Naissance des républiques boers
La situation ethnique au sein de la colonie du Cap est alors complexe. Initialement dominants, les Afrikaners – terme qui désigne l'ensemble des Blancs néerlandophones, Boers inclus – sont confrontés à l'installation des Britanniques. L'habitude des premiers colons, venus souvent sans femmes, de prendre épouse parmi la population khoïkhoï, ainsi que la présence dans la colonie de nombreux esclaves noirs et malais, aboutit à la naissance de plusieurs groupes ethniques métissés. Ces groupes sont discriminés par les Afrikaners, ce qui conduit l'un d'entre eux, les Griquas, à migrer vers l'est et le nord-est, au-delà des frontières de la colonie. Néerlandophones et occidentalisés, ils finissent par y établir deux territoires distincts, baptisés respectivement Griqualand Ouest et Est.
La politique raciale des Britanniques est complètement à l'opposé de celle des Afrikaners. Dès 1828, la colonie du Cap proclame l'égalité de toutes les personnes libres devant la loi, sans distinction de race. Cette orientation n'est pas uniquement basée sur une idéologie libérale. Elle est également considérée comme un moyen d'assurer la paix sociale au sein de la colonie, et de réduire les sources de frictions avec la population noire – à commencer par les Xhosas. Accessoirement, se concilier les Noirs et les Métis permet aux Britanniques de réduire l'influence des Afrikaners et d'augmenter la leur. L'abolition de l'esclavage, en 1833, accentue encore cette tendance en accroissant la population noire libre. Lorsque la colonie se dote d'un parlement en 1854, elle interdit explicitement toute restriction du droit de vote qui serait basée sur l'appartenance ethnique. À la place, elle établit un suffrage censitaire masculin qui reconnait les formes de propriétés tribales, et dont le seuil relativement modeste – 25 livres sterling – accorde le droit de vote à une large fraction de la population noire. Ce fonctionnement ne sera pas remis en cause avant 1887.
Les Britanniques, toutefois, n'avaient jamais reconnu la république de Natalia. Après quelques accrochages, ils l'annexent en 1843, créant ainsi la colonie du Natal. De nouveau, les Boers refusent d'être gouvernés par d'autres que par eux-mêmes, et beaucoup d'entre eux préfèrent partir. Ils migrent cette fois vers le nord, où ils s'installent sur les rives des fleuves Orange et Vaal. Leur implantation est d'autant plus aisée que les terres qu'ils découvrent sont encore marquées par la Mfecane et ses conséquences : hormis les Ndébélés, qu'ils repoussent au nord du Limpopo dans l'actuel Zimbabwe, Ngunis, Sothos et Tswanas sont éparpillés et généralement trop affaiblis pour s'opposer sérieusement à eux. Les Boers fondent ainsi de nouvelles républiques dont les deux principales, le Transvaal et l'État libre d'Orange, sont cette fois reconnues par la Couronne britannique en 1852 et 1854, respectivement.
Situation politique de l'Afrique du Sud vers 1865. Carte de l'auteur sur une base de "Seb az 86556" (licence Creative Commons). Légende :
Rose : colonies britanniques.
Orange : républiques boers.
Brun : territoires griquas (Gr. O. : Griqualand Ouest ; Gr. E. : Griqualand Est)
Vert : territoires et royaumes tribaux (B. : Basutoland ; S. : Swaziland)
Venant à la suite des conquêtes zouloues et de la Mfecane, les migrations boers achèvent de remodeler le territoire sud-africain. Elles accélèrent le processus de formation de royaumes tribaux inspirés de celui des Zoulous. Outre le Matabéléland, au nord du Limpopo, et le royaume de Gaza dans l'actuel Mozambique, les Swazis constituent le leur – le Swaziland, qui existe toujours en 2014. La tribu sotho des Basothos, ou Basutos pour les Britanniques, fait également de même pour résister à la pression des Boers et aux raids zoulous. Allant jusqu'à adopter les tactiques des kommandos boers, ils se réfugient dans les montagnes et fondent, eux aussi, leur propre royaume : le Basutoland, qui existe encore aujourd'hui sous le nom de Lesotho. Vers le milieu des années 1860, la situation politique de l'Afrique du Sud semble en passe de se stabiliser. Toutefois, un événement imprévu allait attiser les convoitises, en premier lieu celles des Britanniques.
