La bataille de Poitiers (732) s’inscrit dans le contexte de l’expansion musulmane menée en Occident par le gouverneur Abd al-Rahman d’Andalousie qui se dirige vers le royaume franc et Tours. Son avancée est stoppée, près de Poitiers, par l’armée de Charles Martel, maire du palais de la Gaule mérovingienne, venu apporter son appui au duc d’Aquitaine. L’affrontement, qui dure plusieurs jours, se solde par la victoire des Francs. Cette bataille décisive symbolise la fin de l’offensive musulmane en Occident. Remettons en contexte cette bataille, ses enjeux et ses conséquences, pour analyser l’impact qu’elle a pu avoir par la suite, jusqu’à nos jours.
Le contexte de la bataille de Poitiers
Cette attaque sur la Gaule franque se déroule dans le cadre de l’expansion musulmane en Ifriqiya (Libye, Tunisie, Algérie actuels) entre 642 et 711, et bien sûr en Espagne wisigothique. Celle-ci est conquise entre 711 et 714, et devient Al Andalus. Les gouverneurs successifs choisissent d’abord de régler les problèmes intérieurs avec les Wisigoths, puis de se tourner vers la Gaule, en particulier la Septimanie, prolongement de l'autre côté des Pyrénées du royaume wisigothique d'Espagne. Les premières razzias commencent dès 719, où Narbonne est prise. En 721, c’est la Septimanie franque qui est conquise, à l’exception de Toulouse, défendue par le duc d'aquitaine Eudes : c’est la première défaite des musulmans en Occident (ils ont échoué auparavant devant Constantinople, en 717) depuis leurs problèmes contre les Berbères à la fin du siècle précédent.
Il y a ensuite d’autres courtes razzias, dont une qui va quand même jusqu’à Autun en 725 [NDLR 2011 : H. Mouillebouche le conteste dans les Annales Bourguignonnes, T.52] ! En 732, le gouverneur andalou Abd al-Rahman al-Ghâfîqî décide d’attaquer cette fois par l’Ouest. Aucune source - notamment arabe- ne parle d'une volonté de conquête (seul Paul Diacre éventuellement, mais il y a une confusion dans sa chronologie, où il semble mélanger les batailles de Toulouse et Poitiers), et l'objectif premier de l'expédition était probablement le pillage des riches abbayes et monastères de l'Aquitaine, avec Saint-Martin-de-Tours en point d'orgue.
La situation dans le royaume franc
L’ancien royaume de Clovis a explosé depuis la mort de Pépin II. Il est éclaté en royaumes, duchés ou principautés comme la Neustrie, l’Austrasie ou l’Aquitaine. Celle-ci est dirigée depuis 681 par Eudes, qui se considère lui-même comme un roi indépendant. Allié à la Neustrie de Rainfroi et au roi fantoche mérovingien Chilpéric II, il lutte entre 718 et 720 contre le maire du Palais d’Austrasie, Charles Martel. Celui-ci, fils de Pépin II, a réussi à se débarrasser de son encombrante belle-mère Plectrude et de ses alliés Frisons et Saxons.
Aussitôt l’aristocratie austrasienne ralliée à sa cause, il met sur le trône Clotaire IV mais exerce lui-même le pouvoir. Il bat Eudes et Rainfroi, et signe un traité avec eux en 720. En 731, il se débarrasse définitivement de Rainfroi et lorgne sur la riche Aquitaine.
Héros de Toulouse, Eudes n’ignore pas pour autant que sa situation est intenable. Il est coincé entre une Andalousie musulmane de plus en plus agressive, et un Charles qui ne va pas tarder à passer la Loire pour mettre la main sur sa province. Il décide alors de s’allier avec un chef berbère dissident, Munnuza, à qui il aurait marié sa fille Lampégie en 729 (certains historiens contestent la réalité de ce mariage, les sources étant très peu précises sur le sujet, ce qui n'a pas empêché l'apparition de mythes et de fantasmes autour de cette union).
Mais le gouverneur d’Al Andalus ne le voit pas de cet œil : selon certaines sources, Munnuza est battu et décapité, et Lampégie envoyée au harem du calife de Damas ! Mais cet accord avec Munnuza est exploité par la suite par les sources pro-carolingiennes qui accuseront Eudes de trahison, et justifieront ainsi l'expédition de Charles...
Le nouveau gouverneur andalou, Abd al-Rahman, décide alors d’attaquer l’Aquitaine en 732. Poitiers n'est cependant pas sa destination principale. Il repousse à plusieurs reprises le duc Eudes, au-delà de la Dordogne et de la Garonne et pille églises et monastères sur sa route, en plus de villes comme Bordeaux ou Agen. Il parvient même à Poitiers, où il met à sac la basilique Saint-Hilaire. Son objectif suivant : Saint Martin-de-Tours, l’un des lieux sacrés de la royauté mérovingienne.
L’appel à Charles et la bataille de...Moussais ?
