. Après Austerlitz, l'Angleterre, écartée du continent européen, avait tourné ses regards vers ce qu'elle pensait être le maillon faible de la France et de ses alliés : l'Amérique espagnole; elle espérait que les populations locales, accablées d'impôts, accueilleraient ses troupes à bras ouverts; mais ce ne fut pas ce qui se passa.
De Liniers fut nommé vice-roi sous la pression de la rue plus que par la volonté du gouvernement espagnol qui ne le reconnut qu'à contrecœur. La défaite anglaise avait été obtenue par l'alliance locale des colons espagnols et des créoles; elle portait en germe un mouvement lourd de menace pour une métropole qui n’avait été d'aucun secours à sa colonie à l'heure du danger.
Attaché à l'Ancien Régime, de Liniers n'en éprouvait pas moins une grande admiration pour Napoléon à qui il avait écrit à deux reprises pour lui faire part de ses succès, en 1806 et 1807. L'Empereur pouvait donc espérer qu'il souscrirait sans difficulté au changement de dynastie en Espagne. La difficulté consistait à trouver un émissaire convenable. Decrès présenta la candidature d'un marin qui avait connu de Liniers, le capitaine Jurien de la Gravière que l'Empereur récusa car il préférait que cette mission s'accomplisse sans éclat, par crainte d'un échec.
Maret proposa un personnage plus obscur, le marquis de Sassenay, qui avait émigré aux Etats-Unis et qui avait également connu de Liniers, lors de voyages d'affaires au Rio de la Plata. L'Empereur retint ce candidat qui vivait dans ses terres en s'efforçant de reconstituer sa fortune écornée par la Révolution. Cet homme effacé fut grandement surpris d'être appelé auprès de l'Empereur qu'il rejoignit à Bayonne en toute diligence. Napoléon lui donna l'ordre de partir dès le lendemain pour le Rio de la Plata, après avoir rédigé son testament, et sans lui avoir laissé le temps de repasser chez lui pour arranger ses affaires. Le temps pressait et on ne discutait pas les ordres du maître!
Le marquis de Sassenay embarqua sur le brick Le Consolateur qui mit à la voile le 30 mai 1808. Ce petit navire appartenait à une flotille légère que Napoléon avait eu la prévoyance de faire construire pour déjouer la surveillance des croisières anglaises et être ainsi à même de communiquer facilement avec les colonies d'Amérique. L'émissaire était lesté de dépêches officielles et d'un pli confidentiel contenant des instructions secrètes qu'il ne devait ouvrir qu'une fois en haute mer.
Au Rio de la Plata, après que le danger d'une invasion britannique eût été écartée, la dissension n'avait pas tardé à éclater entre les alliés de la veille. Imbus de leur supériorité, les colons espagnols voulaient retrouver leur prééminence d'antan. Les créoles ne l'entendaient évidemment pas de cette oreille. De Liniers était contesté par les premiers et soutenus par les seconds, malgré son attachement à l'Ancien Régime. Il se trouvait donc dans une situation compliquée qui devait s'aggraver encore lorsque la population, échauffée par sa victoire sur l'envahisseur anglais, apprendrait le changement de dynastie en Espagne. C'est dans ce contexte que se situa la mission du marquis de Sassenay.
Le voyage dura soixante dix jours, non sans que Le Consolateur n'ait essuyé plusieurs grains. Une fois au large, de Sassenay prit connaissance du contenu de son pli confidentiel. On n'en connaît pas la teneur mais on sait qu'il en fut affecté. Il détruisit ce document, afin qu'il ne puisse pas tomber aux mains des Anglais, comme il en avait reçu l'ordre. Les dépêches officielles informaient les autorités coloniales du changement de dynastie intervenu en Espagne et les engageaient à faire acte d'allégeance au nouveau roi.
De Sassenay était en outre chargé de s'informer de l'état d'esprit des populations des colonies espagnoles d'Amérique du Sud. L'émissaire débarqua le 9 août dans le petit port fortifié de Maldonado, d'où il partit à cheval pour Montevideo, n'emportant que ses dépêches. Ses bagages restèrent sur le navire qu'il ne revit jamais ; celui-ci ne put pas se rendre à l'endroit prévu ayant été contraint de s'échouer pour se soustraire à la poursuite de deux vaisseaux anglais. Le Consolateur fut pillé par les marins britanniques qui se saisirent de tout ce qu'il portait, sans oublier les liqueurs, mais en exceptant les armes destinées à la colonie.
De Sassenay parvint à Montevideo au moment où la ville s'apprêtait à fêter l'avènement au trône de Ferdinand VII et à prêter serment à ce monarque. Il y fut accueilli avec cordialité mais il s'aperçut rapidement que les nouvelles qu'il portait n'étaient pas du goût de ses interlocuteurs. Les autorités tirèrent argument de l'état d'esprit de la population pour refuser d'ajourner la cérémonie projetée et engagèrent de Sassenay à ne pas poursuivre son chemin jusqu'à Buenos Aires. On lui laissa entendre que l'avis du changement de dynastie entraînerait un soulèvement et que de Liniers ne disposait pas des forces suffisantes pour garantir sa sécurité.
De Sassenay passa outre et quitta Montevideo, le 11 août, pour Buenos Aires. Il arriva à proximité de la ville le lendemain dans la soirée. Mais il avait été précédé par des messagers qui avaient annoncé la nouvelle à de Liniers lequel avait dépêché la canonnière Le Belen pour l'accueillir. La nouvelle de l'accession au trône de Joseph Napoléon plongea le vice-roi dans une profonde perplexité et il ne reçut pas immédiatement son ancien ami.
Les événements de Bayonne avaient sérieusement refroidi son admiration pour l'Empereur des Français. De plus, s'il ne pleurait pas sur la chute d'une famille qui régnait si mal sur l'Espagne et ne l'avait nommé à son poste qu'à contrecœur, et seulement par intérim, il ne se dissimulait pas que la population dans son ensemble n'accueillerait pas favorablement le changement de dynastie. Aussi décida-t-il de recevoir l'envoyé de Napoléon avec beaucoup de froideur et en présence des principales autorités de la colonie. De Sassenay fut invité à remettre les dépêches qu'il apportait, lesquelles contenaient l'ensemble des documents relatifs aux abdications de Bayonne, puis on lui donna congé en attendant qu'il en fût pris connaissance.
