La difficile succession de Septime Sévère
Néanmoins, les tensions reprirent bientôt, chacun cherchant à s'attirer les bonnes grâce de tous. C'est ici qu'Hérodien nous dresse le portrait des deux empereurs, si différents. Géta est présenté, selon les normes romaines, comme un prince modéré, aimable et doux, auquel est opposé un Caracalla, rude, violent et peu distingué. Cette véritable antinomie régnant entre les deux frères est accentuée par le style de l'écrivain suivant les éléments importants de la tradition romaine, où il convient d'être modéré en toute circonstance. Caracalla est désigné comme un soldat, donc un homme forcément inquiétant, différent. Les civils romain, de haut rang en particulier, avaient une méfiance presque naturelle pour les soldats, dont la violence et l'Hybris (démesure) faisaient craindre tous les excès.
Ces intrigues donc, filles de l'inimitié parmi les princes, suggérèrent donc une tentative de règlement à l'amiable ; l'Empire devrait être partagé, l'Occident à Caracalla, l'Orient pour Géta. Cela connaît un précédent, en effet, Marc Aurèle et Lucius Verus s'étaient partagés le monde romain entre 161 et 169.
Une mère contre la discorde
Mais le règlement de ce partage ne trouva pas d'aboutissement ; en effet leur mère, Julia Domna se serait alors écriée : « Ô mes enfants, vous avez trouvé le moyen de diviser la terre et la mer ; les flots de la Propontide séparent, dites-vous, les deux continents ; mais votre mère, comment vous la partagerez-vous? Malheureuse, comment puis-je me diviser entre vous, et vous distribuer à tous deux une portion de moi-même? Commencez donc par me frapper ; que chacun de vous ensevelisse une moitié de mon corps dans sa moitié d'empire; c'est ainsi que vous pourrez faire de votre mère le même partage que de la terre et des ondes. » (Hérodien, IV, 3).
Le projet fut alors abandonné et les empereurs retournèrent à leurs intrigues, chacun essayant de placer des hommes à lui aux meilleures charges, cela jusqu'à ce que Caracalla, pressé selon Hérodien de régner seul ne l'assassine ou ne le fasse assassiner (Hérodien, IV, 4, Histoire Auguste, II, 4 et Dion Cassius, 77, 2). Les trois sources sont quelque peu contradictoires, Hérodien nous rapportant que Caracalla aurait assassiné son frère de sa main, ce qui est une version mettant l'accent sur une férocité naturelle de l'empereur, en accord avec sa présentation précédente, le montrant sous les traits d'un inquiétant soldat.
Mais cela se place également dans une certaine tradition, son père ayant fortement axé son autorité sur l'origine militaire, dont il tenait le fondement de son pouvoir, depuis ses victoires contre ses rivaux, Pescinnius Niger et Clodius Albinus. Le lendemain, il se rendit au Sénat où selon Hérodien il prononça un discours le disculpant et reportant la faute entière sur Géta, terrorisant l'auditoire de sa colère et de sa forte escorte militaire. L'Histoire Auguste est plus laconique, nous disant seulement que les sénateurs l'écoutèrent de mauvaise grâce, la source étant d'origine sénatoriale.
Damnatio memoriae et proscriptions
C'est alors que commença l'élimination de la mémoire de son frère selon une pratique bien connue des Romains ; la condamnation de la mémoire. Cela consistait à faire disparaître de l'espace public toute mention à un empereur indigne, ce qui présentait l'avantage de préserver la dignité impériale sacrée de flétrissures impardonnables. Les images, les inscriptions où figuraient Géta furent donc martelées et disparurent de la vie quotidienne. La répression sévère tomba ensuite sur tous ceux qui avaient eu des liens avec son frère. L'opposition potentielle, même parmi les sénateurs, les généraux et certains membres ayant appartenu à la famille impériale, est décapitée.
Les auteurs s'épanchent longuement sur ses cruautés et sur ses multiples assassinats et en ce sens suivant la voix du « parti » principalement touché, les nobles romains, présentés en simples victimes innocentes du tyran sans qu'il nous soit possible de savoir s'ils avaient prémédité quelque complot. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que la réalité du pouvoir impérial, pouvoir si gigantesque, était minée de l'intérieur par l'absence de règle de succession ce qui faisait que tout un chacun parmi les gens distingués par une certaine noblesse pouvait prétendre à la pourpre. Les règnes précédents fourmillent d'intrigues, celui de Néron étant en ce sens le plus documenté.
