De surcroît, contrôler le Mississippi reviendrait pour le Nord à couper l’importante navigation fluviale qui s’y livrait. Celle-ci permettait d’amener jusqu’à la Nouvelle-Orléans, la plus grande ville sudiste, de grandes quantités de marchandises, à commencer par le coton, qui étaient ensuite exportées vers l’Europe. Autant de raisons qui faisaient du fleuve un objectif primordial dans l’exécution du « plan Anaconda » du général Scott. En février 1862, les Nordistes se lancèrent donc dans une campagne fluviale ayant pour objectif Memphis, le principal port sudiste sur le cours moyen du Mississippi.
New Madrid et l’île numéro 10
Aussitôt après que le Tennessee eût rallié la Confédération en juin 1861, les forces sudistes se mirent en quête de sites adéquats pour l’établissement de fortifications. Pour interdire aux Fédéraux le cours du Mississippi, un emplacement en particulier retint l’attention : le « méandre de Madrid » (Madrid Bend). En raison de la faible pente entre sa source et son embouchure, un dénivelé de seulement 450 mètres sur 3.734 kilomètres, le Mississippi forme assez rapidement un cours très sinueux et dessine ainsi d’innombrables méandres. Au milieu du XIXème siècle, le fleuve n’est bien sûr pas aménagé. De part et d’autre de son cours, on trouve d’innombrables lacs, marécages et bras morts, sans compter les chenaux secondaires que les Américains appellent « bayous ».
Le Madrid Bend est en fait un double méandre : tout en suivant une direction générale du nord vers le sud, le Mississippi y fait deux virages à 180 degrés – d’abord vers la droite, puis en sens inverse – en moins de 20 kilomètres. Au sommet de la seconde boucle se trouve la petite bourgade de New Madrid, dans l’État du Missouri, qui donne son nom au méandre. L’intérêt stratégique de ce dernier réside dans le fait que sa configuration permet, en installant quelques forts bien placés, de contrôler une large portion du fleuve. Les deux boucles sont en effet relativement serrées, ce qui obligerait les navires de l’Union à rester sous le feu des canons sudistes pendant un laps de temps dangereusement long.
Compte tenu de la faible pente de son cours et de son débit colossal, le Mississippi a également formé de nombreuses îles. Ces dernières changent fréquemment d’emplacement et de configuration, au gré des alluvions charriées par les crues du fleuve. Sur ces îlots poussent parfois une végétation, si toutefois les caprices du fleuve lui en laissent le temps. En raison même de leur nature éphémère, ces îles ne sont pas nommées et, en 1862, on les désigne en les numérotant à partir du confluent entre le Mississippi et l’Ohio. La dixième – « l’île numéro 10 », donc – se trouve au milieu de la première boucle du méandre de Madrid. Longue d’environ un mile, large de 400 mètres, elle est suffisamment grande pour faire une forteresse acceptable, même si elle ne culmine qu’à trois mètres au-dessus du niveau normal du fleuve. Il est inutile de chercher l’île numéro 10 sur une carte actuelle, car elle n’a pas survécu à l’aménagement du fleuve au XXème siècle et n’existe plus aujourd’hui.
En dehors de son emplacement au beau milieu du fleuve, l’île numéro 10 présente un autre avantage : il est très difficile de s’en approcher par voie terrestre. Des bayous marécageux, infranchissables pour une armée, en barrent l’accès. Sur la rive gauche du fleuve, dans le Tennessee, s’y ajoute un autre obstacle, le lac Reelfoot. Son origine n’est pas fluviale mais sismique : la région est en effet située sur une faille très active, et le lac s’est formé vers 1811 à la suite d’un tremblement de terre. Long de 65 kilomètres et large de 15 dans ses plus grandes dimensions, il s’apparente davantage à une mare qu’à un véritable lac, n’étant par endroits guère plus profond qu’une flaque d’eau. Malgré cela, il demeure lui aussi inaccessible au matériel lourd d’une armée. Le seul accès terrestre vers l’île numéro 10 est une petite route de campagne la reliant au hameau de Tiptonville, quelques kilomètres au sud.
