Le soldat de Napoléon
Dès son arrivée au pouvoir, Napoléon avait pensé puiser dans les réserves que constituaient les hospices d'enfants trouvés, mais la mortalité y était telle qu'il dut à renoncer à cette idée. Le soldat impérial se recruta donc par la conscription ; la législation disposait, depuis 1796, qu'un service militaire personnel et obligatoire s'imposait à tout Français âgé de 20 à 25 ans. Pendant la période relativement paisible du Consulat, le 1er Consul s'attacha les couches aisées de la population en autorisant le remplacement : les appelés pouvaient se soustraire à leurs obligations militaires en achetant un remplaçant à condition de ne pas prendre celui-ci dans la réserve ; cette disposition inégalitaire présentait l'inconvénient de remplir les cadres avec des hommes issus en majeure partie des classes populaires.
La longue période de guerre qui commença après la rupture de la paix d'Amiens entraîna des difficultés de recrutement qui amenèrent Napoléon à s'affranchir des règles que lui imposait la loi. Il se mit à appeler des classes par anticipation et à incorporer des jeunes gens appartenant à des classes antérieures dégagées de toute obligation militaire ; un article fut introduit dans le catéchisme impérial menaçant de la damnation les chrétiens refusant de servir ; les enfants des écoles furent caporalisés et pourvus d'uniformes pour développer chez eux la discipline et l’esprit militaire ; les conditions de réforme furent durcies de sorte que des individus reconnus antérieurement inaptes furent enrôlés, les plus faibles étant destinés à remplir l’emploi d’infirmiers. Après la désastreuse campagne de Russie, la création des Gardes d'honneur contraignit les jeunes gens des classes fortunées à servir auprès de l’Empereur dans l'intention de lier leur sort à celui du régime. En 1813, nombre de recrues sortaient tout juste de l’enfance ; par référence à l’impératrice, on les appelait les «Marie-Louise».
C'est ainsi que, pendant la campagne d'Allemagne, en 1813, Napoléon soupçonna de mutilations volontaires de nombreux soldats qui s'étaient blessés à la main en chargeant leur fusil ; il ne renonça à les décimer qu'après l'intervention de Larrey ; le célèbre chirurgien lui démontra que ces blessures étaient accidentelles et résultaient uniquement de l'incompétence des conscrits ; l’Empereur lui sut gré de sa franchise qui avait évité la condamnation à mort d’innocents.
Un recrutement de plus en plus problématique
Au cours du temps, la proportion élevée de soldats inexpérimentés contraignit l'Empereur à adapter sa tactique; pour renforcer le sentiment de sécurité, ainsi que la cohésion de troupes devenues moins manœuvrières, il recourut de plus en plus à l'emploi de formations massives; ces masses compactes présentaient l'avantage d'agir comme des béliers pour enfoncer le front ennemi, mais, en même temps, elles offraient à ce dernier des cibles parfaites dans lesquelles chaque boulet de son artillerie enlevait des files entières. C’est pourquoi les batailles d'Eylau, de Wagram et de la Moskova furent beaucoup plus meurtrières que ne l'avait été celle d'Austerlitz, sans atteindre pourtant des résultats aussi décisifs.
1.6 millions d'appellés sous Napoléon
L’intendance était loin d’obéir à la volonté du maître. Les fournisseurs ne se montraient pas d’une probité à toute épreuve : les semelles des souliers ne valaient souvent guère mieux que du carton et celui qui portait ces chaussures de carnaval marchait bientôt sur la plante des pieds ! La solde était payée très irrégulièrement, surtout dans les contrées, comme l'Espagne et le Portugal, où la guérilla perturbait les communications. La pénurie obligeait très souvent les soldats à marauder. Les habitants des régions traversées, même celles qui étaient réputées favorables, comme en Pologne, cachaient leurs provisions de peur d'être dépouillés de leurs dernières ressources. Pendant la campagne de 1807, les soldats réclamaient du pain en polonais à Napoléon (tata, chleba) et celui-ci leur répondait dans la même langue qu'il n'en avait pas (chleba, nie ma).
Au Portugal, en 1811, la disette obligea Masséna à regagner l'Espagne en catastrophe, avec une armée considérablement réduite par la malnutrition et la désertion. En Espagne, on mangea des glands et de la vesce à pigeons tandis que Marmont se gobergeait ostensiblement dans de la vaisselle d’argent devant ses soldats affamés ! Le maraudage affaiblissait évidemment la discipline et mettait ceux qui s'y adonnaient à la merci des guérillas. Pendant la traversée de la Pologne puis de la Russie, en 1812, les soldats en furent amenés à se sustenter d’une viande coriace salée depuis plusieurs années, presque avariée, et à se désaltérer dans les flaques d'eau souillées d'urine de cheval ; les réquisitions ne suffisant pas, l'armée se désorganisa et le désordre fut source de gaspillage.
