La création du duché de Normandie
En Francie, les Vikings profitent des problèmes des Carolingiens pour piller tout ce qui en vaut la peine, en particulier les abbayes et les cités épiscopales ; ils sont même devant Paris en 888, mais échouent face à Eudes. Le tournant intervient en 911, quand l’un des chefs vikings, Rollon (sans doute originaire du Danemark), qui pille entre Auxerre et la vallée de la Seine, est battu à Chartres par le duc de Neustrie et le princeps de Bourgogne. Il signe alors avec le roi Charles le Simple le traité de Saint-Clair-sur-Epte : Rollon obtient le titre de comte de Rouen, et doit promettre de se convertir au catholicisme avec les siens.
La principauté se met lentement et difficilement en place, avec des comtes ou marquis (qui deviennent ducs aux débuts du XIè) comme Guillaume Longue-Epée (fils de Rollon), ou encore Richard Ier. Mais c’est seulement sous Guillaume le Bâtard (futur « le Conquérant ») que le duché est unifié derrière un seul homme.
Les pèlerinages normands en Méditerranée
La conversion au catholicisme est, elle, relativement rapide parmi les Normands. C’est donc logiquement qu’ils sont présents dans le grand renouveau des pèlerinages qui marque le XIè siècle.
Cet exemple marquant est assez symptomatique d’une volonté de nombre de Normands d’accomplir des pèlerinages, à Saint-Jacques de Compostelle, Rome, et donc jusqu’à Jérusalem malgré les dangers. L’idéal était de gagner la Terre sainte, là même où le Christ avait marché, mais le chemin et les étapes pour s’y rendre étaient aussi importants : parmi eux, Rome bien sûr mais aussi le Mont Gargano en Apulie. C’est donc le pèlerinage qui a permis la rencontre entre l’Italie et les Normands.
Selon Aimé du Mont-Cassin (mort autour de 1100), c’est cependant dès 999 que le contact est établi entre l’Italie et les pèlerins normands. Ces derniers, revenus de Terre sainte et pourtant (selon le chroniqueur) seulement au nombre de quarante, se transforment en guerriers à Salerne, qu’ils débarrassent de la menace sarrasine ! C’est le début de la légende des Normands en Méditerranée. Guillaume d’Apulie, lui, situe le même genre de situation dans les années 1015-1016 ; cette fois, un Lombard, Mélès, demande à des Normands en pèlerinage au Mont Gargano de l’aide pour se défaire de la tutelle byzantine. Dans les deux cas, les Normands ne restent pas sur place, mais promettent de revenir avec d’autres combattants…
Un exil des Normands
Les problèmes internes au duché à la fin du Xè siècle et au début du XIè favorisent les départs, sous le règne de Richard II (996-1026). Celui-ci use alors du droit d’exil contre ceux qui ne veulent pas se soumettre à son pouvoir : il peut les déclarer hors-la-loi et leur confisquer leurs terres. Les départs commencent, par refus de se soumettre ou pour fuir le jugement de certains crimes.
Mais c’est aussi la vision d’une Méditerranée et d’un Orient riches qui attire ces hommes du Nord à peine intégrés à l’espace latin et chrétien. C’est surtout en Basse-Normandie que l’on trouve des familles de la petite ou de la moyenne noblesse qui décident de tenter l’aventure en Méditerranée. Parmi elles, une famille du Cotentin, les Hauteville.
D’autres deviennent rapidement des mercenaires : en Italie comme nous allons le voir, mais aussi au service de Constantinople (comme Roussel de Bailleul), ou pour aider à la Reconquista en Espagne (Raoul de Tosny ou encore Robert de Crespin). Ils n’hésitent pas à tenter d’en profiter pour conquérir de nouvelles terres mais, malgré leurs succès militaires contre les Sarrasins ou les Turcs, ils échouent (en particulier Roussel, qui se retourne contre le basileus, mais finit par être battu et mis à mort).
Enfin, il faut noter l’importance de la venue d’Italiens dans le duché de Normandie, avec à leur tête Guillaume de Volpiano, auquel Richard II a confié la réforme du monachisme normand. Il vit une trentaine d’années en Normandie, et a probablement contribué au départ de certains Normands pour l’Italie.
Une Italie attirante
On l’a vu, ce sont avant tout les pèlerinages qui permettent la rencontre entre les Normands et l’Italie. Celle-ci est très divisée au XIè siècle, le Nord sous l’influence lombarde et en butte aux tensions entre le pape et le Saint Empire, alors qu’au Sud c’est l’Empire byzantin qui domine, au grand dam de la population.
La menace vient également de la Sicile et du Maghreb, sous domination musulmane. Les razzias se sont multipliées sur les côtes depuis le IXè siècle, Rome a été pillée, Bari occupée, et les cités de Salerne, Naples ou Amalfi sont régulièrement sous la menace sarrasine, malgré les accords commerciaux qui existent parfois (avec Amalfi par exemple).
Les Normands, rapidement conscients de la possibilité de profiter de cette Italie instable et réclamée par de grandes forces politiques, commencent à y émigrer pour offrir leurs services qui jouissent d’une grande réputation.
Les Normands mercenaires en Italie
Après les événements (établis ou pas) de Salerne et d’Apulie, c’est à partir de 1017 que commence vraiment l’épopée guerrière des Normands en Italie. Comme promis, ils aident d’abord Mélès en Apulie contre les Byzantins, mais l’aventure tourne court suite au massacre de la plupart des chevaliers normands à Cannes en octobre 1018 !
D’autres Normands arrivent les années suivantes, en décidant de soutenir des princes plus légitimes : ainsi, en 1029, un certain Rainolf devient comte d’Aversa sur décision du duc de Naples. Plus important encore, environ trois cents Normands sont engagés par le général byzantin Georges Maniakès en 1037 pour tenter de délivrer la Sicile de l’emprise musulmane. Si Messine est reprise un temps, l’opération échoue finalement en 1041, et déçus de ne pas être payés, les mercenaires normands rentrent en Italie. Parmi eux, on note la présence de Guillaume dit Bras-de-Fer et Dreux, deux des fils de Tancrède de Hauteville…
Les Normands s’installent
Pendant cette période, l’immigration de Normands en Italie du Sud n’a cessé d’augmenter. Les principaux chefs commencent à comprendre les complexes réalités de la péninsule et se mettent à en profiter, militairement mais surtout politiquement. Dès l’année 1040, ils s’allient aux cités lombardes contre l’ennemi byzantin : les ducs d’Apulie choisissent les chefs normands, plus compétents que les Lombards, pour conduire les opérations militaires contre les Grecs. Cela permet à quelqu’un comme Guillaume Bras-de-Fer de devenir prince d’Apulie, désigné comme tel par le prince lombard de Salerne, Guaimar IV. En 1046, son frère Dreux lui succède, avec le titre comes Normannorum totius Apuliae et Calabriae.