Eudes n’a qu’une seule chance de sauver son royaume : appeler à l’aide Charles Martel. Celui-ci ne se fait pas prier, et traverse la Loire à la rencontre des troupes musulmanes. Les sources précises sur la bataille sont très rares. La chronique mozarabe de 754, écrite par un chrétien vivant sous domination islamique en Espagne, est la plus détaillée et évoque la charge stoppée des Sarrasins sur un "mur de glace" des Francs. Le Continuateur de Frédégaire, pro-Charles Martel, est moins précis et salue la charge de Charles, alors que Paul Diacre note la participation active d'Eudes. Les sources arabes, très postérieures, se contentent de noter que l'émir andalou est mort en martyr.
Le lieu et la date continuent de faire débat. S'il existe un mémorial de la bataille à Moussais, près de Chatellerault, d'autres sites sont parfois avancés, comme Ballan-Miré. La bataille s'est sans doute passé entre Poitiers et Tours, difficile d'en savoir plus. Pour la date, Philippe Sénac affirme que le 25 octobre 732 met quasiment tous les historiens d'accord, mais des traductions de sources arabes parlent aussi de 733...
La victoire est en tout cas réelle et totale pour les Francs, mais à qui va-t-elle profiter et quelles en seront les conséquences ?
Charles Martel vainqueur à la bataille de Poitiers
Le vrai vainqueur de la "bataille de Poitiers" est évidemment Charles : il a battu les Arabes, et supplante Eudes auparavant champion de l’Eglise grâce à sa victoire de Toulouse. Il en profite pour le transformer en client, et va finir par mettre la main sur l’Aquitaine après la mort du duc en 735 (même si l'Aquitaine devient vraiment franque seulement sous Charlemagne).
Charles continue sa lutte contre les Arabes les années suivantes. Ceux-ci évitent l’Aquitaine, mais continuent leurs incursions plus à l’Est. Profitant d'une alliance avec les Provençaux, ils prennent Arles et Avignon en 735, mais la seconde est reprise en 737 par le frère de Charles, Childebrand. Les deux frères échouent devant Narbonne en 737 (prise par Pépin le Bref en 751), mais écrasent une grosse armée musulmane près de la Berre, à Sigean, la même année. Dès lors, les Arabes vont quasiment cesser leurs attaques dans ces régions.
Entre-temps, Charles est devenu un modèle de champion de l’Eglise et du royaume. Il ne finit pas roi pour autant.
Les suites et les récupérations
Le terme «
européen » (Europenses) est employé dans l’une des sources les mieux renseignées sur la bataille de Poitiers, la Chronique mozarabe (rédigée par un clerc de Cordoue, milieu VIIIè). Les Européens y sont assimilés aux Francs (ou gens d'Austrasie, du Nord), en opposition aux Arabes, aussi appelés "Sarrasins" ou "Ismaélites". Contrairement à ce que certains ont affirmé par la suite, le clivage n’est pas prioritairement religieux : l’islam, très méconnu, n’est alors considéré que comme une simple hérésie, au même titre que le monophysisme ou le nestorisme orientaux, et plus encore comme du paganisme. Le clivage est donc bien politique.
La postérité de la bataille et de Charles est toute relative. D'abord, Poitiers n'est pendant longtemps pas considérée comme une bataille majeure, particulièrement au Moyen Âge. Elle réapparaît sporadiquement, selon les contextes, mais c'est surtout au XIXe siècle qu'elle commence à vraiment être utilisée à des fins idéologiques, notamment par Chateaubriand, qui y voit une opposition entre christianisme et islam, ou pendant la conquête de l'Algérie. Pendant la IIIe République, elle a une portée nationaliste, mais n'est pas vue comme symbole d'un choc entre deux religions.
Il faut attendre pour cela la fin des années 90, avec Huntington, le théoricien du choc des civilisations. Ses thèses sont reprises par une partie de l'extrême droite française qui, dans le contexte d'une montée de l'islamophobie, a trouvé son symbole historique.
Quant à Charles, il est très longtemps considéré comme un usurpateur, et surtout le spoliateur des biens de l'Eglise, bien loin de l'image de défenseur de la Chrétienté qu'on essaie de lui coller aujourd'hui. Cette place relative de Charles et de la bataille de Poitiers dans l'histoire se vérifie logiquement dans les programmes scolaires. Si l'homme et l'événement sont présents, c'est toujours bien moins que d'autres figures et événements comme Saint Louis, ou même pendant un temps, Bouvines. Ne reste aujourd'hui que la formule lapidaire : "En 732, Charles Martel arrêta les Arabes à Poitiers", qui ne dit pas grand chose des faits et de leur contexte, et n'est qu'une formule à apprendre par coeur...
comme 1515-Marignan.
Bibliographie non exhaustive
- W. Blanc, C. Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l'histoire au mythe identitaire, éditions Libertalia, 2015.
- De Salah Guermiche : Abd er-Rhaman contre Charles Martel, La véritable histoire de la bataille de Poitiers. Editions Perrin, mai 2010.
- F. MICHEAU, « La bataille de Poitiers, de la réalité au mythe », dans Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours, sous la dir. de M. Arkoun, Paris, Albin Michel, 2006, p. 7-15.
- P. SENAC, Les Carolingiens et Al-Andalus (VIIIè-IXè siècles), Maisonneuve-Larose, 2002.
- F. MICHEAU, « 732, Charles Martel, chefs des Francs, gagne sur les Arabes la bataille de Poitiers », in 1515 et les Grandes dates de l'histoire de France, Seuil, 2005.