Ces documents, rédigés à la hâte, mêlaient habilement promesses et menaces en vue de gagner ceux qui les recevraient à la cause du roi Joseph. Leur lecture provoqua d'emblée une explosion de colère contre Napoléon et son envoyé. Et ce dernier ne dut son salut qu'à l'intervention du vice-roi. De Sassenay fut rappelé. Il lui fut déclaré que la colonie ne reconnaîtrait pas d'autre souverain que Ferdinand VII et qu'on allait le faire raccompagner à Montevideo, où une réponse officielle lui serait envoyée, puis des moyens fournis pour regagner l'Europe.
Le temps était devenu mauvais. Il fut conduit dans une forteresse, après avoir cependant dîné à la table du vice-roi. Pendant la nuit, alors qu'il ne s'y attendait pas, il fut visité par de Liniers qui s'excusa de sa conduite, en lui précisant qu'il pensait personnellement que le changement de dynastie n'était pas une mauvaise chose pour l'Espagne, mais qu'il n'avait pas pu agir autrement car sa position dépendait entièrement du soutien de la population et de ses représentants, lesquels étaient farouchement opposés au détrônement des Bourbons. Il ajoutait qu'avec des secours, en hommes et en argent, il lui serait sans doute possible de retourner la situation. Probablement, le vice-roi, très attaché à sa seconde patrie, ne visait qu'à maintenir durablement la colonie sous le sceptre espagnol, quel qu'en fût le porteur.
Le mauvais temps retarda le départ de l'émissaire français qui fut obligé de changer plusieurs fois de bateau. Il ne parvint que le 19 à Montevideo. Entre temps une corvette, envoyée par la Junte insurrectionnelle de Séville, était arrivée. Les nouvelles qu'apportait le général Manuel de Goyenèche enflammèrent les autorités et leur haine contre Napoléon atteignit son paroxysme, tandis que de Liniers était suspecté de trahison. L'envoyé de la Junte déclarait que la guerre était déclarée entre la France et l'Espagne et que l'ordre était donné d'interner tous les Français se trouvant en Amérique espagnole. Aussi de Sassenay et l'équipage du Consolateur furent-ils immédiatement arrêtés et considérés comme des prisonniers de guerre, que l'on menaça même d'une prochaine exécution, dans un souci d'imitation des atrocités qui se produisaient en Espagne. De Sassenay fut pour sa part enfermé au secret dans le cachot d'une forteresse et ses papiers lui furent confisqués.
Le 15 août, de Liniers, déjà suspect comme on l'a dit plus haut, commit la maladresse de publier une proclamation fidèle au système de temporisation qu'il avait adopté. Cette proclamation, qui appelait la population au calme et à l'unité ainsi qu'à la soumission à un légitime souverain non désigné, déplut et refit l'unité des créoles et des Espagnols contre le vice-roi. Les deux partis rêvaient déjà d'indépendance mais les premiers pensaient à une Amérique américaine alors que les seconds souhaitaient une nouvelle Espagne où seraient préservés leurs privilèges. Comme les créoles, majoritaires à Buenos Aires, continuaient à se montrer attachés au vice-roi, il n'y eut pour le moment aucune révolte. Ses partisans s'efforcèrent au contraire de démontrer à de Liniers qu'il faisait fausse route et qu'il devait se rallier franchement à la cause de Ferdinand VII, ce qu'il finit par accepter.
A Montevideo, au contraire, cité où les Espagnols étaient majoritaires, la proclamation du 15 août entraîna un soulèvement et cette colonie s'opposa ouvertement au vice-roi, le gouverneur Elio en tête. Au lieu de marcher sur Montevideo pour réduire la dissidence, de Liniers se contenta de destituer Elio et de le remplacer par Michelena. Ce dernier se rendit à son poste mais Elio refusa de céder la place. Le ton monta. Michelena menaça Elio d'un pistolet. Celui-ci le désarma, le roua de coups et le renvoya piteux et meurtri. Cette algarade attira un grand concours de peuple qui prit fait et cause pour Elio et menaça Buenos Aires. Michelena, hué à mort par la foule, ne dut son salut qu'à la fuite. Le lendemain une Junte était créée à Montevideo, sous la direction d’Elio, tandis que Goyenèche demandait la destitution de Liniers, en raison de sa nationalité.
Le 3 octobre, de Sassenay subit un long interrogatoire dont les excités de Montevideo attendaient des éléments pour démasquer la trahison de Liniers. Ils en furent pour leurs fais. Cependant, de Liniers continuait de temporiser tandis que ses adversaires poursuivaient dans l'ombre le projet de le déposer. La conspiration, dirigée par don Martin Alzaga, éclata le 1er janvier 1809, jour des élections municipales. Au son de la cloche annonçant la proclamation des résultats, des émeutiers, réclamant la création d'une Junte, envahirent la Plaza Mayor. De Liniers disposait encore de troupes fidèles; celles-ci furent appelées pour disperser les révoltés. L'évêque, qui soutenait la conspiration, intervint pour éviter l'effusion de sang, prétendit-il hypocritement.
De Liniers céda à ses instances. Une assemblée de notables fut réunie. Elle demanda la démission du vice-roi. Celui-ci était sur le point de signer l'acte, lorsque des troupes à sa dévotion firent mouvement. De Liniers leur envoya l'ordre de rétrograder mais le commandant, qui était créole, refusa, prépara ses soldats à recevoir les insurgés et se précipita au lieu de réunion de l'assemblée, où son arrivée inopinée sauva la situation. Il entraîna de Liniers dehors, sous les yeux de la population créole, qui s'était entre temps amassée, et le fit acclamer par le peuple. On vit même un noir quitter sa chemise pour la placer sous les pieds de celui qui, en ce jour, était devenu le libérateur symbolique des gens de couleur. Les Espagnols frappés de stupeur se débandèrent.
Désormais deux pouvoirs se faisaient face : celui de Montevideo et celui de Buenos Aires. Le premier intervenait auprès de la Junte de Séville pour obtenir la destitution de Liniers. Il finit par l'obtenir, non sans hésitation car on craignait la réaction des créoles. On assortit donc ce limogeage de faveurs honorifiques. De Liniers fut créé comte de Buenos Aires et pourvu d'une rente de 25000 francs. Cisneros fut nommé pour le remplacer. Il arriva à Buenos Aires en juin 1809. Il avait ordre de dissoudre la Junte de la ville, de libérer les conspirateurs emprisonnés et d'envoyer de Liniers en Espagne. Les partisans de ce dernier l'engagèrent à résister; il se refusa à prendre la tête d'un mouvement qui aboutirait nécessairement à la séparation de la colonie d'avec la mère patrie.