Les mercenaires sont alors très bien installés : le prince de Salerne a divisé le territoire en douze comtés avec à leur tête un Normand. Ils sont devenus des seigneurs, bien décidés à étendre leur territoire et à prendre leurs aises. Les Lombards vont finir par regretter les Byzantins, alors que le pape, mais aussi les musulmans, vont s’inquiéter de plus en plus de cette présence qui dure…
Les Normands sont en quelques décennies passés de simples pèlerins à mercenaires, puis de mercenaires à seigneurs dans le Sud de l’Italie. Cette installation normande, inattendue et marquée tant par l’habileté politique des barons que par la violence dont ils pouvaient faire preuve, est décisive pour l’histoire de la Méditerranée médiévale. Elle ouvre une ère qui va voir la création d’un modèle original, d’ambition impériale, marqué par les cultures qu’il a soumises. Mais d’abord place aux conquêtes…
La présence normande contestée
Le duc normand Dreux, comes Normannorum totius Apuliae et Calabriae depuis 1046, est assassiné suite à un complot grec en 1051 ; puis l’année suivante c’est au tour de Guaimar V, ultime soutien local pour les Normands. Ces derniers choisissent alors comme successeur le frère de Dreux, Onfroi, pour affronter les armées papales. L’issue semble plus que risquée pour les Normands, qui se retrouvent à affronter trois armées (le pape et les Lombards, des contingents germaniques envoyés par Henri III, et les Byzantins).
Le choc intervient le 17 juin 1053 à Civitate, un choc également entre deux façons de combattre : la cavalerie normande balaie les fantassins ennemis ! Seule la cavalerie allemande résiste un peu…Les Normands, tous réunis pour l’occasion, capturent Léon IX et, en le traitant bien, parviennent à en obtenir ce qu’ils veulent : une légitimité. Le pape accepte alors de confirmer leurs possessions, et les barons normands lui prêtent allégeance.
L’alliance des Normands avec le pape
La paix avec le pape semble solide, et les ducs normands en profitent pour agrandir leurs possessions avec habileté, parfois contre les Lombards et toujours contre les Byzantins. Ils mettent la main sur la principauté de Capoue, puis achèvent la conquête de la Calabre en 1060.
Les Normands ont aussi appris à utiliser autre chose que la force : ainsi, le comte Richard d’Aversa devient le protecteur de l’abbaye du Mont-Cassin en 1045, pendant qu’Onfroi et Robert Guiscard confirment leur soutien au pape face à la menace de l’empereur germanique. Cette alliance entre les Normands et la papauté est scellée au synode de Melfi en 1059 : Richard d’Aversa, prince de Capoue, et Robert Guiscard, duc d’Apulie (depuis la mort d’Onfroi) promettent fidélité au pape Nicolas II. Celui-ci offre le titre de duc de Sicile à Guiscard…en attendant que le Normand prenne l’île aux Sarrasins !
Les nouveaux seigneurs de la région décident de s’allier également avec les grandes familles locales, pour ancrer encore un peu plus leur légitimité italienne : dès les années 1030, Rainolf d’Aversa s’est rapproché des ducs de Naples, mais c’est surtout Robert Guiscard qui s’illustre en se séparant de sa première femme, une Normande, pour épouser la sœur du prince de Salerne, Sykelgaite.
L’ambition impériale de Robert Guiscard
L’appui du pape met le duc d’Apulie et de Calabre dans une position très avantageuse, y compris par rapport à ses compatriotes normands, et lui permet bientôt de se revendiquer comme le successeur de l’empereur grec sur ces terres. Il doit alors faire face à des révoltes, qui vont durer et éclater sporadiquement durant tout son règne.
Il décide néanmoins, en 1062, et malgré leur rivalité, de s’allier avec son frère Roger pour se partager les tâches ; alors que lui va continuer la guerre en Italie du Sud contre les Byzantins, Roger devra se charger de la Sicile (qu’ils ont attaquée ensemble l’année précédente). Guiscard se tourne tout d’abord vers Bari, qu’il prend en 1071 ; puis, avec l’aide de Richard de Capoue, il met la main sur Salerne en 1076, puis sur Bénévent et Naples l’année suivante, provoquant l’inquiétude du nouveau pape Grégoire VII. L’Italie du Sud est, à la fin des années 1070, entièrement sous le pouvoir normand.
Robert Guiscard n’a cependant pas abandonné ses ambitions impériales et il décide de profiter des problèmes internes à l’Empire byzantin pour l’attaquer ! En effet, Michel VII est renversé en 1081 ; or, le duc normand était en pleine négociation avec lui, pour le marier avec sa fille Hélène. Il décide ainsi, opportunément, de se poser en champion de l’empereur légitime pour marcher sur Constantinople. Au passage, il obtient le soutien du pape…
Guiscard se rappelle alors les origines maritimes des Normands et fait construire une grande flotte pour traverser l’Adriatique. Il envoie d’abord son fils Bohémond (que nous retrouverons en Terre Sainte), qui prend Valona. Puis lui-même débarque en Illyrie, après avoir pris Corfou en mai 1081. Le siège de Durazzo commence ; malgré l’aide de la flotte vénitienne aux Byzantins, les Normands battent l’armée impériale le 18 octobre 1081 et prennent la ville en février 1082, grâce à l’aide des Amalfitains qui s’y trouvent. Mais les succès normands s’arrêtent à cause des manœuvres habiles du nouveau basileus, Alexis Comnène : celui-ci agite les barons normands mécontents de l’omnipotence des Hauteville, et soutient l’empereur germanique Henri IV dans sa lutte contre Grégoire VII. Ce dernier doit demander l’aide de Guiscard, qui rentre en Italie en laissant Bohémond en Grèce. L’empereur Alexis Comnène en profite pour reconquérir l’essentiel des places perdues.
