bougievalrianHistoire pour tous rencontre Dominique Valérian, professeur d’histoire médiévale à l’université Lumière - Lyon 2, spécialiste de l’Occident musulman médiéval, pour évoquer son parcours d’historien, ses recherches, sa vision de l’enseignement de l’histoire de l’Islam médiéval, et son point de vue sur internet.

« Souvent, les gens qui travaillent sur l’Islam ont un lien, par la famille, ou l’expérience personnelle, avec cette culture et cette histoire. »

Comment êtes-vous devenu historien ?

Je crois que c’est à partir de la Seconde que j’ai décidé de faire des études d’histoire, d’abord pour devenir professeur du secondaire puisque c’était le modèle que j’avais sous les yeux. Mais ma curiosité pour l’histoire est plus ancienne, tout comme mon intérêt pour le monde musulman, puisque j’ai passé une partie de mon enfance en Algérie, ce qui a sûrement laissé des traces. Souvent, les gens qui travaillent sur l’Islam ont un lien, par la famille, ou l’expérience personnelle, avec cette culture et cette histoire.

Quel a été votre parcours universitaire ?

Il s’est déroulé presqu’entièrement à Paris I. J’ai fait une maîtrise avec Françoise Micheau, qui portait sur les routes de pèlerinage à Jérusalem aux XIe et XIIe siècles.

Comment vous êtes-vous mis à l’arabe ?

En maîtrise, je me suis inscrit aux Langues O, et j’ai continué par la suite, sauf l’année où j’ai préparé l’agrégation (obtenue en 1991). Je suis parti ensuite faire ma coopération pendant seize mois en Tunisie, avec la chance de me trouver à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain au moment où il s’est créé, ce qui m’a permis d’entrer en contact avec des universitaires tunisiens.

Quelles relations avez-vous avec vos collègues médiévistes du Maghreb ?

Des relations institutionnelles et personnelles, avec des situations différentes selon les pays. Mon domaine de recherche fait que j’ai peu de contacts avec mes collègues marocains, et beaucoup plus avec les Tunisiens, où le milieu universitaire est assez étoffé sur le Moyen Âge. Avec l’Algérie, c’est plus compliqué parce que le paysage universitaire en histoire est en reconstruction. L’histoire médiévale n’a jamais vraiment été une priorité du pouvoir là-bas, mais les choses sont en train de changer, avec notamment un pôle qui se développe à l’université de Constantine.

Revenons à votre parcours…

Après la coopération, je me suis inscrit en DEA, dont le sujet était en fait une introduction à ma thèse sur le port de Bougie au Moyen Âge. Pendant deux ans j’ai enseigné en lycée aux Mureaux, puis j’ai été recruté comme ATER à Paris I, pendant deux ans également, ce qui m’a permis d’avancer un peu plus sur ma thèse, avant d’aller trois ans à l’Ecole française de Rome pour la finir.

Pourquoi avoir choisi le port de Bougie au Moyen Âge ?

Trouver le sujet ma thèse a été un processus assez long. Après l’agrégation, j’ai assisté à des séminaires pour élargir ma culture et mon horizon, me concentrant quand même sur l’Orient et le Maghreb. Ensuite, mon départ à Tunis m’a permis de resserrer le prisme et, surtout, c’est une fois sur place que Françoise Micheau m’a écrit pour me proposer de travailler sur le port de Bougie. Une idée qui m’a parue excellente.

Revenir sur une historiographie très européocentrée

Comment aborde-t-on un tel sujet ?

L’étude portant sur un port actif entre le XIe et le XVe siècle, c’est une histoire qui devait forcément se faire dans un cadre large, islamique et méditerranéen. Il fallait donc prendre en considération les sources arabes et les sources latines. Je me suis rendu compte que les sources arabes parlaient finalement assez peu du commerce, et donc que le recours à des sources extérieures était impératif. Les archives latines étant considérables, le risque était de tomber dans une histoire de l’expansion européenne. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment un port du Maghreb s’insérait dans une Méditerranée en pleine expansion économique, à partir de pôles situés en Europe. Faire une histoire de l’insertion du Maghreb dans la Méditerranée, inversant ainsi la perspective en revenant sur une historiographie très européocentrée.