Cisneros, qui redoutait le premier contact avec ses nouveaux sujets, invita de Liniers à le rejoindre avant de gagner Buenos Aires. De Liniers y consentit et, le 30 juin, le nouveau vice-roi fit son entrée dans la ville aux acclamations des Espagnols. Mais les créoles étaient toujours là et ils refusaient de rendre leurs armes. Cisneros n'avait pas l'autorité nécessaire pour obliger de Liniers à s'embarquer pour l'Espagne. User de contrainte, c'eût été courir le risque de soulever les créoles. Il accepta donc que l'ancien vice-roi se retirât à Cordoba.
Cependant, de Sassenay, toujours au cachot dans une forteresse, nourri de pain et d'oignons crus, y subissait la haine implacable d'Elio. Au bout d'une dizaine de mois, il tenta de s'évader, fut repris et mis aux fers. Mais, comme les relations s'étaient rétablies entre Montevideo et Buenos Aires, le prisonnier fut envoyé dans la seconde ville pour y être jugé par un tribunal militaire. Grâce à l'intervention de Liniers, il échappa à la peine capitale. Il fut renvoyé dans son cachot de Montevideo, à fond de cale d’un navire, dans une cage et en compagnie d'un fauve qui faillit le dévorer. Il végéta plusieurs mois encore, les fers aux pieds, privé par Elio du peu d'argent qu'il avait pu se procurer à Buenos Aires, avant d'apprendre avec soulagement qu'il allait être transféré en Espagne.
Dans ce pays, où il parvint au début de 1810, il fut placé sur le ponton la Vieille Castille, où il fut traité comme un officier. C'était l'époque où le maréchal Victor assiégeait Cadix dans la rade de laquelle se trouvait le ponton. A force de démarche, l'épouse de Sassenay, qui avait obtenu l'accord de Napoléon, s'était rendue en Angleterre où elle avait réussi à intéresser des personnes haut placées au sort de son mari. Sa libération fut demandée aux Espagnols. Mais il n'était plus temps : le 15 mai 1810 les prisonniers de la Vieille Castille s'étaient révoltés, avait coupé les amarres qui retenaient le ponton et celui-ci avait dérivé vers la côte tenue par les Français, malgré le bombardement des flottes anglaise et espagnole. Soutenu par les amis qu'il s'était fait, de Sassenay, qui ne savait pas nager, atteignit la plage avec, attaché sur sa tête, l'unique bien qui lui restait : le portrait de sa femme.
Pendant ce temps à Buenos Aires, Cisneros, incapable de résoudre la crise financière qui menaçait la colonie depuis la tentative d'invasion britannique, décida de libéraliser le commerce. Cette mesure, qui ouvrit le territoire aux produits anglais, profita aux créoles qui s'enrichirent; mais elle rencontra l'opposition des Espagnols privés de leurs derniers privilèges. Or, ces derniers étaient les seuls soutiens naturels du nouveau vice-roi. Les créoles, partisans de l'indépendance, manœuvrèrent habilement pour amener le vice-roi à se couper définitivement des Espagnols.
Le 17 mai 1810, on apprit, par un navire britannique, l'invasion de l'Andalousie par les troupes françaises. La cause de l'Espagne paraissait dès lors définitivement compromise et les colons se dirent que le moment était venu de prendre en mains leurs propres intérêts. Une vive agitation s'empara de Buenos Aires. Le 22 mai, Cisneros fut destitué et, le 25 mai, une Junte de gouvernement de sept membres fut créée. Elle commença à gouverner au nom de Ferdinand VII, avec le secret dessein de ne jamais lui obéir. Cisneros en fut réduit à appeler de Liniers à son secours. Il lui écrivit une lettre dans laquelle il lui remettait ses pouvoirs. Il la lui envoya en cachette par un messager qui, ne connaissant personne à Cordoba, la remit maladroitement à un membre du parti patriote, le chanoine Funès.
De Liniers, connaissant la faiblesse des forces de la province, proposa aux notables qu'il avait rassemblés autour de lui de se rendre au Pérou, d'où il pourrait ramener des renforts. Il se heurta aux objections intéressées du chanoine Funès, lequel finit par obtenir que l'on marchât directement sur Buenos Aires. La réunion des forces exigea un temps si long que l'ancien vice-roi n'avait pas encore quitté Cordoba le 14 juillet. Ce délai suffit à gagner les troupes à la cause patriotique. La Junte de Buenos Aires, qui redoutait malgré tout l'influence du guerrier vainqueur des Anglais, lui rappela combien il avait été mal récompensé par l'Espagne en l'invitant à observer au moins la neutralité, sous la menace de s'en prendre à sa famille. Mais ni la menace, ni les supplications de ses proches, ne le détournèrent de ce qu'il pensait être son devoir.
La Junte dépêcha donc contre lui une petite armée. Il se porta au devant d'elle. Mais, à peine était-il sorti de Cordoba, que ses troupes l'abandonnèrent. Il n'y avait plus d'autre parti à prendre que la fuite. De Liniers engagea ses derniers fidèles à se réfugier au Pérou. Pour gagner ce pays à travers les montagnes, il fallait des guides. Ces derniers les égarèrent et firent tomber de Liniers et six de ses compagnons entre les mains de leurs ennemis, dirigés par le lieutenant-colonel Balcarce.
La Junte de Buenos Aires, qui craignait un retour en faveur de Liniers, avait ordonné de passer les prisonniers par les armes après simple constatation de leur identité. Ils furent exécutés en plein désert, à l'exception de deux, l'évêque de Cordoba et son chapelain, à qui l'on fit grâce, sur l'intervention du chanoine Funès, pris d'un remords tardif. Il fallut deux salves pour abattre les cinq hommes, tant les mains des soldats tremblaient. De Liniers, encore vivant, fut achevé d'un coup de grâce, tiré par le colonel French, lequel avait commandé le feu. Afin d'éviter d'éveiller des souvenirs qui eussent pu déboucher sur une émeute, l'exécution ne fut entourée d'aucune publicité et l'oubli fit bientôt son œuvre. Au milieu du XIXe siècle, justice fut rendu à de Liniers, tant par l'Argentine que par l'Espagne. Cette dernière réclama ses restes qui reposent désormais à proximité de Cadix.
