La politique étrangère des cités italiennes
Dès le début du XIè siècle, plusieurs de ces cités, dont Pise, commencent à participer à l’offensive chrétienne et à gagner de l’influence sur la Méditerranée occidentale et sur ses routes commerciales, en installant sur les littoraux des comptoirs (ou funduqs), et même chez « l’ennemi musulman ». Cela va conduire dès le milieu du siècle à la domination croissante des Italiens sur la région, en particulier au niveau commercial et économique, et se renforcer jusqu’à la fin du XIIIè siècle. Durant cette période, la Méditerranée va devenir une « mer italienne » après avoir été une « mer musulmane » et ce, malgré (ou grâce à) les problèmes internes à l’Italie durant le XIIè siècle.
Alors qu’Amalfi est affaiblie par la présence normande en Italie du Sud dans la seconde moitié du XIè siècle et a reporté ses activités plus en Orient, ce sont les ports de Gênes et Pise qui émergent vraiment à cette période. Ils exercent déjà une activité relativement importante dans la région, mais doivent faire face aux raids pirates et aux razzias musulmanes dans les premiers temps du siècle ; cela les conduit à participer à des expéditions contre les Baléares ou la Sardaigne dans les années 1015-1016, mais le vrai tournant intervient en 1087. Les pourtant rivaux Gênes et Pise s’allient derrière le pape Victor III (mais pas les Normands) pour attaquer la ville de Mahdiya en Ifriqiya. D’autres villes, mais d’Italie du Sud comme Salerne, Amalfi ou Gaete, participent mais dans une moindre mesure. Les Italiens profitent alors de l’affaiblissement du pouvoir musulman en Ifriqiya, dû entre autres à l’invasion hilalienne, pour prendre la ville. C’est une expédition de très grande envergure et « légitimée » par le soutien du pape. Elle permet surtout de voir la volonté des Italiens de prendre le contrôle de la région, pour combattre les pirates mais plus simplement exercer une vraie puissance militaire (et brièvement territoriale) pour permettre leur commerce. Les divisions entre Pisans et Génois permettent aux Musulmans de récupérer la ville, mais aux prix d’une « rançon » énorme (Ibn Khaldûn parle de 100 000 dinars). Surtout, cette expédition est parfois vue comme un prélude à la Croisade proclamée moins de dix ans plus tard…Et malgré quelques attaques au début du XIIè siècle, les Musulmans ont compris la capacité de riposte des Italiens, et doivent se résigner à sa domination maritime.
C’est justement la Croisade, mais aussi la Reconquista en Espagne qui permet aux Italiens d’asseoir leur domination maritime sur la Méditerranée occidentale. En plus de Gênes et Pise, nous devons évoquer Venise, même si celle-ci a le plus d’activités dans l’Adriatique (« son » golfe) et en Orient, surtout après son accord avec Constantinople en 1082, qui lui procure des avantages considérables sur ses concurrents, en particulier Amalfi, une nouvelle fois affaiblie. Venise va profiter de la Croisade, tout comme les autres ports italiens du Nord, ceux du Sud étant sous contrôle normand. La Reconquista d’abord, est soutenue en partie par Gênes et Pise, et ce dès la chute de Tolède en 1085, avec des avantages obtenus suite à la prise de Majorque en 1115. De même, la Croisade en 1095, et surtout son succès en 1099 avec la prise de Jérusalem, permet aux cités du Nord de devenir les flottes des Croisés, mais évidemment contre des avantages et des privilèges fiscaux, des concessions territoriales,…Au résultat, les flottes de Pise et Gênes dominent la Méditerranée occidentale au début du XIIè siècle, et jusqu’au XIIIè qui voit l’émergence de concurrences venues de Catalogne ou de Provence. Dans le même temps, les cités italiennes du Sud voient encore leur influence s’amoindrir.
Le contexte de Croisade et de Reconquista n’empêche pas les Italiens de vouloir se rapprocher des Musulmans au bénéfice de leur commerce. De même, les Almohades veulent des relations pacifiques pour faire face à la double menace des pirates et des Chrétiens d’Espagne et de Sicile normande. Ainsi, nous voyons un premier accord entre Pise et les Almohades en 1165, après les traces de bonnes relations entre l’émir de Tunis et l’évêque de Pise par une lettre datée de 1157. Gênes obtient aussi des accords aux années 1161, 1169 et 1170 avec les Almohades et en 1181 et 1189 avec les Banû Gahya des Baléares. Au XIIIè, les relations entre Gênes et les Musulmans continuent, malgré l’émergence de concurrence (Provence en particulier), et après avoir installé un funduq (un comptoir marchand) à Tunis en 1220, les Génois signent un traité avec les Hafsides en 1236. L’influence de Gênes va jusqu’aux frontières de la Méditerranée et les routes vers l’Atlantique, par des liens avec Valence, Murcie et Almeria (conquise en 1147 par les Espagnols).