Le duc réussit à calmer les révoltes des barons, puis il marche sur Rome, délivre le pape et punit ceux qui l’ont trahi en suivant les empereurs. En 1084, Robert Guiscard planifie déjà une nouvelle expédition contre Byzance, mais il meurt de maladie en juillet 1085, après avoir toutefois réussi à reprendre Corfou aux Byzantins. Des frères Hauteville ne reste alors que Roger, qui a entre temps renforcé son pouvoir en prenant la Sicile aux Sarrasins.
Le comte Roger en Sicile
La conquête de la Sicile musulmane a débuté dès 1061, avec la prise par Roger et Robert de Messine, qui devient le point d’appui des Normands sur l’île ; ils ont bénéficié de l’aide d’un chef musulman, Ibn al-Thumna de Syracuse. En effet, depuis les années 1050, la Sicile musulmane est la proie de rivalités internes, en lien avec la situation instable en Ifriqiya ; différents émirs se partagent l’île, et Ibn al-Thumna est l’un d’eux. Lorgnant sur Palerme, il a donc décidé de faire appel aux Normands : il leur promet de l’aide pour conquérir la Sicile et offre même son fils en otage ! C’est lors de leur deuxième tentative que les frères Hauteville parviennent à conquérir Messine.
La situation se complique dès 1062 : leur allié musulman est assassiné, et les tensions entre les deux frères augmentent avec les difficultés sur le terrain ; ils se réconcilient toutefois assez rapidement, et Robert rentre en Italie du Sud. Roger prend seul Troina et Petrelia et, en 1063, c’est la victoire devenue légendaire de Cerami, où les Normands en infériorité numérique l’auraient emporté sur les musulmans grâce à l’aide de saint Georges. Cependant, Palerme reste toujours hors d’atteinte. Roger prend les cinq années suivantes pour conquérir patiemment les places fortifiées des Madonies, jusqu’à la prise de Misilmeri en 1068.
L’avancée est difficile, non seulement face aux musulmans, mais aussi face aux Grecs de l’île, soutenus évidemment par les Byzantins. La prise de Bari permet à Roger de Hauteville d’avoir les coudées franches pour se concentrer sur les Sarrasins : il s’inspire de cet exemple pour attaquer Palerme, avec l’aide de son frère qui commande la flotte normande. Les deux Hauteville entrent dans la cité le 10 janvier 1072 ; la conquête de la Sicile musulmane n’est cependant pas terminée.
L’héritage de Robert et Roger de Hauteville
Au début du XIIè siècle, la puissance normande est impressionnante, et ce, malgré le recul face aux Byzantins. Ils tiennent fermement l’Italie du Sud et la Sicile, et leur pouvoir est plus solide. Les frères Hauteville ont réussi à calmer les critiques des autres barons normands, l’Empire germanique est trop occupé avec ses problèmes internes, et le pape Urbain II a lancé la Première croisade. Le fils de Robert Guiscard, Bohémond, va suivre cet appel pour porter la bannière normande jusqu’en Terre Sainte, alors que son demi-frère Roger Borsa succède à leur père en Apulie.
Quant au fils de Roger, il succède à son père qui décède en 1101, après le court passage de son frère aîné Simon (1101-1105). Il hérite de la riche Sicile et de la Calabre, où il va construire le deuxième royaume normand, après celui d’Angleterre quelques années auparavant, mais sur un tout autre modèle…
La conquête de l’Italie du Sud et de la Sicile s’est étalée sur presque un siècle. Les Normands eux-mêmes, les Hauteville en tête, n’auraient jamais imaginé comment de simples mercenaires, ils auraient pu devenir des seigneurs à part entière, assez puissants pour tenir le pape dans leur main et menacer jusqu’à l’empereur byzantin. Mais plus encore que la conquête, c’est par la création d’un royaume original que l’aventure normande en Méditerranée s’est illustrée.
L’ascension de Roger II
Simon de Hauteville meurt à son tour, prématurément, en 1105. C’est Roger, fils comme lui d’Adélaïde del Vasto, qui prend le relais. Il a hérité du tempérament et de l’habileté de son père et se met rapidement à avoir lui aussi de l’ambition, même si sa mère règne jusqu’en 1113, date à laquelle elle quitte la Sicile pour aller épouser Baudouin Ier, roi de Jérusalem.
Sur décision de Roger II, la capitale de la Sicile passe de Messine à Palerme, et le nouveau comte décide d’unir tous les Normands de la région derrière sa bannière. En Apulie, c’est Guillaume qui a succédé à Roger Borsa en 1111 ; étant son vassal, Roger II doit attendre patiemment sa mort en 1127 pour lancer son grand projet. Le suzerain de Guillaume d’Apulie est le pape en personne, ce qui fait que Roger II est lui aussi son vassal. Mais dans les faits, c’est bien le comte de Sicile qui détient le pouvoir et la puissance. Habilement, il parvient à imposer un traité à Guillaume, deux ans avant sa mort, faisant de lui son héritier. Si bien qu’en 1127, Roger II ajoute les Pouilles à son territoire !
Entre-temps, il n’a pas hésité à lancer des campagnes militaires contre les Sarrasins, avec l’aide de personnages comme l’amiral Christodoulos, et surtout Georges d’Antioche, un chrétien d’Orient auparavant au service des Zirides, et qui l’a rejoint en 1112. En 1118, Roger II et ses Normands profitent de l’invasion hilalienne en Ifriqiya pour attaquer. C’est un changement de politique car, jusque là, les Normands avaient été neutres dans les guerres entre chrétiens et musulmans dans la région ; en effet, en 1086, Roger avait signé un traité avec les Zirides pour avoir les mains libres en Sicile, et ainsi n’avait pas participé à l’attaque de Madhiya en 1087, aux côtés des Pisans et des Génois, malgré l’appel du pape Victor II.
Les raids normands sur l’Ifriqiya ne cessent pas jusqu’en 1127, avec le soutien des comtes de Barcelone et de la petite cité italienne de Savone. Cela provoque la réaction des Almoravides, et les Normands échouent lourdement devant Mahdiya en 1123, tandis que des villes siciliennes subissent à leur tour des razzias de la part des Sarrasins. Roger II décide alors de suspendre les opérations pour consolider sa position en Italie, après avoir tout de même conquis l’île de Malte.