L’exemple mexicain
On s'est étendu largement sur les événements du Rio de la Plata. Dans les autres colonies espagnoles, un cheminement presque parallèle avait été suivi. Au Mexique, les partisans de l'indépendance avaient un moment envisagé de créer un royaume à la tête duquel ils auraient placé Napoléon lui-même, ce qui n'eut certainement suscité qu'un enthousiasme très modéré aux Etats-Unis. Depuis l'entrée en guerre de l'Espagne contre l'Angleterre, les prélèvements fiscaux avaient été accrus, ce qui indisposait la population. L'incertitude qui régnait sur la situation en Espagne incitait les créoles à réclamer une indépendance que refusaient les colons espagnols.
Dès juillet 1808, à Mexico, les créoles, en accord avec le vice-roi, Itturigaray, se prononçaient pour la constitution d'un gouvernement provisoire autonome que refusaient les colons espagnols. L'arrivée d'envoyés de la Junte de Séville augmenta l'assurance des loyalistes tandis que les séparatistes convoquaient un congrès. Une guerre civile semblait sur le point d'éclater. En septembre 1808, un soulèvement armé des loyalistes déposait le vice-roi qui était renvoyé en Espagne.
A peu près à la même époque, arrivait à San Antonio, au Texas, le général Octaviano d'Alvimar, envoyé par Napoléon pour une mission secrète qui ne fut jamais complètement élucidée. Il avait traversé incognito les Etats-Unis et ne resta pas longtemps libre. Il fut arrêté à Nacodaches (Texas), le 5 août 1808, pour être conduit à Mexico, où on l’emprisonna, avant de le renvoyer en Europe, après lui avoir confisqué ses bagages et son argent. Mais il avait eu le temps de rencontrer Miguel Hidalgo et Ignacio de Allende, dont il sera question plus loin. Cependant, un indépendantiste, José Mariano Michelena ourdissait une conspiration, ayant des liens dans l'armée, à Valladolid, en vue de confier le pouvoir à un Congrès jusqu'au retour de Ferdinand VII sur le trône d'Espagne. Pour s'attirer la sympathie des paysans, il proposait d'abolir les impôts supportés par les Indiens. L'affaire échoua mais elle devait être imitée ailleurs.
Napoléon se résout à l’indépendance à condition que les nouveaux Etats se ferment à l’Angleterre
Cette situation ne pouvait laisser Napoléon indifférent aussi écrivait-il : "Que les peuples du Pérou et du Mexique veuillent rester unis à la mère patrie ou s'élever à la hauteur d'une noble indépendance, la France ne s'opposera pas à leurs souhaits à condition qu'ils n'établissent aucune relation avec l'Angleterre." En décembre 1809, il ajoutait que l'évolution vers l'indépendance s'inscrivait dans la suite des événements, qu'elle était conforme à la justice et à l'intérêt bien compris des nations. C'était clairement abandonner l'empire colonial espagnol en échange de la renonciation des nouveaux pays à une alliance anglaise. Les Etats-Unis ne pouvaient qu'applaudir à une telle éventualité. On verra qu'ils n'hésitèrent pas à appuyer les mouvements de rébellion qui servaient leurs intérêts.
L'année 1810 vit des juntes patriotiques prendre le pouvoir dans plusieurs pays d'Amérique latine. Le mouvement vers l'indépendance était lancé. Il ne s'arrêterait plus et c'est le changement de dynastie en Espagne qui l'avait initié. Au Mexique, Juan Aldama, Ignacio Allende et le père don Miguel Hidalgo y Costilla relevèrent le flambeau tombé des mains de Michelena. Hidalgo avait été nommé prêtre à Dolorès. Dès son arrivée, il fut frappé par la misère de la population. Il eut l’idée de montrer aux paysans comment cultiver la vigne et les oliviers, pour améliorer leurs conditions d’existence.
Mais l’Espagne interdisait ces productions qui eussent concurrencé les siennes. En 1810, Hidalgo prononça un discours qui devait devenir célèbre sous le nom de Cri de Dolorès. Le prêtre avait troqué la croix contre l’épée. Trahi par un homme mis dans le secret du complot, Benedict Arnold, il allait mourir martyr de la cause qu’il servait. Mais cela n’arrêta pas le mouvement. Les idées indépendantistes, au contraire, ne cesseraient de progresser dans la population. Des chants révolutionnaires anonymes apparaissaient déjà sur les murs de Mexico et le peuple se soulevait un peu partout.
Au Texas, une garnison de 2000 soldats loyalistes gardait San Antonio. Une armée rebelle de 1500 miliciens fut formée avec, à sa tête, Juan Bautista Casas. Le 22 janvier 1811, cette troupe, accompagnée d'une délégation de citoyens, marcha vers la Place d'Armes et arrêta le gouverneur Salcedo. Ce premier succès enhardit les révoltés. Mais il devait être sans lendemain. Hidalgo, en effet, avait été battu. Les rebelles furent faits prisonniers, sauf ceux qui purent s'enfuir aux Etats-Unis et leurs chefs furent exécutés, Casas et Hidalgo en tête. Cette équipée devait laisser des traces profondes; elle préparait, comme on va le voir plus loin, la séparation future du Texas d'avec le Mexique et son rattachement aux Etats-Unis. C’était ce qu’avait prévu, et redouté, Talleyrand.
A Erfurt, Napoléon avait obtenu des puissances du nord, notamment de la Russie, carte blanche pour résoudre le problème espagnol. Mais il n'ignorait pas qu'au premier revers, une grande partie de l'Europe se dresserait à nouveau contre lui. Madison succédait à Jefferson à la tête des Etats-Unis en 1809. Il mettait fin à l'embargo et en tirait argument pour réclamer l'abrogation du Blocus Continental. Napoléon ne pouvait évidemment pas accéder à cette requête qui eût ruiné sa stratégie de lutte contre l'Angleterre. Par ailleurs, la suppression de l'embargo était assortie d'une interdiction aux navires américains de se rendre dans des ports français et elle était donc encore moins favorable à la France que le maintien de l'embargo
L'opinion publique américaine, qui aspirait à une reprise des échanges commerciaux, était devenue franchement hostile à la France. Napoléon pouvait néanmoins encore compter sur quelque sympathie dans les Etats du Sud alors que la Nouvelle-Angleterre lui était franchement hostile. Il pouvait caresser le projet de dresser l'une contre l'autre ces deux fractions des Etats-Unis si dissemblables, événement qui se produisit quelque dizaines d'années plus tard. Pendant ce temps, l'Angleterre, avait aussi assoupli son dispositif de contrôle, mais ceci n'avait eu pour effet que de placer la plus grande partie du commerce des neutres sous son pavillon et les Etats-Unis avaient peu gagné au change.