La ruée vers les diamants
Il n'en reste pas moins que l'évidence s'impose au gouvernement britannique, que dirige le conservateur Benjamin Disraeli depuis 1874 : le sol sur lequel les Boers s'échinent à cultiver leur subsistance regorge de richesses minérales. L'ajout de l'Afrique du Sud à l'Empire britannique devient donc une priorité, d'autant plus que le tout jeune Empire allemand commence à s'intéresser au Namaqualand voisin – la future Namibie. Pour étendre plus rapidement la domination britannique sur l'Afrique australe, le secrétaire d'État aux Colonies, Henry Herbert Carnarvon, échafaude le projet d'une confédération qui permettrait d'absorber les royaumes indigènes et les républiques boers. Il s'inspire en cela de ce qui a été mis en place au Canada en 1867, et qui a permis d'intégrer le Bas-Canada francophone – devenu la province du Québec – aux autres colonies de la Couronne en Amérique du Nord. Son idée est d'agglomérer les diverses colonies britanniques et les entités voisines à la colonie du Cap, qui jouit depuis 1872 d'un gouvernement autonome. Début 1877, Carnarvon envoie au Cap un nouveau haut-commissaire pour l'Afrique du Sud, Henry Bartle Frere.
Lorsque Molteno tente d'interférer avec les agissements de Bartle Frere, ce dernier exige – et obtient – du secrétariat d'État aux colonies qu'il dépose le gouvernement Molteno, le 5 février 1878. Ironie du sort, Carnarvon a démissionné la veille, car il s'oppose à Disraeli sur une question n'ayant rien à voir avec l'Afrique du Sud. Son successeur abandonne l'idée d'une confédération sud-africaine... mais Bartle Frere, qui reste en poste, poursuit sur sa lancée sans se soucier de cette nouvelle orientation politique. Sa prochaine cible est le royaume zoulou. Avec l'annexion du Transvaal, la Couronne britannique hérite de la frontière mal définie qu'il partage avec les Zoulous. Lorsqu'une commission indépendante tranche le différend frontalier en faveur des Zoulous, Bartle Frere décide de monter en épingle une série d'incidents ayant eu lieu sur la frontière avec le Natal. Le 11 décembre 1878, il fait remettre au roi Cetshwayo un ultimatum portant sur treize demandes. Plusieurs d'entre elles réclament le désarmement de l'armée zouloue, l'abandon du système des amabutho et l'installation d'un ministre résident britannique au Zoulouland. Délibérément choisis comme tels par Bartle Frere, ces termes sont inacceptables, et Cetshwayo n'y répond pas. Le roi zoulou veut éviter un conflit majeur avec les Britanniques, sans réaliser que c'est précisément ce que Bartle Frere recherche. Il ordonne à ses guerriers de ne combattre que s'ils sont attaqués, et de n'entrer au Natal sous aucun prétexte : la guerre doit rester défensive et frontalière.
Les forces britanniques
L'ossature de chacune des trois forces principales est constituée de deux bataillons d'infanterie régulière. L'armée britannique compte alors 114 régiments d'infanterie, en principe à un seul bataillon de huit compagnies, d'un effectif théorique de 800 hommes environ. Il y a toutefois des exceptions : ainsi, les 60ème et 95ème régiments, qui sont des unités de fusiliers – l'équivalent anglais des chasseurs à pied – comptent quatre bataillons chacun. En outre, les régiments étant dispersés à travers un empire colonial toujours plus vaste, le besoin d'entretenir en métropole un minimum de troupes pour en assurer la défense et servir de réserve stratégique a conduit à ajouter un deuxième bataillon dans certains régiments – en l'occurrence, ceux numérotés de 1 à 25. En général, lorsque l'un de ces deux bataillons sert outre-mer, l'autre est stationné dans les Îles Britanniques. Il ne s'agit pas, toutefois, d'une règle immuable, et les deux bataillons peuvent être déployés simultanément dans les colonies si le besoin s'en fait sentir. C'est le cas, par exemple, des deux bataillons du 24ème régiment à pied (la désignation officielle des unités d'infanterie britanniques est alors Regiment of Foot), affectés à la colonne principale : le I/24ème stationne en Afrique du Sud depuis 1875, le II/24ème l'a rejoint en 1878 après six ans passés en Grande-Bretagne.
