Qu’est-ce que le fait religieux ?
Selon Jean-Marie Le Gall (professeur d’histoire moderne à Paris 1), on pourrait définir le fait religieux comme « un fait social et collectif, mesurable (les populations concernées, mais aussi sur le plan géographique), quantifiable […] cela peut être aussi un événement ; un régicide, par exemple, a une forte charge religieuse ». Le fait religieux est également un « fait culturel », au sens large, comme la littérature, les monuments, la peinture, la musique, ainsi qu’une « vision du monde et une conception du temps ». C’est aussi tout ce qui relève de la culture dans le sens anthropologique du terme, les comportements humains, l’habitus de Bourdieu ou l’éthique de Weber. Le but de l’enseignement du fait religieux est alors de « comprendre le monde des religions en l’historicisant, et sans préjuger d’une adhésion ».
Enseigner le fait religieux peut ainsi éviter « l’essentialisation et la réification des religions, à la manière du choc des civilisations (une religion = une civilisation) », tout comme le retour de « la sainte ignorance » (Olivier Roy). Il s’agit bien d’objectiver le fait religieux, pas de faire une critique ou une invalidation des religions.
Quel enseignement du fait religieux dans les programmes scolaires ?
Inspecteur général de l’Education nationale, Laurent Wirth précise que l’enseignement du fait religieux à l’école se veut pluridisciplinaire, et ne concerne pas uniquement les professeurs d’histoire-géographie. La laïcité est inscrite dans la Constitution, ainsi que dans le Code de l’éducation (article L141). La question est alors : « comment enseigner le fait religieux dans une école d’une République laïque ? ». Les principes ont été posés par le rapport Debray (2002) : respect de la laïcité, et pas d’enseignement spécifique du fait religieux. Il peut être ainsi abordé dans différentes disciplines, et de façon pluridisciplinaire en croisant différentes approches (histoire et histoire des arts, TPE,…). Ce sont les programmes du secondaire de 2008 qui mettent en place cet esprit d’abord, selon Laurent Wirth, pour aider des enseignants parfois mal à l’aise pour aborder ces questions, ne se sentant pas toujours légitimes face à certains publics.
Laurent Wirth insiste sur la symétrie dans l’étude des débuts du judaïsme et du christianisme (en sixième), et de l’islam (en cinquième), avec en premier lieu une volonté d’historiciser et pas de sacraliser. Le professeur doit se sentir sur son terrain, celui de l’histoire. Il en va de même pour le reste des programmes où est abordé le fait religieux (croisades, Réforme,…). L’athéisme, toujours dans ce souci de laïcité, n’est pas oublié avec l’étude des Lumières, de la loi de 1905 ou des relations entre la Révolution et les religions. Ce sont donc les approches qui sont désacralisées, pas les contenus.
Pour Nicole Lemaître (professeur d’histoire moderne à Paris 1), il faut également répondre à une demande sociale et s’adapter au contexte dans lequel on se trouve. On peut enseigner les origines du christianisme, tout en utilisant la culture du fait religieux pour expliquer les guerres de religion. Etudier les guerres de religion du XVIe siècle est ainsi très commode pour expliquer comment on en arrive à la violence. On passe alors de l’enseignement du fait religieux à l’enseignement de l’histoire.
Le professeur de philosophie et spécialiste de la laïcité Henri Peña-Ruiz est en revanche peu satisfait de la notion d’« enseignement du fait religieux ». Il considère en effet que le fait religieux n’est pas une discipline, mais un objet d’étude : « la religion est une représentation du monde parmi d’autres […], et aucun fait religieux n’a de signification en lui-même ». Henri Peña-Ruiz en appelle donc à la réintroduction de l’enseignement des humanités pour contrer une déculturation qui n’est pas seulement religieuse.
Les difficultés de l’enseignant face au religieux
Les réserves d’Henri Peña-Ruiz montrent que le débat n’est pas achevé, et qu’il est bien difficile de définir le travail de l’enseignant pour aborder le fait religieux dans un cadre laïque. Se pose donc la question de sa formation, et de sa confrontation avec la réalité. Le travail de terrain de Benjamin Farhat, chercheur en sciences de l’éducation à l'Université Paris-8 Vincennes/Saint-Denis, est sur ce point éloquent. Il prend l’exemple d’un lycée professionnel du XVIIIe arrondissement de Paris, fréquenté par une majorité d’élèves de culture musulmane, où les comportements observés lors du mois de Ramadan montrent que les élèves parlent finalement très peu de religion, mais en revanche beaucoup plus des pratiques et des conduites à adopter durant le mois de jeûne. Selon Benjamin Farhat, « à aucun moment ils ne commentent, n’interprètent ni ne critiquent les textes religieux, ils ne sont pas dans une démarche d’exégèse. En revanche, ils passent un temps important à négocier les modalités de leurs pratiques : [durant le Ramadan] peut-on parler de tout ? Peut-on faire la bise à une fille ? Doit-on cracher ou ne pas cracher ? ». Les élèves sont dans une logique de compétition, dans une orthopraxie.
Quel est alors le rôle de l’enseignant face à ces comportements ? Dans un entretien au Monde des Religions, Benjamin Farhat estime « qu’il faut d'abord préparer les enseignants à ce qui les attend, et pour cela les pouvoirs publics doivent enfin adopter une position empirique sur la question de l'ethnicisation de la société, et notamment des rapports scolaires. Aujourd'hui, l'Etat refuse le terme d'ethnicisation auquel il préfère celui de manifestations ou de revendications identitaires, et le sujet n'est pas évoqué dans les formations du corps professoral ». Pour Henri Peña-Ruiz, « il faut enseigner [aux élèves] à construire leur identité de façon critique et distanciée, à se délivrer de l’enfermement dans les origines […] et ne pas les caresser dans le sens du poil identitaire », appelant les enseignants à être des « professeurs de l’universel ».
La laïcité dans le programme de sixième
Pour terminer, regardons le concret avec le programme d’éducation civique de sixième, qui aborde la laïcité. Dans le chapitre I, « Le sens de l’école », partie 2 (l’éducation, un droit pour tous), les commentaires du programme sont : « la laïcité, située dans sa dimension historique, est à la fois une valeur et une pratique. Elle se concrétise dans la vie de l’établissement scolaire, notamment en référence au règlement intérieur ». Le site Eduscol propose une fiche détaillée pour aider le professeur à enseigner la laïcité en sixième. On peut y lire par exemple : « Il est important de présenter la laïcité comme une liberté fondamentale de l’homme. Elle n’est pas une négation du fait religieux. Elle concerne l’organisation du pouvoir dans ses relations avec le religieux. Elle est également à rapporter à l’égalité des citoyens, quelles que soient leurs appartenances, leurs convictions ou leurs croyances ».
Enseigner le fait religieux dans le cadre d’une école laïque, et enseigner justement ce qu’est la laïcité, se révèlent de plus en plus une gageure pour les professeurs d’histoire-géographie et d’éducation civique, alors qu’on assiste à la fois à un retour du religieux dans le cadre de la mondialisation (Jean-Marie Le Gall prend l’exemple des « born-again » pentecôtistes), et à « une ethnicisation des rapports scolaires observable partout, dans les lycées professionnels, comme les lycées généraux, qu'ils soient des lycées prestigieux ou "défavorisés" » (Benjamin Farhat), l’enseignant se retrouve souvent désemparé, impuissant et tenté par l’autocensure. Déjà mal formé suite à la réforme dite de « mastérisation », il risque d’avoir de plus en plus de mal à maintenir la paix scolaire, tout en respectant les principes républicains.