En 1809, l'Autriche avait une fois de plus reprit les armes contre la France. Les Etats-Unis tentèrent à nouveau d'intervenir auprès de l'Empereur afin que le Blocus Continental devienne lettre morte. Malgré les embarras de l'heure, Napoléon refusa une nouvelle fois, estimant que les mers devaient être libres et que tout pavillon d'un navire de commerce devait être respecté sauf à ce que les nations en guerre prennent les mesures qu'elles jugeraient nécessaire pour que ce principe soit appliqué. Néanmoins, sous la pression de Champigy, son nouveau ministre des Affaires étrangères, l'Empereur accepta de rapporter les décrets de Milan et de Bayonne et de s'en tenir à celui de Berlin.
Mais la victoire à la bataille de Wagram coupa une fois de plus court à toute velléité d'accommodement, d'autant que l'Angleterre faisait à son tour preuve de mauvaise volonté à l'égard des Etats-Unis. Napoléon pouvait d'ailleurs difficilement assouplir les dispositions du Blocus Continental, pour la simple raison que celui-ci était contesté par un nombre croissant d'Etats européens, y compris dans le sein de son propre empire, et que cela devait être bientôt la cause de la guerre de Russie qui, après le bourbier ibérique, porta un coup fatal à l'Empire en 1812.
Les tergiversations de la France et des Etats-Unis
En 1810, le Congrès des Etats-Unis ouvrit un espace commercial aux produits anglais ce qui amena Napoléon à se montrer moins intransigeant. Après avoir rappelé les raisons des différentes restrictions qui s'étaient imposées, blocus, embargo... et les différentes situations qui en étaient résulté, il se disait déterminé à abroger les décrets de Berlin et de Milan à condition que l'Angleterre renonce elle aussi aux mesures qu'elle avait prises et, en cas de refus du cabinet de Londres, il engageait les Etats-Unis à faire respecter leurs droits par l'Angleterre. En attendant, le Blocus continental continuait d'être exercé avec toute sa rigueur, ce qui encourageait les Américains à rester prudents.
A la fin de l'année 1811, Madison remit en vigueur les restrictions à l'encontre du commerce anglais. En même temps, les Etats-Unis manifestaient l'intention de s'emparer de la Floride occidentale. Napoléon se félicita de la réactivation des restrictions et, pour ce qui concerne la Floride, il précisa sa politique à l'égard des colonies espagnoles : il se disait à nouveau favorable à leur accession à l'indépendance, à condition que l'Angleterre n'en tire pas profit. C'était la continuation de la politique qui avait présidé à la cession de la Louisiane : puisque la France ne pouvait pas défendre ces possessions d'outre-mer, mieux valait les placer entre des mains qui sauraient mieux les protéger, ainsi que l'avait montré l'exemple argentin.
Pour Napoléon, l'essentiel était de faire en sorte que les colonies espagnoles soient soustraites aux appétits britanniques, comme l'avait été la Louisiane, quitte à les aider à acquérir leur indépendance. Pour mener à bien cette politique, il pouvait compter sur la bienveillance des Etats-Unis lesquels, on l'a déjà dit, avaient un intérêt objectif à ce que l'Angleterre soit écartée du continent américain. Napoléon était disposé à accepter que les Etats-Unis prennent la place de l'Angleterre sur le continent américain, si telle était la condition d'un affaiblissement définitif de l'Angleterre. C'est cette hypothèse qui se réalisa plus tard en grande partie sous l'impulsion de la doctrine de Monroe : l'Amérique aux Américains! En dépit, faut-il le rappeler, de la tentative avortée de Napoléon III de créer un empire mexicain ami de la France, pour faire pièce à l'importance croissante des Etats-Unis. On remarquera que Napoléon III ne faisait que reprendre la politique d'endiguement de Talleyrand.
Entre temps, la sévérité du Blocus Continental s'était quelque peu relâchée à l'égard des navires américains ce qui conduisait les Etats-Unis à penser que l'Empereur, en froid avec la Russie, espérait encore visiblement que leur pays finirait par entrer en guerre contre l'Angleterre. Depuis 1809, un envoyé des Etats-Unis, Adams, agissait à Saint-Pétersbourg afin d'obtenir réparation pour la saisie de navires américains par le Danemark, en application du Blocus Continental. Il s'était jusqu'alors heurté à un refus lorsque, sur l'intervention directe du Tsar, il obtint satisfaction.
Sous la pression des intérêts du commerce, la politique russe était en train de changer. Bientôt, des vaisseaux américains se livrèrent à la contrebande, en infraction du Blocus et des traités passés entre la France et la Russie. Des échanges vitaux pour l'économie russe étaient ainsi rétablis avec l'Angleterre, par le truchement de la marine américaine, et ils se poursuivirent malgré les démarches françaises pour obtenir qu'il y soit mis fin. Le ton se durcit et des restrictions frappèrent en Russie les produits français, alors que le marché russe s'ouvrait tout grand aux produits américains, c'est-à-dire britanniques. Dès lors, les conditions d'un nouveau conflit franco-russe étaient réunies et la désastreuse campagne de 1812 allait pouvoir s'ouvrir. C'est donc indirectement les Etats-Unis qui furent, certainement sans le vouloir, à l'origine de l'événement qui allait blesser mortellement l'aigle impériale.
Aux Etats-Unis, Turreau avait été remplacé par Sérurier comme représentant de la France et Madison continuait à hésiter entre la France et l'Angleterre. Le secrétaire d'Etat, Robert Smith, un admirateur de Napoléon, laissait entendre que la guerre pourrait éclater entre son pays et l'Angleterre si cette dernière persistait dans système de contrôle des mers. Mais sa partialité en faveur de la France lui valut bientôt d'être remplacé par Monroe, lequel s'avéra moins facilement traitable. Napoléon, qui préparait l'invasion de la Russie, continuait à souffler le chaud et le froid. Il levait le séquestre sur les bâtiments américains nouvellement saisis et autorisait la délivrance de licences commerciales mais ne rapportait pas les décrets du Blocus continental.