De retour sur la péninsule, il revendique l’héritage de Guillaume d’Apulie et, devant l’opposition du pape Honorius II et des barons normands qui soutiennent le prince de Capoue, il choisit la force. Devant ses armées hétéroclites, composées de Normands mais aussi de musulmans et de Grecs, les opposants à Roger II doivent céder en 1128 : le pape lui donne alors sa légitimité, un peu contraint. Il lui faut une campagne de plus pour faire plier le prince de Capoue ; Roger II devient alors officiellement duc des Pouilles, comte de Calabre et de Sicile. Il a tout pour revendiquer le trône royal d’Italie.
Roger II, l’autre roi normand
L’année 1130 est décisive pour la région : la mort du pape Honorius II provoque une crise à Rome. Deux prétendants s’affrontent : Innocent II, soutenu par l’empereur germanique Lothaire III, et Anaclet II. Ce dernier est le favori de Roger II, mais c’est Innocent II qui l’emporte grâce au soutien du Saint Empire, mais aussi du royaume de France et de Bernard de Clairvaux.
Cela ne décourage pas Roger II, qui veut obtenir du pape qu’il a choisi, une légitimité pour devenir roi. Il est déjà assuré du soutien des seigneurs de Sicile au printemps, et il finit par rencontrer Anaclet II en septembre. Un accord est conclu pour faire de Roger II le roi de la Sicile, la Calabre et des Pouilles ; il doit cependant accepter la suzeraineté de l’antipape. Le sacre est célébré le 25 décembre 1130, en la cathédrale de Palerme, soixante-quatre ans après celui de Guillaume le Conquérant en Angleterre.
Evidemment, cette situation n’est pas du goût des partisans d’Innocent II ! Sous la pression de saint Bernard, l’empereur Lothaire III, soutenu par Byzance, Venise, mais aussi des Normands rebelles avec à leur tête le propre beau-frère de Roger II, Rainulf d’Alife, marche sur l’Italie. En juin 1133, Lothaire III se fait couronner roi d’Italie par Innocent II à Saint-Jean-de-Latran, alors qu’Anaclet II se barricade à Saint-Pierre. L’année 1136-1137 est encore plus difficile pour Roger II : il perd Bari et Salerne en cédant sous les coups de Rainulf…
Roger II à l’assaut de l’Ifriqiya et de Byzance
La situation clarifiée en péninsule italienne, le roi peut se tourner à nouveau vers l’Afrique. Dès 1135, il s’est emparé de Djerba grâce à son soutien à la révolte des Hammadides contre les Zirides, mais l’essentiel des attaques intervient après la paix en Italie. Elles sont conduites par Georges d’Antioche, et voient les victoires normandes à Sfax, Gabès, Sousse, Tripoli et même Mahdiya (où est installé un archevêché) entre 1146 et 1148. Les Normands obtiennent le versement de tributs de la part de villes musulmanes, et parviennent presqu’à mettre en place leur rêve d’un royaume normand d’Afrique. Roger II fait ainsi frapper « Rex Africe » sur son épée…
Mais les ambitions du roi dépassent largement les côtes voisines de l’Afrique. Comme son oncle Robert Guiscard, il a bien l’intention de s’emparer de Constantinople ! La Deuxième croisade lui donne l’occasion rêvée : le basileus Manuel Ier est bien trop occupé par la menace croisée, alors que Conrad III et Louis VII sont en route pour la Terre sainte. Roger II saute sur l'occasion pour (re)prendre Corfou en 1147, puis pour piller les côtes grecques, en particulier autour de Thèbes et même plus loin dans les terres, à Delphes. Le roi en profite pour ramener avec lui des artistes grecs spécialisés dans la soie, installés à Palerme…
Les Normands se tournent ensuite vers l’île d’Eubée, puis pillent Corinthe. Manuel Ier Comnène doit alors faire appel à Venise, à laquelle il accorde de nouveaux avantages, pour affronter la flotte normande au large de Corfou. Les Grecs et leurs alliés l’emportent cette fois, et reprennent l’île en 1149. Cela n’empêche pas une flottille d’une quarantaine de navires normands de venir piller les alentours de Constantinople avant de retourner en Sicile…
Les offensives normandes s’achèvent finalement avec la mort de Georges d’Antioche en 1151, et surtout de Roger II lui-même en 1154. Entre-temps, le roi normand a réussi à fonder un régime remarquable en de nombreux points.
Un royaume normand original : « la perle du siècle »
Le règne de Roger II n’est pas seulement marqué par les guerres, mais aussi (surtout ?) par la création d’un royaume tout à fait original. Comme ses prédécesseurs, il a compris que sa position minoritaire (les Normands n’ont pas émigré en masse en Italie, malgré leurs succès) l’obligeait à une certaine tolérance envers les populations locales, très variées, spécialement en Sicile. Les révoltes nombreuses ne sont finalement dues qu’à la jalousie des autres barons normands, pas aux locaux (sauf en 1161, à Palerme).
Au niveau de l’organisation et de l’administration, les Normands ne bouleversent pas tout, au contraire ils s’appuient sur les bases précédentes, musulmanes et grecques. Mieux, Roger II ne confie aucune des principales charges majeures à des Normands ! L’administration de Palerme est divisée en deux bureaux, le dohana (diwân en arabe) de secretis pour les finances, et le dohana baronum pour l’administration locale, justice en particulier. Une justice mixte elle aussi puisqu’il arrive que des litiges entre seigneurs ecclésiastiques et paysans musulmans soient réglés par un cadi. Les langues parlées dans ces organes de gouvernement sont bien plus souvent l’arabe et le grec que le latin !