Du fait de leur fréquent service outre-mer dans des zones de conflits, les fantassins britanniques, dont le recrutement est exclusivement professionnel, sont généralement des soldats expérimentés. Ils sont armés du fusil Martini-Henry, une arme moderne à chargement par la culasse, depuis 1874. Il ne s'agit pas d'un fusil à répétition : le conservatisme des autorités militaires, qui craignent encore une consommation excessive de munitions, a préféré une arme à un coup, devant être rechargée après chaque tir à l'aide d'un levier sous garde. Le Martini-Henry utilise toutefois des cartouches complètes à étui métallique, ce qui accélère drastiquement le chargement de l'arme : un fantassin entraîné peut tirer dix ou douze coups par minute sans difficulté particulière. Combinée à la discipline d'une armée professionnelle, cette caractéristique confère à l'infanterie britannique une puissance de feu remarquable. En combat rapproché, la troupe dispose d'une baïonnette à douille (les sous-officiers recevant quant à eux un sabre-baïonnette), et des versions raccourcies, carabines et mousquetons, équipent également la cavalerie, l'artillerie et le génie. Toutes tirent une cartouche cylindro-ogivale de 11,43 millimètres de calibre.
Chacune des trois colonnes principales reçoit également une batterie d'artillerie à six pièces. Compte tenu du terrain difficile et de la médiocrité des routes en Afrique du Sud, il s'agit de canons de montagne de 7 livres sur affût léger. Le poids réduit de son projectile – 3,3 kilogrammes pour l'obus ordinaire – limite sa puissance de feu, mais c'est une arme moderne, à canon rayé et chargement par la culasse, construite intégralement en acier. C'est surtout un canon très mobile, le tube pesant 90 kilos seulement, ce qui le rend idéal pour le service colonial. Ce soutien est complété par une batterie de lance-fusées, à raison d'une section par colonne. L'armée britannique est en effet la seule en Europe à avoir adopté cette arme, dont elle a pu apprécier les effets durant ses guerres contre le royaume indien de Mysore, entre 1767 et 1799. Les vieilles fusées Congreve des guerres napoléoniennes ont été remplacées en 1867 par les fusées Hale, stabilisées par un procédé qui les fait tourner sur elles-mêmes pendant leur vol. Ceci accroît leur précision, mais dans la mesure où elles ne sont pas employées en masse, leur utilité sera sans doute plus psychologique que réelle. Beaucoup plus efficace, en revanche, est la mitrailleuse Gatling ; il n'y en a toutefois qu'une seule, qui remplace un des canons de 7 livres de la colonne n°1.
En tout, la force d'invasion que commande Chelmsford comprend environ 16.500 hommes : 6.700 militaires Britanniques et coloniaux, 9.000 indigènes, et 800 employés civils sous contrat – principalement des conducteurs d'attelage. Chelmsford en a 7.800 avec lui, dont 1.800 Blancs. La colonne n°1, commandée par le colonel Charles Pearson, est forte de 6.700 soldats. Quant à la colonne n°4, placée sous les ordres du lieutenant-colonel Henry Evelyn Wood, elle compte environ 2.000 hommes. Pressé d'en finir avec les Zoulous, Bartle Frere n'a pas tenu compte du calendrier dans son ultimatum : si janvier marque le cœur de l'été austral, c'est également celui de la saison humide. De violents orages transforment les pistes sommaires de la région en bourbiers, ce qui complique la progression des lourds chariots transportant le matériel et le ravitaillement des forces britanniques. Pour ne rien arranger, toutes les unités ne sont pas regroupées lorsque l'ultimatum expire : ainsi, Chelmsford n'a avec lui que treize des seize compagnies du 24ème régiment, et sans doute moins de 5.000 hommes appartenant principalement à la colonne n°3 du colonel Glynn. Enfin, c'est également la période de l'année où les amabutho zoulous se rassemblent traditionnellement à Ulundi, de sorte que la mobilisation du royaume est déjà partiellement accomplie avant même que les hostilités n'aient commencé.
Partis de Pietermaritzburg, la capitale du Natal, la colonne Chelmsford établit une base avancée à Helpmekaar, puis loue la mission protestante de Rorke's Drift pour en faire un poste intermédiaire. Celle-ci est située à un peu plus d'un kilomètre d'un passage rocheux sur la Buffalo – ce qu'on nomme en jargon topographique sud-africain un drift, d'où le nom de la localité – qui permet de la franchir à gué. C'est là que les hommes de Chelmsford, après avoir laissé une compagnie du II/24ème à la mission, entrent au Zoulouland, le 11 janvier 1879.