Une offensive politique
Sur l’ordre de Leonidas Polk, Gideon Pillow entama en août 1861 des travaux de fortifications sur et autour de l’île numéro 10. Il fit de même à New Madrid, qui était resté sous le contrôle de la garde d’État missourienne pro-sudiste : les quelques 3.000 hommes du général Jeff Thompson, qui allaient gagner le surnom de « Rats des marais » (Swamp Rats) au cours de leurs opérations dans le secteur. Toutefois, les deux généraux convinrent dès le début du mois suivant que Columbus, dans le Kentucky, présentait une meilleure position défensive – notamment grâce à ses falaises surplombant le Mississippi. Ils occupèrent la ville et consacrèrent l’essentiel de leurs ressources à la fortifier. De ce fait, les travaux à New Madrid et sur l’île numéro 10 cessèrent complètement. Polk ordonna par la suite de les reprendre, estimant nécessaire de disposer d’une position secondaire au cas où Columbus serait perdue.
La garde d’État du Missouri construisit ainsi le fort Thompson pour défendre New Madrid, tandis que des détachements confédérés installaient des batteries sur l’île numéro 10 – dont une flottante – et une position en terre, le fort du Redan, sur la rive gauche du fleuve. Les travaux durèrent tout l’hiver, et ils étaient encore très incomplets en février 1862. À cette date, les Confédérés disposaient d’environ 2.000 hommes sur place. En rendant virtuellement intenable Columbus, la chute des forts Henry et Donelson changea complètement la donne. Amorçant le repli qui le mènerait jusqu’à Corinth, Polk évacua Columbus. Il divertit cependant une partie de ses forces pour renforcer New Madrid et l’île numéro 10, en l’occurrence une division de 5.000 soldats aux ordres de John McCown.
Les premiers mouvements nordistes contre New Madrid furent motivés par des impératifs purement politiques. En effet, les députés missouriens restés fidèles au gouverneur pro-sudiste Claiborne Jackson devaient s’y réunir courant mars. C’est donc pour les en empêcher que le général Halleck confia à un ancien officier du corps des ingénieurs topographiques, John Pope, une force de 12.000 hommes afin de s’emparer de New Madrid. Ce dernier était le fils d’un juriste de l’Illinois, ami personnel du président Lincoln. Cette mission politique se voyait ainsi confiée à un général non moins politique. Pope établit sa base à Commerce, dans le Missouri, le 21 février. Les conditions climatiques rendirent sa marche d’approche difficile : pluie et neige avaient gonflé le cours du Mississippi, et ses rives étaient partiellement inondées, parfois plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres.
La bataille pour New Madrid
Après avoir livré de premières escarmouches le 2 mars, Pope arriva en force le lendemain devant New Madrid. Il eut la mauvaise surprise d’y trouver les canonnières de Hollins, auxquelles la hauteur du Mississippi permettait de fournir aux défenseurs un soutien appréciable. L’île numéro 10 empêchait de faire appel au soutien de la flottille fluviale nordiste, que le commodore Foote faisait réparer après les dégâts subis au fort Donelson. Ignorant la force réelle de son adversaire et peu désireux de risquer son armée prématurément, Pope s’abstint de lancer un assaut immédiat, et demanda à Halleck des renforts et de l’artillerie de siège. Son objectif, toutefois, avait été atteint avant même que ne commence le combat : escortée par Thompson et ses soldats, la législature pro-sudiste du Missouri avait fui vers le sud dès son arrivée.
Dans les jours qui suivirent, le général nordiste lança une série de reconnaissances en force, dans le but d’évaluer les effectifs de son adversaire et si possible de le pousser à sortir de ses retranchements. Il n’eut guère de succès, le feu des canons sudistes s’avérant dissuasif lors de chacune de ses tentatives. Il remporta néanmoins un succès stratégique le 6 mars en faisant occuper et fortifier le village de Point Pleasant, 8 kilomètres en aval de New Madrid. Les Fédéraux y installèrent une batterie destinée à empêcher les Confédérés de ravitailler les défenses de New Madrid par le fleuve. Le lendemain matin, Pope entreprit une démonstration de force contre le fort Bankhead, mais une fois de plus les canonnières confédérées dissuadèrent ses subordonnés de se livrer à un assaut frontal.
Forte de ce succès, la flottille du commodore Hollins mit le cap sur Point Pleasant pour réduire la batterie nordiste au silence. Elle la canonna jusqu’au soir, mais sans grand résultat. Hollins insista encore deux jours durant mais le 9 mars, il dut se rendre à l’évidence : ses canonnières dépourvues de blindage étaient bien trop vulnérables aux tirs des Nordistes, et elles manquaient de puissance de feu. Il ramena ses navires durement touchés à New Madrid. Au soir du 11 mars, les canons de siège demandés par Pope furent livrés à Cairo. Les forces nordistes réussirent l’exploit de les expédier à Pope et de les rendre opérationnels en moins de 36 heures, prenant de court les défenseurs confédérés.