La défaite almohade de Las Navas de Tolosa en 1212 a poussé les Génois à se tourner plus vers l’Ifriqiya (où ils sont tout de même présents dès la fin du XIIè), surtout après l’affaire de Ceuta dans les années 1230, où les marchands génois sur place sont directement attaqués (même si les échanges avec Ceuta durent par la suite). Venise (très présente en Orient après 1204 et la prise de Constantinople), pour sa part, est elle aussi présente au Maghreb au XIIIè siècle, par des traités avec les Hafsides dans les années 1251 et 1271, profitant de la participation de Gênes aux Croisades de Louis IX pour tenter de prendre leur place. En effet, même si ce n’est pas un facteur de domination (mais peut-être une émulation), il ne faut pas oublier que les cités italiennes sont en perpétuelle lutte, allant parfois jusqu’à l’affrontement militaire.
Le premier facteur de la domination italienne est donc sa réussite dans la prise de contrôle effective au niveau maritime, mais aussi dans ses rapports commerciaux avec les puissances musulmanes et chrétiennes. Les Italiens ont pris non seulement la place de la flotte musulmane, allant jusqu’à servir elle-même de relais entre pays musulmans, mais ils ont aussi pris la place des marchands musulmans ; parallèlement, ils ont profité de la Reconquista et des Croisades pour monnayer leur soutien militaire, naval en particulier, et leur capacité de transport y compris jusqu’en Orient. Mais les événements qui se passent en Italie même ont également eu un poids important, ce que nous allons voir à présent.
L’Italie des communes et l’importance des marchands
L’Italie du XIè siècle connaît des bouleversements intérieurs importants, au niveau politique mais aussi social et démographique, qui vont avoir des conséquences sur sa puissance et donc sa domination en Méditerranée.
En Italie, la densité urbaine est plus forte que dans l’Europe du Nord, et la population n’a cessé de croître. C’est le système de l’incastellamento (3) qui domine encore à la fin du XIè, mais dans les villes, ce sont les évêques qui exercent un pouvoir important. Le royaume d’Italie est éclaté en républiques, et n’est que très peu contrôlé par l’empereur. Au niveau social, le XIè est une période dite « précommunale », pendant laquelle les républiques sont organisées en ordres : milites et cives (loi de Conrad de 1037) ; mais il existe, et c’est le plus important, une coupure entre citadins et ruraux. La réforme grégorienne de la fin du siècle et la Querelle des Investitures amènent à une division entre les miles (qui soutenaient plutôt l’empereur) et les cives, qui commencent à former des communes organisées de façon autonome, et ce jusqu’au concordat de Worms en 1122. C’est un nouveau système qui apparaît, favorisé par les privilèges accordés par des empereurs de plus en plus absents de la péninsule. On assiste alors à l’ascension des citadins, en particulier dans les villes comme Pise, Gênes et Venise, des citadins enrichis par le commerce mais aussi cultivés dans le domaine juridique et institutionnel ; ils supplantent bientôt féodaux et évêques. Les communes, avec à leur tête des consuls, apparaissent à la fin du XIè siècle et au début du XIIè : Pise en 1085, Milan en 1097, Gênes en 1099,…
Nous avons tenu à évoquer la « révolution des communes » particulièrement pour voir qu’elle a permis de renforcer l’influence d’une oligarchie marchande au sein des cités italiennes. Ces marchands gouvernent avec leurs valeurs et les infusent dans la société ; ainsi Lopez affirme-t-il : « tout le monde commerce à Gênes », et que cette élite marchande instaure « un gouvernement marchand pour les marchands ». Au XIIè siècle apparaissent les « magnats », qui dominent le commerce, mais aussi la politique des cités par le biais de privilèges. Cela n’empêche pas des collaborations étroites entre les classes et les corps de métier au sein des cités, par exemple entre marchands et artisans, le tout dans l’optique du profit. Chacun dépend des autres et de son enrichissement : les villes vivent donc pour le commerce, aidées par le système politique qui leur permet de s’auto-réguler ou de fixer des taxes ; en 1293, à Gênes, les taxes liées au commerce représentent dix fois les revenus fiscaux de la monarchie française !
Les événements intérieurs à l’Italie, comme les conflits entre le pape et l’empereur, ou les tentatives impériales pour restaurer son autorité ont donc conduit à la création d’un système original, celui des communes, qui malgré des difficultés dès le XIIIè siècle a permis l’essor dans les villes de l’élite marchande autour d’une idéologie tournant autour du commerce et du développement économique. C’est en cela que c’est un facteur de la domination italienne en Méditerranée car, ces cités indépendantes tournées uniquement vers l’accroissement de leur richesse, n’en sont que plus fortes pour affronter la concurrence. Mais au-delà de ces événements avant tout politiques, l’Italie a aussi connu une explosion dans les innovations techniques au sens large, et une mutation dans sa mentalité, ce qu’il nous faudra aborder dans notre prochaine partie.
