L'expédition improvisée de l'amiral Byng
Quatrième fils d’un des meilleurs amiraux britanniques de son temps, Sir George Byng, 1er vicomte Torrington, voit le jour en 1704. C’est tout naturellement qu’il choisit une carrière d’officier dans la Royal Navy, où il grimpe rapidement les échelons : engagé à l’âge de 14 ans, il reçoit son premier commandement en 1727, en l’occurrence la corvette HMS Gibraltar. Il devient par la suite contre-amiral en 1745, puis vice-amiral, deux ans plus tard. En 1756, la guerre de Sept Ans commence.
Les Français entament les hostilités en envoyant un corps expéditionnaire s’emparer de Minorque, île des Baléares sous contrôle britannique depuis 1708. Débarquant en avril, ils obligent la petite garnison anglaise à se réfugier dans le fort St-Philippe, qui commande l’accès au port de Mahon. N’ayant pas en Méditerranée les forces suffisantes pour faire lever le siège, l’Amirauté décide d’envoyer une expédition de secours depuis l’Angleterre, qu’elle confie à l’amiral Byng.
La bataille de Minorque
L’escadre anglaise arrive en vue de Minorque le 19 mai ; avant même de pouvoir débarquer le moindre renfort pour la garnison du fort St-Philippe, elle est interceptée par une flotte française de dix-sept voiles, aux ordres du marquis de la Galissonière. Byng, qui sait que sa flotte manque de puissance de feu, se montre très prudent, et engage le combat en ligne, conformément aux doctrines navales de son temps, avant de se rapprocher graduellement de la flotte française.
L’attaque anglaise manque de coordination : l’avant-garde est durement étrillée par les Français alors que le reste de la flotte tarde à la soutenir. Le capitaine du navire-amiral de Byng, le HMS Ramilies, suggère de rompre la ligne pour se porter plus rapidement à son secours, mais l’amiral refuse, citant à l’appui de sa décision l’exemple de l’amiral Mathews, limogé en 1744 pour avoir effectué semblable manœuvre – alors non conforme aux régulations en vigueur dans la Royal Navy.
Se voyant incapable d’infliger davantage de dégâts à l’escadre française sans exposer gravement sa flotte, Byng décide d’en rester là. Si les pertes humaines s’équilibrent (environ 200 morts et blessés de chaque côté), les dégâts matériels sont importants pour les Britanniques, dont la moitié des navires a subi des dommages sérieux. Approuvé par l’ensemble de ses officiers supérieurs, Byng juge plus prudent de ne pas insister et fait mettre le cap sur Gibraltar. Tactiquement indécise, la bataille de Minorque s’avère être un échec stratégique pour les Anglais : la garnison du fort St-Philippe capitulera le 25 juin.
Cet échec soulève l’indignation de l’opinion publique anglaise, qui exige que soient punis les responsables. Pendant qu’il s’efforce de faire réparer et renforcer sa flotte en vue d’une nouvelle tentative, Byng est relevé de son commandement, mis aux arrêts, et ramené en Grande-Bretagne. Il est traduit en cour martiale pour répondre de sa défaite.
Procès, condamnation et exécution de l'amiral Byng
Depuis 1653, la Royal Navy était régie par un ensemble de régulations très strictes, les « articles de guerre » (Articles of War), qui prévoyaient toute une batterie de sanction en cas d’indiscipline ou d’échec face à l’ennemi, allant de la destitution pour les amiraux et les capitaines, à la peine de mort pour les officiers subalternes. Ces règles avaient été amendées en 1749, à la suite d’un incident de la guerre de Succession d’Autriche (1740-48) : un jeune lieutenant avait été fusillé pour avoir vu son vaisseau capturé, alors qu’il avait seulement hérité d’un navire indéfendable après que son capitaine, qui avait négligé de le tenir prêt au combat, eut été tué dès la première salve de l’ennemi. Ce châtiment inique avait indigné l’opinion, et l’Amirauté avait alors décrété que tous les officiers, des lieutenants aux amiraux, risqueraient désormais la même peine : la mort.
Toutefois, l’Amirauté, soucieuse de s’exonérer de la précipitation hasardeuse dans laquelle elle avait improvisé l’expédition, n’en fit rien, ce qui suscita la colère des Britanniques. Après avoir, dans un premier temps, vilipendé Byng, l’opinion publique le voyait désormais en martyr, bouc émissaire opportun pour une Amirauté qui portait, bien plus que lui, la responsabilité du désastre. Même le président de la Chambre des Communes, William Pitt l’Aîné, en appela à la clémence royale. Mais Georges II demeura inflexible, et John Byng fut exécuté le 14 mars 1757, sur le pont du vaisseau de ligne HMS Monarch.
Conséquences : une Royal Navy plus puissante
Cet incident, au-delà de l’injustice certaine – certains auteurs parlent même de « meurtre judiciaire » pour le qualifier – qu’il représente, pourrait sembler anecdotique. Or, il n’en est rien. Certains historiens, notamment Nicholas Rodger, soutiennent qu’il s’est avéré déterminant, aussi bien dans l’histoire de la Royal Navy en général, que dans l’établissement de sa supériorité sur les autre marines.
L’exécution de l’amiral Byng marqua toute une génération d’officiers. Dans l’esprit des capitaines et amiraux présents et à venir, il était désormais certain qu’ils risquaient leur tête non pas s’ils étaient vaincus, mais s’ils « échouaient à faire tout leur possible » pour remporter la victoire. À une époque où être traduit en cour martiale était systématique (c’était la procédure normale pour la perte d’un navire, quelle que soit a priori la responsabilité de son commandant), il devenait moins risqué de passer résolument à l’attaque que de rester prudemment à l’écart d’un ennemi, fût-il largement supérieur en nombre.
Cette situation vit l’émergence d’officiers aux comportements agressifs, déterminés à attaquer l’ennemi aussi souvent que possible pour l’anéantir. Cette attitude allait apporter à l’Angleterre toute une série de victoires navales qui, jusqu’à celle de Trafalgar, allaient asseoir son hégémonie sur les mers. Elle amena aussi à des innovations tactiques, car on risquait moins à tenter une manœuvre audacieuse, non réglementaire mais susceptible d’apporter un avantage décisif sur l’ennemi, qu’à suivre les règlements à la lettre en courant le risque de voire l’adversaire s’échapper. En quelque sorte, les amiraux anglais du demi-siècle suivant, dont Horatio Nelson allait bien sûr constituer la quintessence, sont nés du corps criblé de balles de John Byng.
Sources : on ne saurait trop recommander l’article du Wikipedia anglophone sur l’amiral Byng, remarquablement bien sourcé, aussi bien au niveau des ouvrages de référence que des documents d’époque.