L'intendance peine à suivre
Davout fut le seul maréchal qui, en maintenant une discipline rigoureuse dans son corps d'armée, parvint à approvisionner à peu près correctement ses troupes. Ajoutons que les privilèges dont jouissait la Garde privait les autres corps d'une partie de la nourriture et des équipements qui auraient dû leur revenir si le partage avait été équitable. La Grande armée fondit au long du chemin de sorte que, à la veille de la bataille de la Moskova, elle ne comptait déjà plus que 120 à 130000 combattants sur plus de 500000 qui avaient franchi le Niémen ; il est vrai qu'une partie de ses forces avait dû être laissée pour protéger les flancs et les arrières, mais la perte était tout de même considérable.
Un armée de marcheurs
Pendant la campagne d'Italie, on disait que Bonaparte gagnait les batailles avec les jambes de ses soldats. La rapidité continuait de jouer un rôle déterminant dans la stratégie impériale. Il fallait parvenir vite là où l'on n’était pas attendu et y réunir le maximum de forces pour accabler un ennemi désorienté. C'est par l'arrivée impromptue de Desaix sur le champ de bataille, au moment où les Autrichiens pensaient la journée à eux, que fut gagnée la bataille de Marengo.
Et, a contrario, ce fut parce que Grouchy ne se trouva pas au rendez-vous que celle de Waterloo fut perdue. Les fantassins parcouraient de longues distances, en général une quarantaine de kilomètres par jour, mais parfois aussi soixante à soixante-dix kilomètres, chargés comme des mulets d’un lourd fusil et de tout un fourniment (havresac, couverture, giberne, cartouches, provisions de bouche, chemises et souliers de rechange...).
La marche était si pénible que les os des pieds des plus fragiles se brisaient. Pour aller plus vite, sans fatiguer les fantassins, on organisait parfois des transports en chars à banc en réquisitionnant les paysans, mais c'était rarement possible hors de France : dans les pays belligérants, les campagnards s'enfuyaient avec leurs bêtes dans les forêts à l'approche des troupes; les maisons abandonnées, livrées à une soldatesque effrénée, étaient alors pillées et saccagées. Les conditions matérielles étaient parfois si épouvantables que les soldats murmuraient, d'où le surnom de grognards qui leur fut attribué pendant la campagne de Pologne en 1807.
En Espagne, au cours de la poursuite de l'armée anglaise, en 1808, dans la traversée de la Sierra de Guadarrama, ces grognards, frigorifiés et exténués, s'encourageaient l'un l'autre à tirer sur Napoléon ; l’Empereur entendit la colère gronder, mais resta impassible ; à l'étape, une bonne parole et l’amélioration de l'ordinaire suffirent pour que le cri de «Vive l'Empereur» s’élève à nouveau aussi puissant et sincère que jamais. Les vétérans des guerres de la République, qui en avaient pourtant vu d’autres, trouvaient parfois leur situation si pénible qu'ils se suicidaient, comme ce fut le cas notamment, toujours en Espagne, dans les boues de Valderas.
Pour être plus mobile, l'armée impériale ne disposait pas de tentes. Au bivouac, on couchait sur le sol, à la belle étoile, ou sur de la paille quand on en trouvait dans quelque grange. Si besoin était, on se protégeait en confectionnant une hutte sommaire avec des branchages. Quand le séjour se prolongeait, l'ingéniosité du soldat français se donnait libre cours et des baraquements de fortune s’élevaient, alignés au cordeau comme les maisons d'un village. Les Anglais admirèrent ces constructions, en 1814, dans les Pyrénées, pendant les combats aux frontières. Dans les villes, on distribuait des billets de logement ; l'habitant désigné était tenu de fournir le gîte et le couvert; les bons Allemands étaient les plus appréciés de ces convives imposés (j'ai bien dit, les Allemands et non pas les Prussiens). L'ordinaire de la troupe était amélioré par les cantinières et autres vivandières dispensatrices d’eau-de-vie ; cette présence féminine réconfortait les guerriers à défaut de les reposer.