McCown ordonna en conséquence d’évacuer précipitamment New Madrid. Il fut à la fois aidé et gêné en cela par un violent orage qui éclata vers 23 heures. La pluie ajouta de la confusion à la situation et rendit pénible le travail d’évacuation, mais elle dissimula également aux Nordistes la nature réel du trafic sur le fleuve. Craignant qu’il ne s’agisse de renforts, Pope s’abstint de lancer un assaut nocturne, ce qui permit aux Confédérés de faire passer le gros de leurs forces sur la rive gauche quand vint le jour. Malgré tout, les sentinelles sudistes avaient été oubliées sur place, personne n’avait songé à enclouer les canons, et une partie des munitions évacuées avait dû être jetée à l’eau pour ne pas surcharger les embarcations. Lorsque les hommes de Pope réalisèrent que la ville avait été abandonnée, ils mirent la main sur assez de matériel pour équiper une armée de 10.000 hommes.
Siège d’une île
Pope fit immédiatement pointer les pièces d’artillerie capturées vers le fleuve, coupant effectivement l’île numéro 10 de l’aval du Mississippi. La garnison de New Madrid demeura toute la journée du 14 face à ses anciennes positions, dans l’hypothèse peu probable où les Fédéraux tenteraient de traverser le cours d’eau pour les poursuivre, puis se replièrent en direction de l’île numéro 10. La plupart d’entre eux étaient partis si précipitamment qu’ils n’avaient emporté ni manteaux ni couvertures, et beaucoup tombèrent malades les jours suivants. Leur situation était d’autant plus précaire que renforts et ravitaillement devraient désormais être acheminés par voie terrestre depuis Tiptonville, les Nordistes ayant rapidement installé une batterie sur la rive opposée, interdisant aux navires confédérés d’y accoster. De surcroît, une des canonnières et plusieurs transports demeuraient à présent bloqués aux alentours de l’île numéro 10, le reste de la force navale sudiste s’étant repliée vers le sud.
Toujours le 14 mars, la flottille du commodore Andrew Foote appareilla de Cairo en direction du sud. L’officier avait à sa disposition six canonnières cuirassées (l’USS Benton et cinq navires de la classe City – USS Mound City, USS Carondelet, USS St.Louis, USS Cincinnati et USS Pittsburg) ainsi qu’une dizaine de barges armées, dont chacune avait été dotée d’un mortier côtier de 13 pouces. Cette force de bombardement improvisée conférait à la flottille fluviale de l’Union une puissance de feu considérable, mais les lourdes pertes subies au fort Donelson avaient rendu Foote exagérément circonspect. S’il arriva devant l’île numéro 10 dès le 15 mars, il se contenta de la faire bombarder à distance par ses mortiers.
Foote tenta malgré tout – bien que timidement – une action plus poussée le 17 mars, en lançant trois de ses canonnières contre le fort du Redan. Contrairement aux engagements des forts Henry et Donelson, les navires nordistes allaient avancer dans le sens du courant. Cela signifiait que si l’un d’entre eux devenait ingouvernable ou perdait sa propulsion, il dériverait vers les positions ennemies plutôt que vers la sécurité de l’arrière. Par conséquent, Foote fit attacher les trois canonnières ensemble pour parer à cette éventualité. L’étrange assemblage passa à l’attaque vers 11 heures avec le soutien distant du reste de la flottille, et bombarda le fort – partiellement inondé – jusqu’au coucher du soleil, sans résultat tangible.
Entamés le 23 mars, les travaux de ce qui fut pompeusement appelé par la suite le « canal du bayou Wilson » furent achevés le 2 avril. Malheureusement, à cette date le niveau du Mississippi avait commencé à baisser, et le « canal » ne permit de faire passer à New Madrid que quatre navires de transport. Les canonnières, dont le tirant d’eau était trop important, demeuraient coincées en amont. Dès qu’il le réalisa et avant même l’achèvement du canal, Pope en appela à Halleck, et celui-ci ordonna à Foote d’envoyer au moins un de ses navires en aval pour fournir un soutien à l’armée. Le capitaine de frégate Henry Walke de la Carondelet se porta volontaire le 30 mars pour cette « mission-suicide ».