Quelles archives avez-vous consulté en Europe ?

J’ai commencé par Marseille, et ensuite les archives italiennes et espagnoles. En Italie, il y a un énorme fonds à Gênes, ainsi qu’à Venise et à Pise, moins à Florence. Je suis allé aussi à Palerme. En Espagne, j’ai commencé par Barcelone pour les archives de la couronne d’Aragon, avant d’aller à Valence et Majorque où se trouvent énormément de documents importants et passionnants. En revanche, les archives castillanes sont plus pauvres en ce qui concernait mon sujet.rseauxvalrian

L’écriture d’une thèse est souvent difficile, non ?

On commence en fait par rédiger des articles, ce qui est un bon entraînement même si l’ampleur n’est évidemment pas la même. Ensuite, c’est comme une dissertation telle qu’on l’apprend aux étudiants, avec une problématique, un plan, et la construction d’une argumentation à partir de toute la documentation dont on dispose. Une dissertation de plusieurs centaines de page, qui nécessite beaucoup de temps. C’est une épreuve.

Quelles ont été les conclusions de votre thèse ?

La fin du Moyen Âge est traditionnellement considérée comme une période de déclin pour l’Islam, en tout cas par les orientalistes, alors que ma première conclusion montre au contraire que c’est une période de prospérité, en particulier dans les régions portuaires du Maghreb. Une prospérité étroitement liée à l’évolution de la conjoncture en Méditerranée. On voit aussi une évolution du contexte proprement maghrébin au niveau social, politique, économique, qui amène les acteurs musulmans à laisser la place aux acteurs chrétiens dans le domaine du commerce maritime.

Votre HDR s’est inscrite dans la suite logique de votre thèse et de ses conclusions.

Oui, j’ai écrit un mémoire intitulé Ports et réseaux d’échanges dans le Maghreb médiéval. Cela a été un élargissement par rapport à la thèse puisque j’ai étudié l’ensemble des ports du Maghreb sur toute la période médiévale (à partir de la conquête musulmane). C’est également l’approfondissement d’un thème un peu en filigrane dans la thèse, celui des réseaux. Un travail dans la lignée du programme de recherches que nous avons développé avec Damien Coulon, Christophe Picard et Catherine Otten, au CNRS, et qui s’intitulait : Espaces et réseaux en Méditerranée médiévale.

Sur quoi portent vos recherches aujourd’hui ?

Elles vont se déployer dans plusieurs directions. D’abord vers l’étude des sociétés portuaires, principalement dans le monde musulman et éventuellement au-delà, un thème que j’avais effleuré dans la thèse mais pour lequel je n’avais pas eu les sources suffisantes. La deuxième direction portera sur la question de l’orientalisation du Maghreb, l’intégration de celui-ci dans un modèle islamique polarisé sur l’Orient. Je vais aussi m’intéresser à un projet de recherche sur le détroit de Gibraltar dans le cadre d’une ANR pilotée par la Casa de Velázquez.

« Une perspective d’historien, pas de civilisationniste »

Vous enseignez également à l’Université. Comment voyez-vous votre travail d’enseignant, en particulier dans votre spécialité ?