Les rois normands gardent donc la même organisation de l’espace que leurs prédécesseurs : ils renforcent les forteresses, en faisant des chef-lieux d’iqlims (qu’on pourrait traduire par district), et le qarya (village ouvert pour l’exploitation de terres et la perception d’impôts) subsiste également, et avec lui une certaine ségrégation ethnique, religieuse et sociale. Mais pour ralentir la fuite des paysans musulmans, les Normands leur accordent tout de même des pactes relativement avantageux, dont une exemption de corvée seigneuriale. La ville normande reprend elle aussi le modèle gréco-musulman, avec Palerme par exemple ; le roi s’installe dans un qasr, le Château-Neuf, au centre de la ville, et le pouvoir s’appuie sur ce pôle politique ainsi que sur le pôle religieux, représenté par la cathédrale qui est construite à la place de la mosquée, à l’endroit même de l’ancienne cathédrale byzantine. Comme dans les villes musulmanes, l’artère principale de Palerme est destinée aux marchands et à la célébration du souverain, alors que dans les endroits inoccupés sont installés des jardins et des vergers.
Ce mélange entre les différentes cultures est bien entendu très présent dans la représentation de la majesté royale. La cour de Roger II est somptueuse et il s’y présente vêtu comme l’empereur byzantin, portant une cape magnifique en soie rouge, brodée d’or où est représenté un lion terrassant un dromadaire. Cette cape porte une inscription coufique où l’on apprend qu’elle a été tissée dans le tiraz (atelier de soierie) de Palerme entre 1133 et 1134.
Il s’entoure aussi de lettrés, grecs ou musulmans, parmi lesquels l’auteur du « Traité des cinq patriarcats », Nilos Doxopater, et surtout le géographe al-Idrisî à qui l’ont doit « Le Livre de Roger » dans lequel on trouve la célèbre carte du monde, « Tabula Rogeriana », faite pour le roi normand. Ce même Idrisî voit dans la Sicile de son époque « la perle du siècle par son abondance et sa beauté ». Une vision que partagera encore Ibn Jubayr sous le règne de Guillaume II (1166-1189). Roger II va enfin jusqu’à entretenir un harem, gardé par des eunuques, et utilise les services de l’un d’eux, Philippe de Mahdiya.
Le domaine de l’art est évidemment aussi touché par ce mélange. Le premier exemple est le Château-Neuf, construit à Palerme avant même que Roger II ne devienne roi ; il est fait sur le modèle des palais arabes, avec un extérieur ressemblant à une forteresse, et un intérieur fait de patios et de jardins splendides. Vient ensuite la chapelle palatine, commencée en 1132 et consacrée en 1140 : si son plan est latin (avec trois nefs), sa décoration est à la fois arabe et byzantine (mosaïques, Christ Pantocrator, inscriptions arabes sur le plafond de la nef centrale, des muqqarnas,…). Il faut aussi citer d’autres bâtiments, comme La Cuba, construite par des artistes musulmans sous Guillaume II (en 1180), ou la Ziza, commencée sous Guillaume Ier et terminée sous son successeur. La cathédrale de Monreale (consacrée en 1182), enfin, est considérée comme étant l’exemple le plus typique d’un art normand, mêlant les influences latines, grecques et arabes.
La Sicile normande, un royaume fragile
Il ne faut tout de même pas idéaliser le royaume normand de Sicile, surtout après la mort de Roger II. C’est, il faut le préciser, d’abord un royaume chrétien. Le roi est vassal du pape, et il tient en main ses archevêques et ses évêques, est généreux avec les moines et en particulier les Cisterciens. De plus, malgré son harem (Ibn Jubayr nous dit qu’il est composé uniquement de musulmanes), le roi normand ne se marie qu’avec des princesses latines.
L’équilibre est donc précaire, tant avec les populations musulmanes (influencées par les Almoravides puis les Almohades), qu’avec les Grecs (avec toujours le risque qu’ils rejoignent le camp byzantin) mais aussi les Italiens, normands ou lombards. Le royaume tient tant que le roi est fort, et avec la mort de Roger II les premières difficultés vont commencer…
Les Normands ont assis leur domination sur l’Italie du Sud, puis sur la Sicile. Ils ont été jusqu’à menacer l’Empire byzantin lui-même, pillant la Grèce et maraudant jusqu’aux alentours de Constantinople. Mais l’histoire des Normands avec l’Orient, et la Terre sainte en particulier, a des racines profondes, avant même la Croisade ou les raids de Guiscard et Roger II…
Il faut noter et insister d’abord sur le fait que nous parlons bien ici des Normands, pas des Vikings ; en effet, ces derniers ont connu de grandes aventures en Orient, aux Xè et XIè siècles, avec les raids suédois (ou varègues) en Russie et jusqu’aux portes de Miklagârd (Constantinople), en 907. Et en 1040, c’est Ingvar le Grand Voyageur qui part pour la Syrie où il disparaît ; mais c’est une autre histoire…
De Robert le Magnifique à Roussel de Bailleul
Avant les pèlerinages guerriers ou les entreprises de Reconquista, les Normands ont participé à la grande vague de pèlerinages vers Jérusalem qui a pris de l’ampleur dès les débuts du XIè siècle, avec un premier pic dans les années 1030-1040 si on suit Raoul Glaber. Parmi les plus célèbres pèlerins normands en Terre sainte figure le duc de Normandie lui-même, père d’un certain Guillaume (futur « le Conquérant »), Robert dit le Magnifique. Devenu duc à seulement 17 ans et dans des circonstances agitées, il met les premières années de son règne à guerroyer contre ses rivaux normands, avant d’entrer en conflit ouvert avec l’Eglise. Mais grâce à l’influence de l’archevêque de Rouen, il choisit de changer d’attitude et devient très généreux envers les institutions religieuses, en faisant des dons importants à des abbayes comme celle de Fécamp, ou encore à la cathédrale de Rouen ; de même, en 1035, il refonde l’abbaye de Montivilliers.
Les premières années 1030 sont une ère de prospérité et de paix en Normandie, mais cela ne dure guère : la peste frappe, et le duc décide de suivre les grands mouvements de pèlerinage vers la Terre sainte dès 1035. Avant de partir, il fait reconnaître son fils Guillaume comme son successeur, puis il prend la route ; il séjourne à Rome, à Constantinople et atteint enfin Jérusalem au printemps. Il a accompli son pèlerinage, mais n’est guère récompensé : il meurt de maladie, écrasé par la chaleur sur le chemin du retour, dans les environs de Nicée, le 2 juillet 1035.