Le sort peu enviable des blessés et des morts
Après la bataille, les morts n'étaient pas enterrés. Les blessés n'étaient soignés qu'avec beaucoup de retard, certains étaient même oubliés là où ils étaient tombés. Pendant la retraite de Russie on en retrouva encore vivants un mois et demi plus tard sur le champ de bataille de la Moskova! L’un d’entre eux s’était réfugié dans le ventre d’un cheval mort ; à demi fou, il apostropha violemment l’Empereur. Les amputations étaient nombreuses: elles étaient souvent le seul moyen de sauver la vie d’un blessé ; elles s'effectuaient évidemment sans anesthésie, le patient était gratifié d'un verre d'eau-de-vie, s'il y en avait, et d'une pipe à fumer, d'où l'expression «casser sa pipe» lorsque l'intervention tournait mal.
Les hôpitaux étaient de vastes mouroirs où l’on jetait pêle-mêle malades et blessés, souvent à même le sol. La promiscuité favorisait les épidémies et les responsables hospitaliers, assez souvent corrompus, privaient parfois leurs hôtes infortunés de nourriture et de combustible, pour les vendre à leur profit. Pendant l'hiver 1813-1814, les pertes de la Grande Armée par les maladies dépassèrent de beaucoup celles des combats de 1813 et ce n'était pas une nouveauté, la même chose s'était produite en Espagne !
Les prisonniers des Anglais furent entassés dans des bateaux à moitié pourris, les pontons, bagnes flottants de sinistre réputation, ou bien furent déportés dans une île déserte des Baléares, Cabrera, lieu maudit qui vit périr de soif et de faim un grand nombre de victimes. Il faudrait un ouvrage entier pour décrire ce que ces malheureux endurèrent dans un environnement qui annonçait les camps de concentration de la seconde guerre mondiale.
L'empereur et ses soldats
Dans l'armée française de cette époque, les châtiments corporels, encore en vigueur dans d'autres armées européennes, étaient interdits. On les considérait comme dégradants. Pour les fautes les plus graves, une seule sanction était jugée digne d'un soldat : la mort par fusillade et ce traitement était exigé par les prisonniers châtiés en Angleterre à coups de fouet. Marbot, envoyé comme émissaire dans le camp ennemi, sauva de la bastonnade un prisonnier français aux mains des Prussiens, pendant la campagne de 1806 ; il affirma aux officiers prussiens que, si l'Empereur apprenait qu'ils avaient infligé à un de ses soldats ce genre de punition, tout accommodement deviendrait impossible et que le roi de Prusse aurait cessé de régner.
Doué d'une mémoire prodigieuse, il se souvenait de leur nom et leur rappelait les lieux où ils avaient combattu sous ses yeux ; il leur tirait affectueusement l'oreille ; il lui arriva même de monter la garde aux Tuileries à la place d’un factionnaire qu'il avait envoyé boire un coup pour se réchauffer; il riait de leurs saillies : quelques jours avant Austerlitz l'Empereur courroucé s'écria : «Ne croirait-on pas que ces bougres là voudraient nous avaler!», devant une sentinelle, après son entretien avec un outrecuidant freluquet russe venu lui présenter les prétentions exorbitantes du Tsar ; la sentinelle répliqua : «Oh, mais on se mettra en travers de leur gorge!», répartie qui eut le don de dérider l'Empereur et de lui rendre sa meilleure humeur.
Les soldats ne se gênaient pas pour analyser ce qu'ils croyaient être la stratégie de leur général, et même pour la critiquer, quitte à s'attirer des réprimandes, lorsqu'ils sortaient de leur rôle, comme ce fut le cas à Iéna quand un jeune impatient cria : «En avant» au passage de Napoléon et que celui-ci lui répondit d'attendre d'avoir participé à cent combats et gagné vingt batailles rangées avant d’oser donner des conseils.
L'Empereur accordait une confiance si grande à ses hommes que, la veille de la bataille d'Austerlitz, il leur exposa son plan, événement unique dans les annales de la guerre. Après l'action, il demandait parfois aux fantassins des unités qui s'étaient distinguées de désigner eux-mêmes les plus valeureux, qui méritaient une récompense, et il détacha même un jour sa légion d'honneur pour l'épingler sur la veste d'un brave. Bref, l'Empereur connaissait la psychologie du soldat et possédait à la perfection l'art de l'enthousiasmer.
Poète, Passionné d'histoire et grand voyageur, Jean Dif a rédigé des ouvrages historiques et des récits de voyage.
Bibliographie non exhaustive
- L'armée de Napoléon : Organisation et vie quotidienne, de Alain Pigeard. Editions Tallandier 2003.
- Dans les armées de Napoléon, de Claude Le Roy et Christophe Bourachot. Omnibus, 2018.
- Les soldats de la Grande Armée, de Jean-Claude Damamme. Tempus, 2009.