L'Afrique du Sud, une terre tourmentée
Au début du XIXème siècle, ce qui est aujourd'hui l'Afrique du Sud connaît une vague de bouleversements sans précédent, qui va la plonger dans la tourmente. Elle est alors peuplée par une multitude d'ethnies, aujourd'hui classées en deux groupes principaux selon leur appartenance linguistique : les Khoïsans à l'ouest (dont l'ethnie principale, les Khoïkhoïs, sont apparentés aux Bochimans de Namibie), et les Bantous à l'est. Ces derniers, dont la famille linguistique s'étend sur toute la moitié sud du continent africain, sont eux-mêmes divisés en sous-familles, dont les deux principales, en Afrique du Sud, sont les Ngunis d'une part, et les Sothos-Tswanas d'autre part. Ces groupes linguistiques ne constituent en rien des entités étatiques, et sont fragmentés en de nombreux clans et tribus dépourvus d'identité « nationale ».
Ces peuples n'étaient plus seuls sur la terre sud-africaine. En 1653, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales établit, à proximité du cap de Bonne-Espérance, une base de ravitaillement pour ses navires en route vers les comptoirs hollandais des Indes. Cet établissement allait devenir la ville du Cap, puis la colonie du même nom. Son peuplement européen est accéléré par de nombreux calvinistes français après que Louis XIV ait révoqué l'édit de Nantes, en 1685. Préférant s'exiler pour ne pas renoncer à leur foi, ces protestants se réfugient pour beaucoup aux Pays-Bas, et certains s'ajoutent aux Hollandais qui partent s'installer dans la colonie.
D'abord concentrés le long de la côte, ces « Hollandais du Cap » soumettent peu à peu les Khoïkhoïs et pénètrent à l'intérieur des terres. Ils y établissent des fermes (d'où leur surnom de Boers, « fermiers » en néerlandais) exploitées grâce à la main d'œuvre khoïkhoï, et à des esclaves malais amenés en nombre des Indes néerlandaises. Une partie d'entre eux, les « Boers itinérants » (Trekboers) pratiquent un pastoralisme semi-nomade qui les conduit à étendre la colonie du Cap toujours plus à l'est. Ils finissent par y entrer en conflits répétés avec un groupe majeur de tribus Ngunis, les Xhosas.
Bien plus à l'est, les peuples bantous d'Afrique du Sud connaissent eux aussi leur lot de bouleversements. L'ascension de Dingiswayo à la tête des Mthethwas, une tribu Nguni, ne marque pas encore une véritable rupture avec le système tribal, mais initie un tournant décisif dans l'histoire du pays. Usant tour à tour de la force et de la diplomatie, Dingiswayo parvient à établir une forme d'hégémonie sur les clans voisins. Cette confédération, encore très informelle, compte notamment dans ses rangs la tribu des Zoulous. L'un d'entre eux, Shaka, s'avère un des plus fidèles et efficaces lieutenants de Dingiswayo, et ce dernier l'aide à prendre le contrôle de la tribu zouloue. L'hégémonie Mthethwa se heurte toutefois à une autre tribu Nguni, les Ndwandwés, et Dingiswayo est tué en les affrontant, probablement vers 1817. La lutte se poursuit entre Shaka, qui revendique l'héritage de Dingiswayo, et le chef des Ndwandwés, Zwide.
Shaka, le roi guerrier
La guerre était plutôt fréquente parmi les Ngunis, mais son impact était minime. Elle revêtait la forme classique des conflits armés tribaux ou « préhistoriques », tels qu'ils ont pu être observés par les ethnologues en Amazonie ou en Papouasie. Les batailles se traduisaient par des affrontements ritualisés limités à des échanges de javelots, durant lesquels les combats rapprochés étaient rares et les pertes humaines faibles. Dans les sociétés pastorales qu'étaient les tribus bantoues d'Afrique du Sud, les principales sources de discorde étaient le bétail et les pâturages, et la forme la plus extrême de conflit armé était le raid pour s'emparer du premier ou chasser un intrus des seconds. Les concepts de bataille décisive ou de victoire totale, tels que les recherchait Napoléon Bonaparte en Europe à la même époque, étaient complètement inconnus des tribus bantoues. Au sein de l'organisation tribale bantoue, les hommes étaient traditionnellement regroupés par classe d'âge, d'une manière assez similaire à celle employée en Europe pour la conscription. Chaque classe d'âge (intanga) était redevable au chef de clan ou de tribu d'une sorte de corvée revêtant des formes variées, au sein desquelles les expéditions guerrières n'étaient qu'une occupation parmi d'autres.