Tous les Normands qui se sont rendus en Terre sainte dans la première moitié du XIè siècle n’avaient pas les mêmes motivations que Robert le Magnifique. Beaucoup, comme leurs cousins Varègues, étaient des mercenaires à la solde du basileus. Parmi eux les frères Stigand : alors que leur père Odon avait choisi de suivre le duc Robert avant de revenir en Normandie pour aider son jeune fils Guillaume, les Stigand décident de rentrer au service de l’empereur byzantin. C’est d’abord Odon II, l’aîné, qui est chambellan d’Isaac Comnène puis de Constantin Doukas, avant de revenir en Normandie et de succéder à son père quelques années (il meurt en 1063, il n’a pas trente ans) aux côtés de Guillaume. Son frère Robert est moins connu, mais ses services lui ont permis de rentrer riche, ainsi qu’avec des reliques de la sainte Barbe.
Le plus célèbre des mercenaires normands en Orient est cependant Roussel de Bailleul. Ses origines sont un peu obscures, mais on sait qu’il a dû fuir le duché de Normandie pour des affaires troubles. Au début des années 1060, il est en Italie du Sud aux côtés du comte Roger, et se bat en Sicile à la célèbre bataille de Cerami en 1063. Il décide ensuite de partir pour l’Orient, et s’engage aux côtés des Byzantins ; mal lui en prend au début puisqu’il est présent cette fois lors d’une défaite célèbre, celle de Mantzikert, en 1071, où les Turcs écrasent les Grecs de Romain IV Diogène…Le Normand se sent toutefois bien en Orient, et décide de se tailler lui-même sa principauté dans les environs d’Ankara, en 1073, en profitant de la faiblesse du nouvel empereur Michel VII Doukas ! Celui-ci envoie tout de même son oncle Jean pour punir le rebelle, mais il est fait prisonnier ; Roussel sait qu’il ne peut pas être empereur, mais il compte bien sur Jean Doukas pour être sa marionnette et il lui offre le titre impérial avant de marcher sur Constantinople !
L’empereur légitime est tellement paniqué à l’idée de voir le Normand menacer la capitale qu’il demande l’aide des Turcs…Roussel est battu et fait prisonnier, mais il se rachète lui-même et continue à faire des siennes en pillant les abords de la mer Noire. Il est à nouveau battu, cette fois par le général (et futur empereur) Alexis Comnène, toujours avec l’aide des Turcs. Son vainqueur, néanmoins, connaît sa valeur et le libère pour s’en servir contre les différents rebelles, tel Nicéphore Botaniatès, qui menacent le pouvoir de Michel Doukas. Incorrigible, le Normand tourne encore casaque ; cette fois, le basileus veut en finir et le fait capturer par les Turcs, en 1077. Livré aux Byzantins, il est exécuté peu après…
Le parcours des Normands en Orient et en Terre sainte est donc très varié pendant tout le XIè siècle. C’est cependant l’appel d’Urbain II le 27 novembre 1095, qui marque une nouvelle étape dans l’histoire commune entre le peuple normand et la Méditerranée orientale.
Les Hauteville et la Première croisade
A la fin du XIè siècle, les Normands d’Italie du Sud, les Hauteville en tête, ont assis leur pouvoir, et ce jusqu’en Sicile. Malgré la mort de Robert Guiscard en 1085, son frère Roger a achevé la conquête de la grande île en 1091 et organisé la succession de Guiscard. C’est le fils de celui-ci, Roger Borsa, qu’il a choisi, face à Bohémond son demi-frère. Celui-ci a cependant renforcé son territoire en s’octroyant la région de Tarente : il prend désormais le nom de Bohémond de Tarente, qui le rendra célèbre.
En 1096, il aide son oncle Roger à faire le siège d’Amalfi, rebellée contre le pouvoir des Hauteville. C’est là que lui parvient l’appel d’Urbain II à délivrer Jérusalem et le Saint-Sépulcre. Bohémond y voit un signe de Dieu, et le moyen d’à la fois accomplir son devoir de chrétien, et de se tailler une principauté indépendante alors que l’espoir de faire de même en Italie est bien mince. Il décide de partir sur le champ, obligeant Roger à lever le siège d’Amalfi ! Il n’est en plus pas seul : l’accompagnent son neveu Tancrède, son cousin Richard de Salerne (fils de Drogon de Hauteville) et son fils Roger et bien d’autres…On parle de dix mille chevaliers et vingt mille fantassins, chiffres probablement exagérés mais qui montrent tout de même l’importance de l’engagement des Normands d’Italie dans la croisade. On doit également noter la présence de Normands de Normandie, avec par exemple Robert Courteheuse, le duc en personne ! Il ne faut pas cacher que ce départ massif, malgré l’abandon du siège d’Amalfi, arrange grandement les affaires de Roger de Hauteville qui peut ainsi accroître son pouvoir en péninsule…
Le Normand passe le Bosphore, alors que Tancrède et Richard ne l’ont pas attendu et sont déjà en Bithynie. La première bataille entre les Normands et les Turcs éclate le 1er juillet 1097, à Dorylée, où la cavalerie lourde normande fait des ravages. L’avancée croisée en Anatolie continue les semaines suivantes. L’armée se scinde en deux, et Tancrède de Hauteville choisit de suivre Baudouin de Boulogne en Cilicie ; mais les deux hommes se brouillent, et Tancrède rejoint les autres croisés, alors que Baudouin fonde le comté d’Edesse en mars 1098.
Le reste de l’armée, avec entre autres Bohémond, a continué et se retrouve devant Antioche en octobre 1097. Le siège est long et difficile, les tensions entre barons s’exacerbent, et Bohémond sent la situation lui échapper face aux grands seigneurs comme Raymond de Saint-Gilles ou Godefroi de Bouillon. Mais il n’est pas un Hauteville pour rien, et c’est par la ruse qu’il permet la prise de la ville en corrompant un Arménien converti à l’islam : il rentre dans Antioche le 2 juin 1098. Il faut quand même attendre trois semaines de plus pour que la garnison turque tombe, et que les renforts menés par le sultan seldjoukide ne soient repoussés. Le Normand est alors le grand vainqueur, au détriment du comte de Toulouse, mais surtout de l’empereur Alexis Comnène, qui a bien compris que les croisés ne respecteraient pas leurs engagements.