Au début de 1812, l'affaire Henry ressortit. On se souvient que ce dernier avait participé à un complot qui visait à faire éclater les Etats-Unis avec le soutien de l'Angleterre. Ce personnage douteux, qui avait tenté de se faire rémunérer ses services par les Anglais, avait essuyé un refus. Sur le bateau qui le ramenait aux Etats-Unis, il fit la rencontre d'un Français. Ce dernier se présentait comme un descendant des ducs de Crillon qui devait quitter la France par suite de désaccords avec Napoléon. En fait, il était un agent secret de l'Empereur. Il réussit à convaincre Henry d'offrir au gouvernement américain, par l'intermédiaire de l'ambassade de France, les papiers compromettants qu'il possédait, puisque les Anglais se refusaient à reconnaître la dette qu'ils avaient contractée envers lui.
Les dits papiers, s'ils n'apportaient pas de preuve formelle de la compromission des fédéralistes dans la conspiration sécessionniste, révélaient néanmoins la part prise par l'Angleterre dans le complot. Il y avait là matière à casus belli et cette tentative anglaise de reprendre sournoisement pied sur le sol des Etats-Unis ne pouvait que réveiller les vieux réflexes nationalistes à l'encontre de l'ancienne puissance coloniale qui semblait ne pas avoir complètement abandonné tout espoir de revanche.
Au printemps 1812, l'Angleterre réitérait son intention de maintenir sa politique concernant le contrôle des mers ce qui contraignait les Etats-Unis à remettre en vigueur l'embargo. Une guerre entre les deux pays anglophones se profilait à l'horizon au moment où la France et la Russie allaient en venir aux mains. Mais, si ces dernières puissances étaient préparées, il n'en allait pas de même des Etats-Unis qui n'avaient encore pris aucune disposition militaire. Les partisans américains de la guerre estimaient que le retard serait vite rattrapé, que le sud et l'ouest, et même le Canada, allaient se lever en masse, que les Anglais seraient définitivement chassés d'Amérique et que les Etats-Unis, augmentés du Canada, deviendraient alors indépendants en fait, après l'avoir été en droit, et s'affirmeraient comme une puissance enfin majeure.
La campagne de Russie et l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Angleterre
Cependant, l'ambassadeur des Etats-Unis en France, Barlow ne parvenait toujours pas à obtenir de la France l'abrogation des décrets. Il lui était seulement répondu que, depuis l'automne 1811, ils ne s'appliquaient plus aux navires américains. Tout à sa campagne de Russie, l'Empereur, n'accordait d'ailleurs plus qu'une attention relative à ses relations avec un pays qui, au demeurant, continuait à commerce avec son nouvel ennemi. Napoléon quitta donc Paris avant d'avoir réglé l'affaire américaine.
On s'interrogeait alors en Angleterre sur les perspectives des conflits qui allaient s'ouvrir : qu'adviendrait-il si les Etats-Unis entraient en guerre au moment Napoléon allait peut-être triompher de la Russie ? La situation du pays était loin d'être brillante. Le Premier ministre venait d'être assassiné. Le moment n'était-il pas venu de jeter du lest ? La décision fut prise d'un accommodement avec l'ancienne colonie. Mais il était trop tard et, le 18 juin 1812, quelques jours avant l'entrée de Napoléon en Russie, la guerre éclatait entre l'Angleterre et les Etats-Unis. Barlow, toujours à la poursuite de l'abrogation des décrets, tenta de rejoindre l'Empereur à Wilna, alors que l'armée française battait en retraite depuis Moscou. Il mourut en Pologne au moment où les débris de la Grande Armée franchissaient le Niémen dans l'autre sens.
Tandis que l'Empereur des Français s'enfonçait dans l'immense empire russe, à la poursuite de son destin, en Amérique, une nouvelle guerre venait donc d'éclater. C'était la diversion espérée par Napoléon. Seulement, elle arrivait trop tard. D'autre part, si les Etats-Unis étaient maintenant devenus les alliés de la France contre l'Angleterre, ils avaient aussi contribué à lui susciter l'adversaire russe dans le nord de l'Europe, situation paradoxale qui s'explique parfaitement si l'on admet que les peuples ne sont jamais guidés que par la recherche de leur propre intérêt.
Malgré leur manque de préparation, les Américains s'apprêtèrent à envahir le Canada. Ils espéraient, on l'a dit, un soulèvement de la population. Malgré quelques désertions, celui-ci ne se produisit pas. La population anglophone était composée en grande partie de loyalistes qui s'étaient réfugiés au Canada pour refuser la séparation d'avec la couronne britannique, lors de la Guerre d'Indépendance. Il était naïf d'attendre d'eux ou de leurs descendants qu'ils se déjugent. Quant aux francophones, ils se souvenaient de la part prise par les Américains dans la défaite des troupes françaises, lors de la perte du Canada. Aussi servirent-ils en majorité sans défaillance leurs nouveaux maîtres.
De plus, l'armée anglaise, mieux préparée et mieux commandée que l'armée des Etats-Unis, fit mieux que se défendre et refoula l'envahisseur. Sur mer, les avantages étaient balancés, situation plutôt favorable aux Etats-Unis qui trouvaient, dans un regain de gloire, l'occasion de serrer les rangs et d'apaiser pour un moment la querelle entre fédéralistes et républicains. L'Angleterre était humiliée par la bonne contenance de la marine américaine, et des voix pacifiques s'élevèrent tant que la situation en Russie laissa entrevoir un nouveau triomphe de la France. Le retournement de situation qui s'opéra, après le début de la retraite de Moscou, les fit cependant taire et l'unanimité de l'opinion se refit pour soutenir l'effort de guerre.
L’affaire du Texas
En octobre 1812, José Bernardo Guttierez, un révolté texan de 1811, qui s'était réfugié aux Etats-Unis, leva en Louisiane une petite armée de 450 volontaires américains pour envahir le Texas. Guttierez remporta plusieurs victoires, tandis que ses troupes s'accroissaient par l'apport de patriotes texans. Il s'empara d'Alamo, puis de San Antonio. Des soldats loyalistes fait prisonniers furent alors décapités à la machette. Malgré une nouvelle victoire remportée sur les troupes loyalistes, Guttierez, abandonné par ses soldats qui désapprouvaient ce massacre, fut contraint de céder la place au général Toledo qu'il qualifiait de patriote hypocrite. Malgré la belle défense des soldats originaire des Etats-Unis, Toledo fut vaincu à la bataille de Medina, par le nombre et les habiles manœuvres du général loyaliste Arredondo. Une répression terrible s'abattit alors sur la population de San Antonio. Les femmes elles-mêmes ne furent pas épargnées. On dit que la confession par un prêtre fut utilisée pour tirer des renseignements des prisonniers avant de les passer par les armes!