Les réformes de Shaka s'étendirent également au domaine de l'armement. Jusque-là, le guerrier zoulou était équipé de javelots (ipapa), d'un bouclier léger en peau de vache, et d'une matraque (iwisa) pour le combat rapproché. Estimant que le meilleur moyen de remporter la victoire était de rechercher agressivement l'engagement au corps à corps dès que possible, Shaka modifia cette panoplie pour qu'elle s'y adapte au mieux. Le fer de la lance fut allongé – jusqu'à 25 ou 30 centimètres – et élargi, et son manche considérablement raccourci. La lance courte qui en résulta, baptisée iklwa en zoulou et improprement appelée assegaï (« sagaie ») par les Européens, s'employait davantage comme un glaive que comme une lance. Il était interdit de l'employer comme arme de jet, sous peine de mort ; quelques javelots ordinaires étaient lancés avant la charge. Le bouclier fut également agrandi, de manière à être utilisé pour dévier celui de l'adversaire : le guerrier n'avait alors plus qu'à lui asséner un coup d'estoc avec son iklwa. Le bouclier constituait la seule protection corporelle, à l'exclusion de toute autre forme d'armure. Les guerriers zoulous partaient généralement au combat vêtus seulement d'un pagne, les ornements, propres à chaque régiment, étant réservés aux cérémonies. Pour frapper rapidement ses ennemis, Shaka tenait à ce que son armée soit aussi mobile que possible. Ses guerriers voyageaient donc léger, un troupeau permettant d'assurer le ravitaillement en vivres. Pour la même raison, le port des sandales était interdit, car Shaka estimait qu'elles ralentissaient leur porteur. Les bagages de l'armée zouloue se réduisaient au strict minimum. Ils étaient transportés par des porteurs (udibi), enfants et adolescents qui, trop jeunes pour être enrôlés dans les amabutho, n'en étaient pas moins soumis à un système de classes dès l'âge de six ans.
L'essor du royaume zoulou
Expérimentées sous le patronage de Dingiswayo, les réformes de Shaka ne tardent pas à dévoiler leur entier potentiel dans la guerre qui se livre pour sa succession. Aux Ndwandwés plus nombreux, les Zoulous opposent leur supériorité technique et tactique. Shaka affaiblit son adversaire à l'issue d'une première bataille majeure vers 1818, mais la lutte se poursuit. Finalement, il remporte la victoire décisive tant recherchée sur la rivière Mhlatuze. En 1820, Zwide et les Ndwandwés doivent fuir leur territoire, car non contents de les avoir vaincus, les Zoulous s'y installent. Shaka inaugure ainsi un cycle de conquêtes qui durera jusqu'à sa mort. Les voisins des Zoulous doivent se soumettre : ceux qui résistent sont invariablement écrasés par la machine de guerre zouloue à l'issue de sanglantes batailles, et doivent quitter leurs terres pour échapper à l'anéantissement. En fin de compte, Shaka devient le seul maître d'un royaume de plus de 30.000 kilomètres carrés.