Bohémond et Tancrède, deux destins
La prise d’Antioche ne signifie pas la fin des tensions entre barons, au contraire. Bohémond de Tarente parvient toutefois à tirer son épingle du jeu au bout de plusieurs mois, et il reste sur place pour organiser une principauté, alors que les autres croisés repartent enfin pour leur destination principale, Jérusalem.
Celui-ci a organisé la principauté d’Antioche puis, un peu sur le modèle de Roussel de Bailleul, a étendu ses possessions dans la région. Le problème est que l’empereur byzantin Alexis Comnène est plus que jamais furieux contre lui, car il n’a pas respecté son engagement de lui restituer Antioche ; il a lancé des attaques contre Bohémond et récupéré plusieurs places. Le Normand joue de malchance quand il est capturé, en compagnie de Richard de Salerne, par un émir turc en août 1100.
C’est alors que son neveu Tancrède est appelé pour être régent de la principauté en attendant sa libération. De suite, le jeune Normand prend goût à sa nouvelle fonction : il fait subir des revers aux Grecs en récupérant des villes de Cilicie, et conclut des accords commerciaux avec les Génois ; il parvient même à régler le différend avec Raymond de Saint-Gilles, qui part se tailler son territoire dans la région de Tripoli. Ces succès lui permettent d’être bien vu du roi de Jérusalem, qu’il aide même contre les Fatimides en 1102, avant que l’année suivante Bohémond soit enfin libéré.
L’oncle de Tancrède tente alors de reprendre la main, mais connaît moins de réussite : même si avec son neveu il parvient à aider le comte d’Edesse en 1104, il doit à nouveau plier devant les Byzantins, puis les Turcs d’Alep. Le prince d’Antioche décide alors de rentrer en Occident pour y obtenir du soutien ; il échoue toutefois devant Durazzo face aux Grecs, puis dans sa tentative de « croisade » en 1107-1108. Bohémond ne parvient même pas à rentrer à Antioche, et doit signer un traité humiliant à Deabolis, en 1108, au profit d’Alexis Comnène, qui tient là sa revanche : le Normand devient le vassal du Grec, et renonce à l’essentiel de ses territoires. Dépité, il meurt en Apulie sans avoir revu la Terre sainte, en 1111.
Tancrède, lui, ne connaît pas le même destin : il profite des difficultés du comte Baudouin d’Edesse pour prendre la régence du comté pendant l’année 1104. Alors que son oncle part pour l’Europe en 1107, il prend à nouveau la tête de la principauté d’Antioche ; Richard de Salerne (ou de Hauteville) le remplace à Edesse, après insistance du roi de Jérusalem suite aux prétentions de Tancrède, de plus en plus gourmand…Le prince normand continue à combattre les années suivantes, tant les Grecs (il refuse le traité d’Alexis Comnène) que les Turcs, tout en essayant d’agrandir son territoire par la voie politique. Il meurt en 1112, un an après son oncle Bohémond. Sa postérité est encore plus grande que ce dernier, jusque dans les tableaux de Le Tasse au XVIè siècle…
L’agonie des Normands de Terre sainte
Les successeurs de Bohémond et Tancrède ne connaissent pas les mêmes exploits. A la mort de Tancrède, c’est Roger de Salerne (fils de Richard de Hauteville) qui prend la tête de la principauté d’Antioche en attendant la majorité du fils de Bohémond. Mais le nouveau régent est tué en 1119 à la terrible bataille de l’Ager sanguinis, et c’est le roi Baudouin II de Jérusalem qui prend sa succession. Le jeune Bohémond II ne reçoit la principauté de son père qu’en 1126, et sa mort quatre ans plus tard au combat signe le début de la fin de la domination proprement normande en Terre sainte, et à Antioche en particulier.
En effet, c’est Foulques d’Anjou qui prend la régence pour la fille de Bohémond II, Constance. Les princes suivants ne sont donc pas des princes normands, en particulier le mari de Constance, Raymond de Poitiers. Comme les autres Etats latins, la principauté d’Antioche connaît une lente agonie, subissant les coups de Zengî puis de Nûr al-Dîn, avant que Constance ne se marie avec le trop fameux Renaud de Châtillon après la mort de Raymond de Poitiers. Antioche tombe à nouveau sous la coupe des Byzantins en 1159, avant que Renaud ne soit fait prisonnier par les Turcs. La principauté périclite à la fin du XIIè siècle, jouant un rôle mineur dans la Troisième croisade. Au début du XIIIè siècle, suite à des conflits entre barons croisés, la principauté d’Antioche est rattachée au comté de Tripoli, puis tombe sous la coupe des Arméniens de Cilicie, alliés des Mongols. Les fondateurs normands, Bohémond et Tancrède, sont alors de bien lointains souvenirs…
Si l’aventure normande en Terre sainte a tourné court, malgré de hauts faits d’armes, on doit alors se tourner à nouveau vers la Sicile et l’Afrique. Quel a été le destin des successeurs de Roger II ?
En Italie du Sud et en Sicile, bien loin des tourments de Bohémond et Tancrède en Terre sainte, Roger II s’est fait roi avec l’appui du pape. Il a étendu son influence au-delà de la péninsule et de la grande île, jusque sur les côtes de l’Ifriqiya. Mieux, le Normand a fondé un régime original, influencé tant par ses origines personnelles que par les cultures locales, grecque et musulmane. Ses successeurs ont-ils été à la hauteur ?
Un héritage à assumer
Cependant, ses choix s’avèrent risqués ; en effet, il décide comme son père de s’appuyer sur Maion de Bari, « émir des émirs » (comme Georges d’Antioche avant lui), ce qui rend encore plus jaloux les barons normands. Ces derniers reçoivent alors le soutien du basileus Manuel Comnène : Bari tombe sous le joug byzantin, et les vassaux italiens de Guillaume Ier se rebellent. Le roi normand a entretemps rompu avec le pape Hadrien IV, qui a couronné Frédéric Ier Barberousse et bénéficie de son soutien. Malgré sa position très isolée, Guillaume Ier parvient dès l’année 1156 à retourner la situation en sa faveur, montrant ainsi qu’il est bien un Hauteville : il écrase les rebelles en Sicile, puis rase Bari et fait le siège de Bénévent où il soumet le pape, comme l’avaient fait ses glorieux aïeuls, en l’obligeant à lui redonner sa légitimité sur l’Apulie et la Calabre, tout en retirant la principauté de Capoue à un autre Normand, Robert II ! Comble de malheur pour le pape, l’empereur Frédéric Ier l’attaque en Italie du Nord…Guillaume le Mauvais compte tout de même se venger des Byzantins : il attaque en 1157 et contraint Manuel Comnène à signer une paix de trente ans l’année suivante ; le basileus doit ainsi définitivement abandonner l’idée d’une reconquête grecque de la péninsule…
Le royaume normand entre alors dans une courte période de calme, grâce à des relations qui s’améliorent avec le pape suite à l’élection d’Alexandre III. Les Normands soutiennent d’ailleurs celui-ci contre Frédéric Barberousse : ils repoussent l’attaque de Christian de Mayence en Campanie en 1165, et rétablissent Alexandre III au détriment de l’antipape Pascal III.