Chute de l’île numéro 10
Le navire fut renforcé avec tout ce qu’on pût trouver comme « blindage » additionnel : bois, chaînes et même… bottes de paille. En préparation, un coup de main audacieux fut lancé contre la batterie sudiste la plus en amont. Dans la nuit du 1er au 2 avril, un détachement de 40 matelots l’attaqua par surprise et s’en empara. Elle encloua les canons avant de se retirer. Le 3 avril, la flottille nordiste bombarda violemment la batterie flottante de l’ennemi et réussit à en détruire les amarres, la faisant dériver au loin. Après ces deux succès, la Carondelet n’avait plus, conformément aux ordres de Foote, qu’à attendre la prochaine nuit nuageuse ou sans lune. L’occasion se présenta finalement au soir du 4 avril, et la canonnière tenta de se glisser discrètement dans l’obscurité. Malgré les précautions prises, elle fut bientôt trahie par le bruit de ses machines. Les canons sudistes se déchaînèrent mais la Carondelet fonça à toute vapeur et réussit à passer, sans avoir reçu un seul projectile.
Dans le camp sudiste, la situation commençait à devenir délicate. Le manque de vêtements et de nourriture accroissait chaque jour le nombre de malades, diminuant la capacité de résistance de la garnison. McCown réclamait des renforts, mais Beauregard et Johnston, ses supérieurs, étaient accaparés par la préparation de leur offensive contre l’armée de Grant et n’avaient aucune force à lui envoyer. Abandonner l’île numéro 10 n’était pas non plus une option envisageable car cela mettrait Memphis à portée des troupes de Pope. Beauregard opta finalement pour une solution hybride : il ordonna à McCown de se replier sur une nouvelle position défensive au nord de Memphis, le fort Pillow, qui était en cours d’achèvement. Ce mouvement fut exécuté le 31 mars. McCown laissait derrière lui 4.000 hommes aux ordres de William MacKall, un protégé de Beauregard. Environ 400 de ces soldats n’avaient même pas d’armes.
Cette manœuvre ne laissait à MacKall qu’une seule échappatoire : le lac Reelfoot. Compte tenu de l’état de son armée, le général sudiste réalisa immédiatement la vanité de l’entreprise, et capitula avant l’aube du 8 avril. Sur l’île numéro 10, les défenseurs tentèrent de bloquer le cours du Mississippi en y coulant les navires dont ils disposaient, mais la flottille nordiste les en empêcha. Eux aussi cherchèrent leur salut à travers le lac Reelfoot, mais seule une minorité d’entre eux y parvint. L’île numéro 10 se rendit à son tour, très tôt dans la matinée. En tout, les Nordistes firent près de 4.000 prisonniers. Cette victoire, très peu coûteuse en vies humaines, laissait l’Union maîtresse de presque tout le cours moyen du Mississippi.
En route vers Memphis
Ce mouvement stratégique laissa la flottille du commodore Foote faire face, seule, au fort Pillow. Ce dernier allait de surcroît recevoir des renforts. Si les canonnières en bois du commodore Hollins étaient trop endommagées pour être engagées, et se trouvaient en réparation à Yazoo City dans l’État du Mississippi, elles allaient être remplacées par une escadre d’un tout autre genre. Dans le courant de l’année 1861, l’armée confédérée avait fait l’acquisition à la Nouvelle-Orléans de 14 navires fluviaux – généralement de puissants remorqueurs – commandés et manœuvrés par des équipages civils. Dans les mois qui suivirent, ils furent convertis en navires-éperons. Leurs proues furent renforcées par d’épaisses poutres de chêne et doublées de rails de chemin de fer. Leurs machines furent également protégées par deux épaisseurs de bois entre laquelle on entassa des balles de coton compressé – ce qui valut à ces navires le surnom de « cottonclads », les « cuirassés de coton ».
Le processus de conversion fut achevé en mars 1862. Initialement, cette « flotte de défense fluviale », selon sa désignation officielle confédérée, devait protéger le cours du Mississippi contre une attaque venue de la mer, mais la perte de New Madrid poussa le commandement sudiste à la diviser en deux pour faire face à la menace que représentait la flottille de Foote. Huit des cottonclads furent confiés au capitaine James Montgomery, un des mariniers qui avaient suggéré leur transformation, et envoyés vers le nord. Début mai, ils atteignirent le fort Pillow. La force navale confédérée comprenait les navires CSS General Van Dorn, CSS General Price, CSS General Bragg, CSS General Sumter, CSS General Thompson, CSS Colonel Lovell, CSS General Beauregard et le navire amiral CSS Little Rebel.