En tout cas, ce qui est principalement visé en ce qui concerne Caracalla, que se soit chez Hérodien et l'Histoire Auguste, c'est son caractère proche de celui des soldats.
Caracalla, l'empereur soldat
Régnant désormais sous le nom de Marcus Aurelius Severus Antoninus Augustus, Caracalla est décrit comme un personnage grossier et cruel, et même associé à pire que les combattants romains dans les mentalités sénatoriales : les barbares germaniques. En effet, après les dramatiques évènements dans la cité de Rome, Caracalla serait parti pour les provinces, en Gaule d'abord selon l'Histoire Auguste, où il aurait fait mettre à mort le préfet de narbonnaise, puis sur le Danube, et où il aurait alors, à la manière d'un Commode, laissé libre cours à ses passions sportives pour la chasse et les courses de chars. Il aurait alors tissé des liens avec les Germains qui le respectaient semble-t-il beaucoup pour son comportement et ses habitudes grossières. Ils lui auraient alors fourni des auxiliaires pour son armée.
Les liens ici présentés par Hérodien avec le monde germanique sont tout à fait normaux pour un empereur guerrier qui côtoie ses ennemis qui sont parfois alliés, compagnons d'armes. Les modes vestimentaires du monde barbare commencèrent en effet à pénétrer dans l'Empire et influencèrent l'armée romaine qui y trouve des éléments adaptés à une réalité climatique, militaire... Dans cet ordre d'idée, l'empereur est présenté comme participant aux exercices de l'armée, aidant à creuser les fortifications, vivant au côté de la troupe et mangeant chichement et avec simplicité. Hérodien y prête un regard assez méprisant, ce qui n'est pas une norme chez les auteurs vis à vis d'empereurs ou de simples imperatores.
En effet, l'empereur Julien, procédant de la même façon est loué chez Tite Live, mais qui est un ancien soldat, mais cela se retrouve tout au long de l'historiographie romaine, notamment chez Tite Live, lorsqu'il parle de la reprise en main de l'armée romaine d'Espagne par Scipion Emilien, également chez tacite à de multiples reprises et en particulier vis à vis de Titus. Cet aspect est donc majoritairement présenté de manière positive par les auteurs et visiblement, les actes de Caracalla poussent Hérodien à ne pas lui accorder ces traits de caractère de manière positive, précisant de manière très acerbe qu'il était « prodigieux à voir un homme d'une si petite taille s'exercer à de si pénibles travaux. » (Hérodien IV, 7).
Aux quatres coins de l'empire
Après avoir réorganisé les troupes stationnées sur le danube, il gagna la Thrace où, dès lors, il présenta de manière très affichée son attachement à la mémoire d'Alexandre le Grand. Même si les descriptions d'Hérodien sur le sujet prêtent un peu à sourire, tant le ton en est satirique, il ne faut pas oublier que le mirage perse était terriblement important pour les Romains et principalement les empereurs et généraux, qui y voyaient la recherche de l'héritage du glorieux macédonien.
Depuis Crassus qui s'y fit massacrer, bien des généraux romain tentèrent l'aventure ; Marc Antoine, César (qui fut assassiné avant de partir), Corbulon, Trajan, Septime Sévère... Il n'est donc guère déplacé de voir Caracalla, un empereur résolument militaire, se placer dans un tel héritage. Arrivé à Troie, il se serait également identifié à Achille, le guerrier le plus parfait et également à Sylla et à Hannibal. Ces modèles guerriers s'adaptent à son inclination personnelle, complètement à l'antithèse de la haute noblesse romaine qui nous donne son point de vue à travers la plume d'Hérodien. Un écrivain militaire eu certainement adopté une toute autre position.
Contrairement à un Antonin le Pieux qui ne voyagea pratiquement pas durant son règne, Caracalla poursuit une route toujours plus longue ; après être rentré de (Grande-)Bretagne à la mort de son père, pour Rome, il s'était porté, comme nous l'avons vu en Gaule, puis sur le danube, en Thrace jusqu'à la cité de Troie. De ce point là, il traversa l'Asie en passant à travers la Bythynie, puis il s'arrêta à Antioche et il descendit ensuite vers Alexandrie. Là, il fit montre d'une grande piété vis à vis de son modèle Alexandre. Il fit en effet des sacrifices et libations et montra son hommage à la mémoire du grand conquérant en déposant ses attributs impériaux sur son tombeau.