Les cités italiennes, renforcées par la révolution dite « des communes » (qui a favorisé l’émergence des grands marchands) ont assis leur domination maritime en Méditerranée par une habile diplomatie, que ce soit avec les puissance chrétiennes comme en soutenant les croisades et la Reconquista, ou que ce soit avec les Musulmans, n’hésitant pas à aller contre les décisions papales en commerçant avec les Infidèles. Mais cette domination a été également possible grâce à des innovations et à une idéologie très particulières, au service du commerce.
Idéologie et innovations pour la recherche du profit
L’idéologie italienne des XIè-XIIIè siècle est tournée vers la recherche du profit plus que vers la conquête de territoires. Il faut pour cela pouvoir investir des capitaux lourds, mais aussi développer une vraie idéologie pour, au final, avoir la capacité de s’imposer face à ses éventuels concurrents.
Les Italiens mettent ensuite en œuvre des techniques commerciales novatrices, principalement trois contrats : la « commende » avec un investisseur qui fournit le capital à un « socius tractus » chargé de l’investir et de le transporter, et avec au final un partage des bénéfices à l’avantage du commanditaire (qui récupère sa mise), mais un système également très avantageux pour le commandité quand il sait marchander et faire de bons investissements. Il y a également comme contrats les « sociétés de mer » (investissement partagés, bénéfices à moitié) et le prêt maritime, un contrat particulier où la somme n’est remboursée que si le navire arrive à bon port ; ce système est une ouverture vers les contrats d’assurance, c’est l’invention du « change maritime ».
Nous devons aussi évoquer deux innovations « techniques » primordiales à ce moment : le développement du crédit et l’apparition des banques. Selon Lopez, le premier est le « véritable lubrifiant du mécanisme de la révolution commerciale » dont les Italiens sont les fers de lance, même si les problèmes d’endettement commencent à affaiblir le crédit à la fin du XIIIè siècle, créant des conflits entre Italiens mais aussi avec leurs clients et partenaires musulmans et chrétiens. La banque, quant à elle, se développe principalement dans les villes de Sienne et Florence, même si les premiers banquiers sont apparus à Gênes au XIè.
Cette mentalité pas vraiment chrétienne est pourtant acceptée par l’Eglise, grâce à des compromis, ce qui conforte les marchands et renforce un peu plus leur légitimité et leur influence. Ils peuvent ainsi former une société globale pour la recherche du profit et du gain, par l’éducation toute entière tournée vers la formation de bons marchands : dans les écoles, on apprend avant tout à compter, et les jeunes hommes sont embarqués tôt pour apprendre le métier « sur le tas ». On voit ainsi des manuels de pratique comme le célèbre « Livre de l’Abaque » de Fibonacci, véritable révolution mathématique influencée par les Arabes.
Enfin, l’expansion latine en Méditerranée et la mainmise des Italiens sur le commerce, leur permet de « choisir » la nature du commerce et d’imposer leurs priorités et leurs trajets, en particulier au Maghreb, devenu dépendant des demandes européennes. Cela se remarque en particulier avec l’exemple des épices et de l’or, commerces auparavant tenus par les Musulmans et finalement récupérés par les Italiens dans un commerce triangulaire qui leur permet d’accroître encore leur domination.
Les derniers facteurs que nous avons étudiés ici concernent donc les innovations techniques italiennes, dans les domaines naval, juridique (les contrats), financier (banque, crédit) mais aussi l’évolution d’une mentalité toute entière tournée vers le profit, validée par l’Eglise et enseignée dans les villes aux plus jeunes.
Une domination économique, mais pas une volonté de domination politique
La domination italienne des XIè au XIIIè siècle est donc essentiellement économique et commerciale, en partie par la volonté des Italiens eux-même qui n’ont pas systématiquement cherché la conquête territoriale. Mais ils ont bénéficié de plusieurs facteurs : un contexte favorable avec l’expansion latine au détriment des musulmans dont ils ont su profiter un temps, tout en commerçant ensuite avec les musulmans, parvenant au bout du compte à dominer la Méditerranée au niveau naval ; des événements intérieurs certes complexes que nous n’avons pas pu détailler, mais qui sont importants pour avoir amené au pouvoir des élites marchandes, déjà aidées par leur enrichissement mais qui par leur influence nouvelle et politique ont réussi à renforcer la domination italienne au niveau extérieur ; enfin, dernier facteur, les innovations « techniques » , des contrats au crédit et à la banque, ainsi que le développement et l’encouragement d’une mentalité tournée vers le commerce et l’économique.
Si le système des communes va connaître des problèmes au XIVè siècle, l’influence italienne et sa domination sur la Méditerranée occidentale vont perdurer plus d’un siècle encore, même si elle va se jouer entre moins de cités, et sous la menace de la concurrence catalane et provençale.
Bibliographie
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