131 bataille de malazgirtLa bataille de Manzikert (1071) a opposé l'armée byzantine de l'empereur Romain IV aux turcs seldjoukides commandés par Alp Arslan. Victorieux, ces derniers s'emparent de quasiment toute l’Asie Mineure. Parmi les raisons invoquées pour justifier la Première croisade, la conquête turque en Orient figure en bonne place. D’abord esclaves au sein des armées abbassides, les Turcs ont pris de l’importance politique au cours du Xe siècle, et certains d’entre eux, grâce au titre de sultan donné par le calife, ont réussi à se tailler des principautés et à étendre l’influence turque jusqu’à la Syrie et à l’Anatolie. Parmi ces peuples turcs, les Seldjoukides, qui au cours du XIe siècle affirment leur autorité sur la région, allant jusqu’à menacer Byzance. C’est justement cette lutte entre les Seldjoukides et les Byzantins qui culmine avec la bataille de Manzikert. Pour quelles conséquences ?

 

Les Seldjoukides maîtres de l’Orient musulman ? 

Les Turcs sont en Islam, jusqu’au XIe siècle, des esclaves militaires (mamelouks). Dès le IXè siècle, ils forment le gros de la garde califale et leurs femmes peuplent les harems de Bagdad. Ce sont ensuite différents peuples turcs nomades qui commencent à s’installer dans l’Orient musulman, entrant au service du calife et s’islamisant. Le califat abbasside est affaibli au Xè siècle, et bientôt sous la tutelle des chiites Buyides, ce qui facilite l’installation des Turcs. Certains de ces derniers prennent des places importantes au sein de l’armée, mais aussi dans l’administration, parfois avec le titre de vizir. 

Parmi les peuples turcs qui deviennent influents au cours du XIè siècles figurent les Oghuz, menés par Seldjouk (qui donnera donc son nom à la dynastie). Durant les années 1030, ils mettent à mal la domination des Ghaznavides et des Buyides en Orient, et en 1055 ils s’imposent de force comme protecteurs du calife abbasside al-Qâ’im, quand leur sultan Tughrîlbeg (ou Tuğrul Bey) entre dans Bagdad. Ils détiennent le pouvoir de fait, chassant les Buyides de la capitale abbasside. 

Cependant, la poussée seldjoukide ne s’arrête pas en Irak. Le successeur de Tuğrul Bey, Alp Arslân (sultan en 1063), écarte ses rivaux et avance encore plus à l’Ouest, en particulier vers l’Anatolie. Il menace aussi la Syrie et les possessions du califat rival de Bagdad, celui des Fatimides du Caire. A la veille de la bataille de Manzikert, les Seldjoukides sont donc en plein dans leur élan conquérant. 

Un Empire byzantin affaibli 

Le XIè siècle signifie pour Byzance le retour des divisions internes. En effet, Basile II n’a pas laissé d’héritier à sa mort en 1025. Commence alors une compétition pour créer une nouvelle dynastie capable de succéder à celle des Macédoniens. Après le frère de Basile II, Constantin VIII, ce sont les filles de ce dernier qui « font » les empereurs, et l’instabilité part pour durer un demi-siècle, malgré le règne relativement long de Constantin IX Monomaque (1042-1055).

La lutte oppose de grandes factions aristocratiques, parmi lesquelles les Macédoniens bien sûr, mais aussi les Diogène ou encore à Constantinople les Comnène. C’est justement un représentant de cette dernière dynastie, Isaac Comnène, qui s’impose un temps en 1057, grâce au soutien du patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire (célèbre pour son rôle dans le schisme avec Rome en 1054). Mais vite usé malgré ses qualités, il doit céder la place à Constantin X Doukas à peine deux ans plus tard ! 

Le règne du nouvel empereur n’est pas de tout repos, car l’Empire byzantin est toujours dans une situation difficile, assiégé presque perpétuellement par des attaquants venus de toutes parts : Petchenègues, Normands, et bientôt Turcs. Ces derniers se font plus menaçants encore à partir des années 1060. C’est à ce moment que Constantin X décède (en 1067) ; sa femme Eudoxie lui succède comme régente, avec comme empereur leur enfant Michel VII Doukas. Mais Eudoxie se remarie rapidement avec Romain Diogène, qui tient finalement le pouvoir impérial de fait. Romain IV Diogène décide alors d’asseoir sa légitimité incertaine en lançant des offensives contre les ennemis extérieurs, en particulier les Turcs seldjoukides.