En 1813, La Russie proposa sa médiation entre l'Angleterre et les Etats-Unis. Mais, dans le cours de l'année, la campagne d'Allemagne montra, à Lützen puis à Bautzen, que Napoléon possédait encore des ressources et qu'il était loin d'être vaincu. Les cartes étaient rebattues et la Russie avait d'autres préoccupations que le rétablissement de la paix en Amérique, tandis que l'Angleterre était peu disposée à introduire la Russie dans le jeu américain.
La guerre américaine paraissait devoir rester une fois de plus tributaire des conflits européens. C'est alors que, au moment où la Grande Armée succombait à Leipzig, les Américains remportèrent une victoire sur le lac Erié. Ces deux événements militaient en faveur d'une solution négociée du conflit, tant en Angleterre qu'aux Etats-Unis, où le fédéralisme se réveillait. Madison se montrait favorable à un nouvel embargo. Il fut promulgué mais il n'avait aucune chance de durer longtemps si le Blocus continental venait à disparaître, comme il fallait s'y attendre. Aux difficultés politiques qui recommençaient à opposer les fédéralistes et les républicains s'ajoutaient celles qui opposaient, au plan économique, les partisans du libre-échange à ceux qui voyaient dans le protectionnisme la seule manière de promouvoir le développement des manufactures américaines, tandis que d'autres prêchaient le maintien d'une Amérique pastorale d'où les fumées nocives des usines seraient à jamais proscrites. Ces oppositions dressaient l'un contre l'autre le Nord et le Sud en une préfiguration anticipée de la guerre de Sécession.
Le représentant de Napoléon, Sérurier, suivait évidemment ces débats avec attention. Il ne manquait pas d'observer et de commenter combien le prestige de la France variait dans l'opinion publique américaine en fonction des succès et des revers de la Grande Armée. Les Américains engagés en faveur de la guerre redoutaient qu'une victoire des alliés en Europe ne rende l'Angleterre toute puissante et ne porte le coup de grâce à leurs espoirs.
En 1814, l'abdication de Napoléon et son départ pour l'île d'Elbe libéra des soldats anglais. Le cabinet de Londres décida l'envoi au Canada d'un renfort de 10000 hommes, prélevé sur les meilleures troupes de Wellington.
La première abdication de Napoléon et l’offensive britannique en Amérique
Les troupes anglaises, après une succession de revers et de succès, s'apprêtaient à envahir les Etats-Unis à partir du lac Champlain, tandis que le général Sherbrooke, gouverneur de Nouvelle-Ecosse, s'emparait du Maine. L'invasion qui menaçait fut arrêtée sur le lac Champlain où les contingents de Wellington, privés de leur général, furent battus par des Américains que leurs adversaires décrivaient pourtant comme étant en guenilles! En représailles à un raid américain, une expédition anglaise fut montée contre Washington, qui était à peu près sans défense.
La capitale des Etats-Unis fut incendiée par les soldats anglais qui, au préalable, mangèrent à la Maison Blanche le repas préparé pour le président. Les navires à l'ancre sur le Potomac sautèrent en pleine nuit en un gigantesque feu d'artifice improvisé. Après le sac de Washington, les Anglais se dirigèrent sur Baltimore mais la ville, qui aurait dû être attaquée la première, avait eu le temps de se mettre en mesure et, après quelques tentatives infructueuses, au cours desquelles le général anglais Ross fut tué, l'amiral Cochrane estima que la prise de la cité ne vaudrait pas les pertes qu'elle entraînerait. Aussi préféra-t-il renoncer.
Malgré les avantages obtenus sur mer par la marine américaine, qui s'était emparée de plus de huit cents vaisseaux marchands anglais, les Etats-Unis étaient menacés par une grave crise économique et financière. La guerre coûtait cher. On négociait avec les Anglais et ceux-ci, en dépit de leurs revers, se montraient impitoyables. Ils réclamaient une partie du territoire des Etats-Unis, bien qu'aucune victoire décisive n'eût été remportée par eux. C'est alors que les opérations militaires se déplacèrent vers le Golfe du Mexique, où les Anglais dirigèrent un corps expéditionnaire, en escomptant un soulèvement des Français, des Indiens et des Espagnols. Si l'affaire réussissait, l'Angleterre triompherait une nouvelle fois de Napoléon puisque c'était pour éviter sa possession par les Anglais que l'Empereur avait cédé la Louisiane aux Etats-Unis.
L'armée américaine, sous les ordres de Jackson, était composée de milices. De fausses dispositions avaient été prises, mais cela n'empêcha nullement les envahisseurs anglais d'être sévèrement battus, le 8 janvier 1815, date à jamais mémorable dans l'histoire des Etats-Unis. Les Français ne s'étaient pas soulevés, au contraire, ils eurent leur part dans la victoire, en particulier les canonniers de l'ancien flibustier français Jean Lafitte qui, avec les canons volés aux Espagnols, massacrèrent sans état d'âme les habits rouges abhorrés, en échange du pardon des Etats-Unis pour leurs méfaits antérieurs.
Peu de temps avant Waterloo, les Français d'Amérique avaient pris, en quelque sorte par avance, la revanche de la défaite que les Français de France allaient essuyer dans les champs tristement célèbres de Belgique. Les Anglais avaient perdus plus de 2000 hommes, tués ou blessés, contre 71 Américains. Ironie de l’histoire, cette bataille se déroula alors que la paix était déjà conclue depuis deux semaines, entre Anglais et Américains, mais on ne le savait pas encore sur le terrain !
La défaite anglaise de la Nouvelle-Orléans prit une importance capitale, hors de proportion avec les forces qui s'y affrontèrent. Elle ouvrit la voie pour une expansion des Etats-Unis au détriment des colonies espagnoles et des territoires indiens. Cette fédération, jusqu'alors confinée, allaient s'affirmer, au cours du siècle suivant, comme une puissance majeure à l'échelle de la planète et rien ne pourrait arrêter son ascension qui façonna en grande partie le monde dans lequel nous vivons.
A la veille de son départ pour l'île d'Elbe, Napoléon s'était pris une fois de plus à rêver de l'Amérique. Pourquoi n'irait-il pas au Mexique, se mettre à la tête des patriotes pour fonder un nouvel empire? Dans son royaume lilliputien, il continua de s'intéresser à la guerre qui se poursuivait de l'autre côté de l'Atlantique. Des projets d'assassinats et de déportation pour l'éloigner du continent européen étaient débattus par ses ennemis et il ne les ignorait pas. Les fonds qui devaient lui être versés par le gouvernement français se faisaient attendre et il allait bientôt manquer d'argent.