Ce faisant, le roi zoulou ouvre aussi la boîte de Pandore. Les populations fuyant les conquêtes zouloues doivent s'installer sur de nouveaux territoires, dont ils chassent à leur tour les occupants précédents. Une réaction en chaîne se propage à travers l'Afrique du Sud. La situation est encore aggravée lorsque certaines tribus adoptent à leur tour l'organisation et les tactiques des Zoulous. Ainsi, les Ndébélés – appelés Matabélés par les Britanniques – se retournent contre Shaka après avoir été ses alliés ; vaincus, ils s'enfuient vers le nord, où ils propagent un peu plus le chaos et finissent par établir leur propre royaume. D'autres se fédèrent pour constituer des États similaires, afin de résister aux envahisseurs. Les fragiles économies pastorales de la région sont dévastées, et la mortalité grimpe en flèche. Le chaos déclenché par les conquêtes zouloues restera connu dans l'histoire sud-africaine sous le nom de Mfecane, « la Dispersion » en zoulou. Le nombre de victimes de la Mfecane est impossible à déterminer, mais certains n'hésitent pas à l'évaluer en millions.
En outre, l'Afrique du Sud subissait à cette époque une forte pression démographique, les contacts avec les colons blancs ayant appris à ses habitants la culture du maïs. Il fallait donc toujours plus de troupeaux, de champs et de pâturages, pour nourrir la population grandissante du royaume et entretenir les amabutho aux rangs toujours plus gros de Shaka. La pression de la colonie du Cap, qui poursuivait son expansion vers l'est, et les agissements des Portugais, qui continuaient à pratiquer le commerce des esclaves depuis le Mozambique tout proche, ont sans doute été des facteurs additionnels.
L'histoire du pouvoir au sein du royaume zoulou n'a jamais été paisible, et Shaka fut constamment en proie aux machinations de ses demi-frères désireux de prendre sa place. En 1828, il est finalement renversé et assassiné par l'un d'entre eux, Dingane. Sa mort met un coup d'arrêt à l'expansionnisme zoulou, car son successeur est davantage préoccupé par la nécessité d'assurer sa position que par de nouvelles conquêtes. Cela n'empêchera pas Dingane d'être tué à son tour par un autre demi-frère de Shaka, Mpande, en 1840. Celui-ci règnera jusqu'à sa disparition en 1872 – chose inhabituelle, de mort naturelle – mais pas avant d'avoir vu ses deux fils aînés se livrer une guerre fratricide pour le titre d'héritier du trône. L'aîné, Cetshwayo, défit et tua son frère, succédant à son père à sa mort. Parallèlement, durant le demi-siècle qui suit l'assassinat de Shaka, le royaume zoulou continue à être engagé dans des raids et des actions frontalières contre ses voisins.
L'obsession des Zoulous pour le combat rapproché explique aussi leur mépris pour les armes à feu, souvent considérées par eux comme indignes d'un vrai guerrier. Les Zoulous furent très tôt en contact avec les armes à feu et s'en procurèrent, mais ils ne les employèrent jamais en nombre, pas plus qu'ils ne cherchèrent à moderniser leur armement. Cet état de fait ne changea pas, même après que les Zoulous eussent rencontrés en combat des troupes armées de fusils. Encore en 1879, la plupart des armes à feu dont ils disposaient étaient d'antiques mousquets à silex qui avaient sans doute été fabriqués en Europe alors que Shaka ne régnait pas encore. Poudre et balles étaient rares et, en partie pour cette raison, les possesseurs de fusils n'avaient pratiquement jamais l'occasion de s'entraîner à leur emploi, ce qui en faisait généralement de piètres tireurs – mais ne signifiait pas que leurs balles ne trouvaient jamais leur cible.
À partir de 1820, les Britanniques vont tenter « d'angliciser » de manière accélérée la colonie du Cap, en particulier sur sa frontière orientale. Cela les conduit à affronter les Xhosas, avec lesquels les Hollandais sont déjà entrés en guerre à trois reprises, et les Anglais deux fois depuis qu'ils contrôlent la colonie. Trois autres guerres sont encore livrées entre 1834 et 1853. Mais ce sont les Xhosas eux-mêmes qui finissent par se porter le coup de grâce : motivés par une prophétie millénariste, la plupart d'entre eux massacrent leur propre bétail et détruisent leurs récoltes. La famine qui s'ensuit, entre 1856 et 1858, rend les Xhosas dépendants de l'aide des colons blancs. Affaiblis, les Xhosas ne conservent plus qu'un territoire restreint – la « Cafrerie » – à l'est du fleuve Kei.
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