Ma philosophie de l’enseignement de l’histoire de l’Islam médiéval est que cette histoire doit être enseignée de la même façon que toutes les autres. L’important est d’être dans une perspective d’historien et pas de « civilisationniste », en s’opposant ainsi à la démarche orientaliste longtemps pratiquée auparavant. Il s’agit d’éviter l’essentialisme, comme l’a fait Edward Saïd, et de suivre les pas d’un Claude Cahen. Cela comporte certes quelques difficultés, l’apprentissage d’une langue difficile par exemple. Mais la démarche historienne reste la même. C’est valable évidemment aussi pour les étudiants, qui viennent très souvent dans nos cours « pour découvrir une nouvelle culture », pensant que si on connaît l’Islam du XIIe siècle on connaîtra celui du XXIe…C’est une tendance lourde dans la société, et donc chez les étudiants, qu’il faut combattre dans l’enseignement en adoptant cette démarche proprement historienne, prenant en compte les évolutions, le contexte, s’appuyant sur la spécificité des sources, etc. Il n’y a donc pas de spécificité de l’enseignement de l’Islam médiéval, seulement des difficultés liées à l’éloignement culturel et au contexte géopolitique, et même de politique intérieure en France. Nous avons tout de même peu d’étudiants à l’université Paris 1 qui arrivent avec des idées « huntingtoniennes », de choc de civilisations. Mais elles sont toujours en arrière-plan et amènent parfois à un effet opposé, une idéalisation des relations islamo-chrétiennes, ou de l’Islam en général, ce qui est aussi essentialiste et donc à combattre au même titre.

Avez-vous des étudiants « militants », comme cela peut arriver à vos collègues d’histoire contemporaine, comme Pierre Vermeren ?

Non, nous n’avons pas vraiment ce problème en histoire médiévale. C’est plus le cas en contemporaine en effet, mais également en langues. Certains de nos étudiants viennent à nos cours pour des raisons identitaires, mais cela ne pose pas spécialement problème. Ce sont des étudiants qui essaient de faire correspondre l’enseignement de l’histoire qu’on leur dispense avec un autre discours, qu’ils reçoivent dans des cadres associatifs ou religieux. Le problème alors est l’adéquation entre la réalité historique et la norme islamique telle qu’ils la perçoivent. Nous avons donc souvent cette remarque : « ce que vous nous décrivez n’est pas possible puisque c’est interdit ». Il faut alors expliquer la différence entre la norme et la pratique, et que les normes elles-mêmes évoluent, qu’elles sont objets d’histoire. Cela va évidemment à l’encontre du discours du fondamentalisme religieux qui affirme au contraire que la norme est immuable.

Vous avez également enseigné dans le secondaire.

J’ai passé quelques années en lycée, oui. D’abord, on y apprend à faire des cours et on est conscient des difficultés des étudiants qui viennent de passer le bac, ce qui est très intéressant pour enseigner ensuite en université. Cela facilite le travail. Pour l’enseignement de l’Islam, je n’ai pas eu de classes de Cinquième et j’ai quitté le secondaire au moment où se mettait en place le programme sur la Méditerranée au XIIe siècle. A mon grand regret car j’aurais aimé enseigner cette question. Je trouvais que c’était une bonne idée de la mettre au programme, puisque cela montrait que les relations entre chrétiens et musulmans n’avaient pas été seulement belliqueuses. On peut donc regretter que ce programme ait finalement été abandonné, pour se recentrer sur le discours prôné à la tête de l’Etat, avec l’identité française et européenne comme principaux axes des nouveaux enseignements. C’est regrettable et dangereux.

« Diffuser le discours historien si peu présent dans les medias »

Votre participation aux journées Europe et Islam peut-elle être considérée comme une démarche de « vulgarisation » ? Et que pensez-vous de celle-ci ?

Je la pratique peu pour le moment, surtout par manque de temps, mais elle est à mon avis importante pour diffuser le discours historien si peu présent dans les medias. On peut passer par des conférences, mais le public y est très restreint. Il faut donc essayer par la radio, mais dans certaines émissions très spécialisées (ce n’est pas le cas de toutes) le problème est un peu le même, l’audience y est limitée. Cela nécessite également, en plus de la compétence, un certain talent pour diffuser ce discours de vulgarisation à un public élargi…sourcesitaliennesvalrian

Patrick Boucheron nous disait justement qu’il écrit différemment selon le public visé…

En effet, et ce n’est pas toujours facile. J’ai écrit des articles dans la revue Historia sur l’Orient à l’époque des croisades et sur Cordoue. Sur le principe, je suis tout à fait pour, cela fait partie de notre travail, surtout avec ce discours ambiant qu’il faut combattre.

