Une rade sur mesure pour le Jean Bart
C’est à Saint-Nazaire que le cuirassé a été mis en chantier en 1936. Dans le même port, c’est le lancement du paquebot Normandie en 1932 qui avait fait sensation ; pour ce dernier, on avait utilisé une cale de 350 m de type classique. Mais, pour le cuirassé, les ingénieurs innovent avec un ouvrage comprenant un grand bassin de radoub à deux portes (un sas pour faire communiquer le bassin de Penhoët et la Loire) et une plate-forme avec une grue de 240 tonnes ; le tout pour une longueur de 325 m et une largeur de 134 m, l’ensemble protégé par un mur de béton pour supporter la pression de la masse d’eau nécessaire pour faire flotter sa coque au-dessus de la plate-forme de construction !
Des conditions difficiles
C’est l’offensive allemande de mai et la rapide arrivée des panzers à la mer qui fait réagir le commandement du Jean Bart ; le risque de voir le cuirassé tomber entre les mains ennemies devient de plus en plus grand au fil des jours, et le capitaine de vaisseau Ronarc’h, surnommé « Robuste » décide de faire quelque chose. Mais pour faire sortir le monstre inachevé, il faut attendre la marée de pleine mer, c’est-à-dire soit le 5 juin, soit le 20. Il est trop tôt pour la première date, c’est donc le 20 juin qui est choisi.
Le navire n’a alors ni hélices, ni machines montées, ni artillerie ! Sa vraie sortie n’était planifiée que pour octobre…
Les choses se compliquent encore quand se vérifie le fait qu’un dragage approprié ne pourra être effectué au moment de la sortie ! Le Jean Bart ne devra alors avoir que 8 à 10 m de tirant d’eau pour assurer le coup, et sortir sans eau, sans combustible, sans approvisionnement et avec une seule de ses tourelles de 380 mm.
Heureusement, depuis le 11 juin, une chaufferie et deux hélices (sur quatre) sont en place, et les machines correspondantes sont prêtes le 15. Des mitrailleuses sont installées rapidement pour une bien légère protection anti-aérienne…
L’évasion du Jean Bart
Les Allemands sont à Rennes, il faut donc sortir en pleine nuit ! Il est 3h30 quand le cuirassé est tiré par les remorqueurs, ses machines ne tournant toujours pas. A cause de l’obscurité, il manque une bouée du chenal et s’échoue d’abord de l’avant puis de l’arrière ! Il faut six remorqueurs pour l’aider, et il se tire d’affaire au moment même où la Luftwaffe apparaît dans le ciel. Une bombe touche le pont du cuirassé sans gros dégât, alors que trois chasseurs français tentent de le couvrir ; l’un d’eux est descendu…par la DCA du navire !
Cette originale évasion satisfait finalement un peu tout le monde : les marins français sont fiers de cet exploit, les Anglais contents que le cuirassé ne tombe pas entre les mains des Allemands, et ces derniers, qui n’espéraient pas l’avoir intact, s’intéressent bien plus à la rade qui l’a vu naître.
Une carrière au goût amer
La suite de la vie du Jean Bart, commencée de façon si mouvementée, est originale mais pas de la manière la plus glorieuse qui soit. Il s’oppose au débarquement américain en novembre 1942 et est bombardé par les appareils du porte-avions Ranger, puis par le cuirassé Massachussetts. Sa résistance est saluée, mais finalement inutile, et les dégâts qu’il encaisse très importants : il ne pourra pas être remis en état avant la fin de la guerre.
Après le conflit, alors que les cuirassés ont été supplantés par le porte-avions au cœur des flottes, le Jean Bart entre en service dans l’escadre de la Méditerranée, et est présent durant la crise de Suez en 1956. Il est retiré du service l’année suivante et finalement démantelé en 1970. Une bien triste carrière pour ce fleuron de la Royale, qui n’a pas connu les quelques moments de gloire de son frère jumeau le Richelieu, ni évidemment ceux du grand corsaire qui lui a donné son nom.
Pour aller plus loin
- Vice-Amiral Ronarc'h, L'évasion du Jean Bart, juin 1940, éditions Flammarion, 1951.
- La Deuxième Guerre Mondiale, éditions Jules Tallandier, 7 tomes, 1966.