La perte de deux canonnières cuirassées était particulièrement humiliante pour le Nord, bien qu’elle fût provisoire : la Cincinnati et la Mound City furent renflouées quelques semaines plus tard et remises en service. Les canons nordistes avaient placé plusieurs coups au but, mais aucun des navires-éperons confédérés n’avait subi de dommages significatifs. Les Sudistes n’avaient à déplorer que deux morts et quelques blessés, et ils avaient remporté une victoire significative à l’issue d’un combat qui n’avait pas duré plus d’une demi-heure. La bataille de Plum Point Bend donna aux Confédérés une confiance exagérée dans les capacités militaires de leurs navires-éperons. Au lendemain de l’engagement, le capitaine Montgomery n’hésitait pas à proclamer que les Nordistes « ne [descendraient] pas plus avant le Mississippi ».
Bataille navale et spectacle
Cette euphorie allait être de courte durée. Trois semaines après la bataille de Plum Point Bend, l’évacuation de Corinth par l’armée du général Beauregard mettait Memphis à portée d’une offensive terrestre de l’Union et menaçait d’encerclement le fort Pillow. Ce dernier fut évacué le 1er juin, et Memphis fut abandonnée dans la foulée, tandis que la flottille fédérale se mettait en route vers le sud. Les canonnières nordistes étaient réduites à cinq, mais elles avaient entre temps reçu du renfort. Aussitôt connue la mise en service des navires-éperons confédérés, le département de la Guerre avait autorisé un ingénieur civil, Charles Ellet, à transformer neuf remorqueurs fluviaux en navires-éperons sur le même modèle que les bateaux sudistes, quoiqu’un peu plus sommaires – ils étaient dépourvus de canons. Nommé colonel dans l’armée nordiste, Ellet rejoignit Davis avec ses navires, dont plusieurs étaient commandés par des membres de sa famille.
Le capitaine Montgomery avait reçu l’ordre de se replier sur Vicksburg, dans l’État du Mississippi, mais il n’avait pas assez de charbon pour ce faire. Plutôt que de saborder sa flotte, il se décida à affronter l’ennemi. Le 6 juin, la flottille de Davis apparut devant Memphis. Les habitants de la ville se massèrent sur les collines surplombant le Mississippi pour assister à la bataille navale à venir, tandis que les deux escadres se préparaient au combat. L’une et l’autre étaient très mal organisées. Les commandants civils des navires sudistes étaient indisciplinés et incapables de coordonner leurs actions. Quant aux navires-éperons nordistes, ils formaient un commandement distinct des canonnières, et leurs chefs respectifs ne firent aucun effort pour agir de concert. Pour ces raisons, l’engagement qui s’ensuivit fut particulièrement confus.
La mêlée devint bientôt générale. Le General Beauregard et le General Price foncèrent tous deux sur le Monarch, mais ils se gênèrent et ne réussirent qu’à entrer en collision, le second laissant son gouvernail dans l’affaire. Le Queen of the West lui asséna le coup de grâce, prenant ensuite à l’abordage le navire sudiste gravement endommagé. Les canonnières étaient à présent suffisamment près pour tirer au but. Prise à partie par les canons du General Beauregard, la Benton lui expédia en retour une salve dévastatrice qui fit exploser sa chaudière, détruisant le navire sudiste. Incendié par les obus nordistes, le General Thompson fut abandonné par son équipage et explosa à son tour. Quant au Little Rebel, sévèrement pris à partie par la Carondelet, il fut achevé par un coup d’éperon du Monarch. Échoué pour ne pas sombrer, il sera abandonné et pris par les Fédéraux.
Parachevant les succès nordistes précédents, la victoire de Memphis offrit aux Fédéraux le contrôle intégral du cours moyen du Mississippi. Conjuguée à l’abandon de Corinth, il leur permettait également d’occuper toute la partie occidentale du Tennessee, s’ajoutant au Tennessee central conquis après la chute du fort Donelson. Avec la prise de la Nouvelle-Orléans par l’amiral Farragut le 25 avril 1862, le Mississippi était presque entièrement entre les mains de l’Union. Mais cette dernière allait bientôt se trouver confrontée à un nouvel obstacle sur le cours du fleuve, qu’elle mettrait plus d’un an à prendre : Vicksburg. La campagne du Mississippi avait également permis à deux chefs, le commodore Foote et le général Pope, de gagner en prestige et d’être appelés à des commandements plus importants. Ces succès, toutefois, allaient être de courte durée. La carrière de Pope n’allait guère survivre à la cuisante défaite que lui infligèrent Lee et Jackson lors de la seconde bataille de Bull Run (29-30 août 1862). Quant à Foote, il allait mourir subitement le 26 juin 1863, à l’âge de 56 ans, alors qu’il prenait le commandement de l’escadre de blocus de l’Atlantique sud.