« Faire le tri sur internet »

Quel rôle joue internet aujourd’hui dans la recherche en histoire ? Quels en sont les dangers selon vous ?

J’ai commencé à m’intéresser à internet il y a quelques années en constatant que les étudiants y avaient de plus en plus recours sans savoir véritablement s’en servir. J’avais fait un cours destiné aux masters à l’époque, spécialement sur l’apport d’internet pour les étudiants, en soulignant certains écueils. D’abord de tomber, avec un usage superficiel du net, sur des sites peu fiables scientifiquement. C’est le risque de la « googlisation », ou de Wikipedia car les articles (dont certains peuvent être très bons) ne sont pas signés. J’insiste donc sur le fait qu’un texte ne peut être valable scientifiquement que s’il est signé, et par quelqu’un qui a une certaine autorité dans le champ académique. On peut alors identifier l’auteur et faire une critique de ce texte. Il faut ainsi faire le tri sur internet. La spécificité propre au domaine de l’Islam est liée au contexte idéologique, avec un champ où sont très actifs à la fois les militants islamistes et les partisans du choc des civilisations. L’histoire est alors manipulée à des fins idéologiques, et c’est très dangereux pour les étudiants. C’est dans le prolongement de ce cours qu’avec Eric Vallet nous sommes entrés dans l’équipe de Ménestrel.

Quel est votre rôle au sein de ce site d’histoire médiévale ?

Nous nous occupons des pages concernant l’Islam, et celles concernant les études médiévales dans les pays musulmans. On voulait montrer qu’il y a aussi dans ces pays des recherches en histoire médiévale car auparavant Ménestrel était très centré sur l’Europe. J’insiste aujourd’hui, dans le comité de rédaction que j’ai intégré il y a peu, pour continuer à nous ouvrir sur le monde, comme nous l’avons fait récemment avec des pages sur les Etats-Unis, avant d’autres sur la Chine, l’Inde ou l’Amérique latine.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans le projet de Patrick Boucheron, Histoire du monde au XVe siècle ?

Patrick Boucheron m’a demandé d’y participer, tout simplement. J’ai trouvé le projet passionnant, c’est un modèle d’histoire globalisée, ce qui n’est pas évident. L’histoire globale est très à la mode, surtout dans le monde anglo-saxon, mais pas toujours avec la rigueur que l’on pourrait attendre. C’est trop souvent une juxtaposition d’études ou de grands schémas qui laissent sceptique. Là, le projet était très solidement argumenté au départ, et les réunions ont été très constructives pour que chacun échange son point de vue. Les chapitres thématiques transversaux ont aussi été une très bonne idée, pour montrer la mise en en place d’un système-monde. Cela m’intéressait évidemment puisque c’est dans l’esprit de mes travaux sur l’Islam et la Méditerranée. Le XVe siècle est en plus un moment important où les activités économiques et commerciales reprennent avec de l’ampleur, et se mondialisent avec l’ouverture de la Méditerranée sur l’Atlantique.

Merci.

Dominique Valérian est professeur d’histoire médiévale à l’université Lumière - Lyon 2. Sa thèse a été publiée : Bougie, port maghrébin (1067-1510), Ecole française de Rome, 2006.

Il a également dirigé Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (VIIe-XIIe siècle), (Publications de la Sorbonne, 2011), et contribué à Histoire du Monde au XVe siècle (P. Boucheron, dir, Fayard, 2009). Il dirige avec Eric Vallet les pages consacrées à l’Islam médiéval du site internet Ménestrel.

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