Mais la susceptibilité de l'empereur avait été blessée par les sarcasmes de certains habitants. Il était presque de tradition que ceux-ci et ceux d'Antioche raillent les souverains, s'attirant parfois de cruelles inimitiés comme ce fut le cas avec Caracalla. Il fit en effet rassembler des jeunes gens nobles sous prétexte de les honorer et en fit massacrer un grand nombre pour se venger des propos tenus sur son compte ; « L'esprit caustique des habitants d'Alexandrie s'était exercé sur Antonin, et au lieu de garder sur l'assassinat de Géta le silence de la circonspection, ils appelaient la mère des deux empereurs une Jocaste, et riaient de voir un pygmée comme Caracalla jouer les grands héros Achille et Alexandre.
Ces plaisanteries, qu'ils croyaient sans importance, allumèrent contre eux l'humeur irascible et sanguinaire d'Antonin, qui, dès lors, médita leur perte ». (Hérodien, IV, 9). L'empereur Julien eut les mêmes déboires mais avec les habitants d'Antioche, ce qui l'amena à composer l'amer Misopogon, une oeuvre pourtant remarquable. Caracalla, lui, remonta ensuite vers Antioche.
Le mariage avec l'Orient et Macrin
Caracalla eut alors l'idée de demander la main d'une fille du roi des Parthes Artaban, afin de réunir les deux Empires sous un sceptre commun. La demande fut repoussée une première fois, mais devant son insistance, le roi finit par accepter. C'est alors que Caracalla entreprit sa campagne parthique, afin semble-t-il de bénéficier d'un effet de surprise, les iraniens pensant accueillir le futur époux de la fille du roi. Le texte d'Hérodien est pourtant assez éloigné des autres sources, ce qui est assez suspect (Dion Cassius, 77, 19 : « Le prétexte de la guerre, dans son expédition contre les Parthes, fut que Vologèse avait refusé, malgré ses réclamations, de lui livrer Tiridate, ainsi qu'un certain Antiochos. »). Il est sans doute plus prudent d'y voir une campagne confuse comme l'explique l'Histoire Auguste, VI, 4). En tout cas, les sources sont assez difficilement exploitables sur ce point, et une seconde campagne eut lieu à la suite, les guerres encadrant probablement le voyage en Egypte.
Macrin passe pour un mou, une critique réservée souvent aux orientaux, Julien lui-même la subit au moment où il était encore jeune César et arrivant fraîchement d'Asie... Caracalla se comporte ici d'une façon nettement militaire, proche de ses soldats donc. Macrin ourdit alors un complot contre le rude empereur, et par l'entremise de Martial, un centurion dont Caracalla se serait également moqué, parvint à le faire mettre à mort et s'empara alors du pouvoir (avril 217).
Les thermes de Caracalla en héritage
Parmi ses réalisations, Caracalla laisse des thermes gigantesques à Rome, dont l'Histoire Auguste fait une commentaire très significatif : « Il laissa à Rome plusieurs monuments, entre autres des bains magnifiques qui portèrent son nom, la salle de ces bains est un ouvrage si admirable, qu’au dire des architectes, il serait impossible d’en faire une semblable. On dit, en effet, que toute la voûte s’appuie sur des barres d’airain ou de cuivre superposées, et qu’elle est d’une telle étendue que d’habiles mécaniciens ne peuvent concevoir qu’on ait pu en venir à bout. » (Histoire Auguste, 9, 4).
Mais c'est son édit éponyme en 212 (également appelé Constitution Antonine) qui reste le fait majeur de son règne ; en effet, il accordait la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l'Empire, entérinant de fait une certaine globalisation de l'Empire romain, dont la substance n'était plus simplement celle d'un agrégat de provinces mais bien d'un tout distinct de l'extérieur.
Bibliographie
- Caracalla: Père de la citoyenneté universelle, de Pierre Forni. Ellipses, 2021.
- Jean Michel Carrié, Aline Roussel, L'Empire romain en mutation. Points Histoire, 1999.
- Lucien Jerphagnon, Les divins césars. Pluriel, 2009.