C’est ce qui va mener à la bataille de Manzikert. 

La bataille de Manzikert, un désastre annoncé ? 

Les raids turcs en Anatolie ont commencé dès les années 1050, avec des razzias lancés par les Turcomans. Déjà en 1054, Tuğrul Bey est stoppé devant la forteresse de…Manzikert, repoussé par Basile Apokapès et une garnison de mercenaires francs. 

Au moment où Romain IV Diogène arrive au pouvoir à Constantinople, les Seldjoukides sont tournés vers leur grand rival, les Fatimides. Le sultan Alp Arslân a attaqué la ville syrienne d’Alep, et ne se préoccupe pas pour le moment de l’Anatolie byzantine. Il a conquis la forteresse de Manzikert début 1071, mais a signé une trêve avec les Byzantins pour se tourner vers la Syrie. L’empereur byzantin a profité de ce laps de temps pour terminer l’entrainement et l’équipement de son armée (environ 70 000 hommes), et préparer son offensive.alp-arslan

Après avoir passé le Bosphore en mars 1071, le basileus décide de diviser son armée en deux, ce qui semble avoir été sa grande erreur. En effet, ses meilleures troupes, avec à leur tête le stratège Joseph Tarchaniotès, sont envoyées au Nord pour renforcer l’armée du mercenaire normand Roussel de Bailleul ; certaines sources parlent alors d’une défaite suite à une attaque surprise d’Alp Arslân, d’autres évoquent une trahison du stratège et du Normand, peut-être influencés par les Doukas, partisans du jeune Michel VII, mis à l’écart du pouvoir par son beau-père et sa mère Eudoxie. Quoiqu’il en soit, et bien qu’il ait repris facilement Manzikert, le basileus se retrouve affaibli alors que les Turcs ont abandonné le siège d’Alep pour se tourner vers les Byzantins. 

Très vite l’armée de Romain IV Diogène est harcelée par les archers seldjoukides, y compris en pleine nuit. Pourtant, curieusement, le sultan ne semble pas sûr de sa force, surtout pour une bataille rangée, et il tente une négociation. Sans succès. En effet, l’empereur a besoin de cette victoire, non seulement pour éloigner le danger turc mais aussi pour légitimer son pouvoir et entrer en vainqueur dans Constantinople. Les armées se mettent alors en ordre de bataille. 

Le 26 août 1071, le basileus place son armée (sans doute plus de 50 000 hommes) en une longue ligne profonde de plusieurs rangs, avec la cavalerie sur les flancs. L’empereur est entouré de différents généraux, dont le talentueux Nicéphore Bryenne et, plus surprenant, le neveu de Constantin X, Andronic Doukas, qui ne cache pas son mépris envers lui. De leur côté, les Seldjoukides (une armée de 30 000 hommes, essentiellement des cavaliers) laissent avancer l’armée grecque et se forment en croissant, faisant galoper leurs archers sur les flancs byzantins qui se retrouvent arrosés de flèches. 

L’empereur byzantin, situé au centre de son armée, est rapidement frustré par ce refus du combat frontal de la part d’Alp Arslân. La nuit est proche, et il décide de rebrousser chemin ; c’est le moment que choisit le sultan pour lancer son attaque ! Les versions divergent alors : le basileus a-t-il été trahi par Andronic Doukas, qui aurait fait courir la rumeur de sa mort ? Les troupes grecques sont-elles tombées dans des embuscades alors qu’elles rebroussaient chemin ?

Le résultat est le même : l’armée byzantine est totalement désorganisée par l’attaque du sultan, qui enfonce le clou par un assaut général. Les nobles, autour d’Andronic Doukas, abandonnent bien vite le combat et fuient avec la plupart des mercenaires. Seule l’aile gauche de Nicéphore Bryenne résiste et parvient à soutenir le centre et Romain IV Diogène, évitant la désorganisation totale et sans doute beaucoup plus de pertes (ce qui aurait eu des conséquences encore plus dramatiques). Le basileus est malheureusement blessé et perd son cheval : il doit se rendre aux Turcs. 

Les conséquences de la défaite de Manzikert

empire byzantin 1000 1100L’empereur capturé, il n’y a pas plus grande humiliation pour l’Empire. La situation est cependant plus compliquée : la légitimité douteuse du basileus peut rapidement régler la question. Cela n’empêche pas le sultan de bien traiter son prisonnier et d’accepter le paiement d’une rançon abordable.