La victoire américaine, le retour de l’Île d’Elbe et Waterloo
Des conversations avec le capitaine anglais Usher lui apprirent que 25000 hommes de l'armée de Wellington avaient été retirés d'Europe pour être envoyés combattre les Etats-Unis. Il est possible que cet affaiblissement des forces de son principal ennemi ait renforcé la volonté de l'Empereur de reconquérir le pouvoir en France. A cette époque, les nouvelles ne circulaient pas aussi vite qu'aujourd’hui et Napoléon ne pouvait qu'apprendre très tardivement la signature de la paix à Gand, à la fin de 1814 (24 décembre).
D’ailleurs, le traité qui mettait un terme à la guerre, ne fut ratifié par Madison que le 17 février 1815. Mais le plus important, c’est que les troupes anglaises eurent le temps de revenir sur le continent européen pour participer à la campagne de Belgique. Les enchaînements de l'histoire paraissent parfois être des signes du destin : les Américains étaient indirectement responsables de la campagne de Russie, ils entrèrent en guerre, comme le souhaitait Napoléon, trop tardivement pour créer une diversion à son avantage et signèrent la paix trop tôt pour empêcher les Anglais de tenir le rôle prépondérant qui fut le leur à Waterloo. Qui plus est cette paix fut signée à Gand, en Belgique!
L'Empereur déchu une seconde fois eut d'abord l'idée de gagner les Etats-Unis. Mais la croisière anglaise veillait et elle était bien décidée à ne pas laisser sa proie lui échapper. On connaît la suite. Napoléon, refusant de fuir caché dans un tonneau, décida de se rendre aux Anglais qui le déportèrent à Sainte-Hélène, conformément au projet discuté à Vienne par la Sainte-Alliance, alors qu'il était encore "empereur" de l'île d'Elbe.
En Europe, les idéaux de la Révolution française étaient mis pour un temps sous le boisseau. De nombreux Français compromis pendant les Cent Jours s'exilèrent aux Etats-Unis. On dit même que le maréchal Ney, échappé au peloton d'exécution, reposerait aujourd'hui dans un cimetière américain. Joseph, l’ancien roi d’Espagne, résidait près de Philadelphie. Il ouvrait sa bourse aux exilés qui se regroupaient autour de lui et rêvaient d'aller délivrer l'Empereur des griffes de la perfide Albion, tandis que, sur son rocher, Napoléon continuait à se demander ce qu'il aurait pu faire s'il était parvenu à se réfugier au Mexique, un pays qu'il comparait au centre de gravité du monde.
Ces proscrits comptaient de nombreux militaires. Quelques-uns se groupèrent autour des frères Lallemand et du général Rigaud pour créer une colonie, avec l'aide notamment de l'ancien flibustier Jean Lafitte. Ce Champ d'Asile, s'installa d'abord en Alabama, puis au Texas, avant de revenir en Alabama. Au Texas, il se trouvait sur des terres contestées entre le Mexique, encore colonie espagnole, et les Etats-Unis. Le jeu que jouèrent alors ces étranges laboureurs est mal éclairci mais leur présence entraîna des difficultés entre les deux pays. On sait combien cet endroit était sensible. Le bruit couru même que des Mexicains envisageaient à nouveau d'offrir la couronne de leur pays au roi Joseph.
Les militaires français attiraient l'attention intéressée des insurgés d'Amérique du sud en lutte contre l'Espagne pour conquérir leur indépendance. Plusieurs officiers se laissèrent tenter par l'aventure, avec des succès divers. Certains d'entre eux laissèrent des traces durables en Amérique latine, comme le colonel Georges Beauchef, qui fut nommé, après l'indépendance, gouverneur d’une province chilienne.
Une plaque commémorative rappelle ces faits dans un vieux fort désaffecté de la baie de Corral. Voici ce qu’on peut lire sur cette plaque : "L’année 1820, Georges Beauchef, ex colonel des armées napoléoniennes et colonel de l’armée de libération, combattit dans la Baie de Corral pour l’indépendance et la gloire du Chili avant d’être, pendant les années 1822 et 1823, gouverneur de la province de Valdivia". Il convient ici de signaler une de ces manifestations d'humour dont l'histoire a le secret : Beauchef lutta en Amérique du Sud aux côtés d’un ennemi de la veille ; l'amiral anglais Cochrane fut, en effet, le fondateur de la marine chilienne !
L’influence napoléonienne en Amérique
L'Amérique resta durablement marquée par ses relations mouvementées avec la France. Si la Louisiane fut vendue aux Etats-Unis en 1803, la législation de cet Etat resta basée sur le Code Napoléon. La campagne d'Egypte inspira la forme de l'obélisque qui fut érigé à Washington. L'architecture de la Maison Blanche est clairement copiée du style empire. La stratégie de Napoléon Ier fut enseignée à West Point et elle fut la bible des armées de la guerre de Sécession. Enfin, il revenait à l'un des grands-neveux de l'Empereur, Charles-Joseph Bonaparte (1851-1921), un descendant de Jérôme, attorney général des Etats-Unis, de fonder le F.B.I., en 1908.
Dans les autres pays américains, le souvenir de l'Empereur ne fut pas moins vivace. L'indépendance du Mexique fut acquise l'année même de la mort de l'Empereur et la nouvelle nation prit la forme politique d'un empire. Le père de la nation mexicaine, Augustin Ier, admirait Napoléon et s'inspira de son code. Dans les anciennes colonies espagnoles, on reconnaît aujourd'hui encore le rôle émancipateur de l'Empereur, même si celui-ci agit sous la pression de la nécessité plutôt que de sa propre volonté.
En témoignent, le Musée Napoléon de la Havane, avec sa riche bibliothèque, et l'Institut Napoléonien du Mexique, entre autres institutions du Nouveau Monde. Enfin, l'engouement de tant de peuples latino-américains pour les militaires providentiels peut être analysé avec raison comme une adaptation sud-américaine du bonapartisme. Il n’est pas jusqu’à l’Espagne où parfois l’on représente de nos jours Napoléon sous les traits... d’un Espagnol, malgré les reproches fondés qui lui sont encore adressés.
A propos de l'auteur
Poète, Passionné d'histoire et grand voyageur, Jean Dif a rédigé des ouvrages historiques et des récits de voyage.(voir son site).