La fin de l’impérialisme normand en Méditerranée
C’est Marguerite de Sicile, mère du jeune roi (il a douze ans) qui assure la régence. Elle est aidée dans sa tâche par Etienne de Perche, proche des Plantagenêts. Celui-ci s’est fait connaître durant les troubles des années 1160, lorsque le roi a échappé à la mort ; il est accusé d’avoir laissé éclater des « pogroms » anti-musulmans et est très mal vu par les locaux, jusque dans la plus haute administration. Nommé tout de même archevêque de Palerme en 1167, il doit fuir l’année suivante sous la menace d’une révolte à Palerme.
Lorsque Guillaume II atteint sa majorité, le royaume normand est relativement apaisé, et il le gère au mieux, ce qui lui permettra au contraire de son père d’être surnommé « le Bon ». Le souverain décide alors de reprendre la politique impériale de son grand-père Roger II. En effet, sous le règne de Guillaume Ier, les Normands ont perdu leurs possessions en Afrique sous les coups des Almohades ; le nouveau roi décide de s’allier avec ces derniers, et signe un traité relativement avantageux : il semblerait qu’il ait obtenu, en 1180, qu’une présence normande soit maintenue à Mahdiya et Zawîla, mais surtout le paiement du tribut décidé sous le règne de Roger II (pour une protection contre les pirates et des avantages dans l’approvisionnement en céréales) et une paix avec les Almohades pour dix ans.
Le problème de l’Ifriqiya réglé, Guillaume II peut se tourner vers l’Orient. Après un échec lors d’une tentative sur Alexandrie en 1174, puis sur les Baléares au début des années 1180, il se rabat sur l’ennemi de toujours des Normands : l’Empire byzantin. Il est appelé par des opposants au basileus Adronic Comnène, et marche sur Durazzo en 1185. Ses troupes ravagent la Grèce un siècle après celles de son aïeul Robert Guiscard, et Thessalonique est une nouvelle fois pillée ! Mais, alors que sa flotte se dirige vers Constantinople, son armée est vaincue sur le Strymon le 7 novembre 1185. L’ambition impériale normande se brise définitivement, malgré l’envoi par Guillaume II d’une flotte au large de la Syrie pour réagir à la prise de Jérusalem par Saladin en 1187.
L’agonie de la Sicile normande
Guillaume le Bon (« souverain estimé et aimé de ses sujets » selon Dante) décède prématurément en 1189, alors qu’il a prévu de participer à la croisade pour reconquérir la Ville sainte. Il s’est rapproché depuis plusieurs années de la famille Plantagenêt (héritière elle aussi des Normands, mais…de Normandie) en épousant Jeanne, fille d’Henri II (et donc sœur de Richard Cœur de Lion), en 1177, et s’oppose parallèlement aux ambitions de Frédéric Barberousse sur l’Italie.
L’empereur germanique attaque la péninsule à plusieurs reprises, sans succès. Au congrès de Venise, toujours en 1177, le roi normand joue un rôle important : la paix est signée entre Alexandre III et Frédéric Barberousse, mais aussi entre ce dernier et la Sicile normande de Guillaume II. Mais dans la lignée de cette trêve, les souverains arrangent le mariage de Constance, fille posthume de Roger II, avec Henri, fils de Frédéric Ier. Les conséquences sont catastrophiques pour l’héritage normand.
En effet, Guillaume II meurt à seulement trente-six ans et surtout sans successeur ! Constance est donc l’héritière légitime, alors que l’année suivante son mari devient Henri VI et accède au trône du Saint Empire Germanique ; ainsi, la Sicile normande tombe sous la coupe de l’Empire. Les barons normands ne veulent évidemment pas devenir les vassaux d’un pays qu’ils ont toujours combattu, qu’ils aient été d’accord ou pas avec les rois normands qui les tenaient éloignés du pouvoir. Ils élisent donc l’un des leurs, Tancrède de Lecce, bâtard de Roger, l’un des fils de Roger II, mort prématurément (en 1148). Le conflit éclate avec Constance, qui compte tout de même des partisans sur l’île, au moment même où Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste font escale en Sicile sur leur route pour la Terre sainte. Celui qui peut être considéré comme le dernier roi normand est vaincu par les troupes d’Henri VI et meurt à Palerme en 1194. Le 25 décembre de la même année, l’empereur germanique se fait couronner roi de Sicile en la cathédrale de Palerme et met fin à la dynastie normande.
Frédéric II, un héritage normand ?
L’empereur meurt néanmoins devant Palerme le 28 septembre 1197, de raisons obscures (empoisonnement, maladie ?). C’est son fils Frédéric II Hohenstaufen qui lui succède ; il est normand par sa mère, et va en partie prolonger cet héritage par sa façon de gouverner. En effet, après ses difficultés d’accession au trône, il va mettre en place un régime qui va rappeler à maints égards celui de Roger II et de ses successeurs : polyglotte, il s’intéressera beaucoup à la culture grecque et encore plus arabe et islamique, sera accusé par certains de tenir un harem et de se comporter comme un souverain oriental. Les mêmes griefs reprochés aux défunts rois normands de Sicile…
Bibliographie non exhaustive
- Roger II de Sicile: Un Normand en Méditerranée, de Pierre Aubé. Tempus, 2016.
- Histoire de la Sicile: des origines à nos jours, de Jean-Yves Frétigné. Pluriel, 2018.