Ainsi, Romain IV Diogène peut retourner à Constantinople, mais il n’y entrera pas en espérant le triomphe. Au contraire, il est accueilli par les partisans de Michel VII Doukas, décidé à faire valoir son droit au trône impérial et enfin succéder à son père. L’empereur en place mais vaincu est emprisonné, on lui crève les yeux, on l’enferme dans un monastère où il meurt peu après. Sa femme, pourtant mère du nouvel empereur Michel VII Doukas, est envoyée en exil. 

La déposition et la mort de Romain IV Diogène ne signifient pas pour autant la fin des problèmes pour l’Empire. L’instabilité politique demeure, la crise économique s’accroît et malgré les conditions clémentes offertes par Alp Arslân après la bataille de Manzikert, l’avancée turque en Arménie et en Anatolie se confirme les années suivantes. Il faut attendre l’avènement d’Alexis Comnène en 1081, soit dix ans après Manzikert, pour que l’hémorragie cesse. 

 Si du côté byzantin la défaite de Manzikert est un séisme, côté turc on passe rapidement à autre chose. Le principal objectif d’Alp Arslân demeure la guerre contre les Fatimides. Pourtant, peu après sa victoire en Arménie, il doit se rendre à l’Est de son empire pour combattre des révoltes, et il est assassiné en Transoxiane.
 

Lui succède son fils Malik Shah, qui connaît encore plus de succès. Il assoit le pouvoir seldjoukide en Irak, puis conquiert rien moins que La Mecque, le Yémen, Damas, Alep et enfin Bagdad, entre 1072 et 1087 ! En revanche, en Anatolie les Seldjoukides laissent s’installer les Turcomans. 

La mort de Malik Shah en 1092 signifie néanmoins la fin de l’expansion seldjoukide. Les querelles de succession, le pouvoir des émirs locaux, les Fatimides toujours présents, puis le relatif renouveau byzantin avec Alexis Comnène amènent à une nouvelle fragmentation du Proche-Orient à la veille de l’appel à la Croisade d’Urbain II, en 1095. 

Un prétexte à la Croisade ? 

Parmi les arguments prêtés au pape Urbain II pour lancer la Première croisade le 27 novembre 1095, la menace turque et plus particulièrement son symbole militaire qu’est Manzikert sont souvent avancés. Les Turcs ont mauvaise réputation, jusqu’en Occident, non seulement par le biais des Byzantins mais aussi des Fatimides. On entend en Occident qu’ils rendraient plus difficile le pèlerinage vers Jérusalem, que la traversée de l’Anatolie serait devenue presqu’impossible. Pire, lors de leur occupation de Jérusalem, ils auraient persécuté les chrétiens, comme le calife fatimide Al-Hakim au début du XIè siècle (il avait brûlé le Saint-Sépulcre). 

Pourtant, l’argument semble peu recevable. La conquête seldjoukide a au contraire un temps stabilisé la région, et il semblerait qu’ils aient même rétabli des droits aux minorités, y compris chrétiennes. Ces minorités ne souffrent pas non plus des querelles entre Turcs, et ils échappent aux massacres qui suivent la révolte de Jérusalem contre les Turcomans en 1076. Mais l’image de Manzikert reste, ajoutée à des anecdotes marquantes, comme ce Seldjoukide qui tire une flèche dans le plafond du Saint-Sépulcre. Les voix des chrétiens d’Orient, qui saluent la politique seldjoukide (comme l’auteur de L’Histoire des Patriarches d’Alexandrie), ne parviennent pas jusqu’en Occident et la croisade est bien lancée, pour aller sauver Byzance et libérer le Saint-Sépulcre des Infidèles, dont les Turcs représentent alors l’image la plus partagée. 

La bataille de Manzikert est donc une date marquante à plusieurs niveaux : pour Byzance, pour l’Islam d’Orient et les Turcs, et pour l’Occident puisqu’elle est l’une des causes (nombreuses et en débat) de la Première croisade.  

Bibliographie non exhaustive

 - J.J. Norwich, Histoire de Byzance (330-1453), Perrin, 1999.
 

- J-C Cheynet, Byzance, l’Empire romain d’Orient, Que-Sais-Je, 2017.

- C. Picard, Le monde musulman du XIè au XVè siècle, A. Colin, 2001. 

- P. Jansen, A. Nef, C. Picard, La Méditerranée entre pays d’Islam et monde latin (milieu Xè-milieu XIIIè siècle), Sedes, 2000. 

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