Le Nord prépare son offensive
En effet, les deux belligérants estimaient jouir d’une supériorité suffisante sur leur ennemi pour écraser son armée, brisant au passage sa volonté de résistance. Ce sentiment était accentué par la proximité des deux capitales. La Confédération avait en effet décidé de déplacer la sienne de Montgomery (Alabama) à Richmond, à peine 160 kilomètres au sud de Washington, dès que la sécession de la Virginie avait été proclamée. Cette décision, voulue à la fois comme un remerciement à la Virginie et un encouragement pour les autres États esclavagistes, était devenue effective fin mai.
Cette installation était un acte fort de souveraineté, et un véritable défi à l’autorité fédérale, ce qui n’avait pas manqué d’enflammer l’opinion publique nordiste. Une opinion d’autant plus piquée au vif que, dans les semaines qui suivirent l’occupation d’Alexandria, le front de Virginie septentrionale resta pratiquement silencieux, hormis un bref accrochage entre une patrouille de cavalerie fédérale et une compagnie de miliciens confédérés à Fairfax Court House, le 1er juin. Durant tout le mois suivant, l’armée nordiste se concentra autour de Washington.
Le nouveau commandant était lucide sur la médiocre qualité et l’absence d’expérience de ses soldats, mais Lincoln comptait justement sur ses talents d’organisateur et d’instructeur pour y remédier. Malheureusement pour lui, McDowell se trouva rapidement soumis à la pression de l’opinion. Celle-ci s’aggrava lorsqu’il apparut que le Congrès provisoire confédéré allait tenir sa troisième session à Richmond, à partir du 20 juillet. Dans un éditorial intitulé On to Richmond ! (« À Richmond ! »), Horace Greeley, rédacteur en chef du New York Tribune (l’organe officieux du parti républicain) appela le 26 juin à marcher sur la capitale sudiste avant cette date. Sa rhétorique guerrière enflammée déclencha une vaste campagne de presse, forçant le président à ordonner une offensive. McDowell, qui savait que ses soldats n’étaient pas prêts, s’exécuta à contrecœur.
Prélude à la bataille
Face à lui, le général confédéré Joseph E. Johnston aligne environ 12.000 hommes. Formant l’aile gauche du dispositif sudiste, Johnston a installé le gros de ses troupes à Winchester, ne laissant pour couvrir la rive sud du Potomac que la brigade de Thomas Jackson. Le centre confédéré est pour sa part situé à Manassas, un nœud ferroviaire stratégique où Pierre Beauregard – le vainqueur du fort Sumter – a installé ses 20.000 hommes derrière un petit sous-affluent du Potomac, le Bull Run. Ainsi, il peut communiquer rapidement avec Johnston sur sa gauche, et la capitale sudiste sur ses arrières. Soucieux de couvrir son flanc droit, qu’il juge vulnérable à une manœuvre amphibie, Beauregard a en outre détaché 3.000 hommes supplémentaires, sous Theophilus Holmes, à la garde du débarcadère situé au confluent de l’Aquia Creek et du Potomac.
La disposition des forces en juillet 1861, d'après une carte originale de Hal Jespersen
La stratégie nordiste prévoit une action coordonnée des deux armées de McDowell et Patterson. Le second a reçu l’ordre de reprendre Harper’s Ferry, au confluent de la Shenandoah et du Potomac, tout en fixant dans la vallée les troupes de Johnston. Le but de cette manœuvre est évidemment d’empêcher ce dernier d’aller renforcer Beauregard à Manassas, ce qui permettrait à McDowell de conserver sa supériorité numérique. Le 2 juillet, Patterson franchit donc le Potomac et repousse les éléments avancés sudistes au cours d’une petite bataille à Hoke’s Run. Il s’arrête toutefois dès le lendemain, pour ne reprendre sa marche que le 15 juillet par un saut de puce vers le sud. Mais au lieu de poursuivre en direction de Winchester pour y attaquer Johnston, il oblique vers le nord, occupant Harper’s Ferry. Il n’en bougera plus.
Premiers coups de feu
Manassas n’étant plus distante que d’une dizaine de kilomètres, McDowell charge la division de Daniel Tyler d’effectuer une reconnaissance en force aux alentours de Centreville. Tyler trouvant la localité vide de troupes, il poursuit son mouvement vers le sud, atteignant l’un des gués sur le Bull Run, Blackburn’s Ford. L’estimant peu défendu, il lance alors en avant la brigade d’Israel Richardson. Mal lui en prend, car il n’a pas repéré la brigade confédérée de James Longstreet, qui tient solidement le gué. Longstreet est rapidement renforcé par une autre brigade, celle de Jubal Early, qui se tenait en réserve. Tyler est en fait tombé sur le gros des défenses sudistes sans s’en rendre compte. Soumise à un feu nourri, la brigade Richardson perd pied et reflue précipitamment vers l’arrière. En fin de journée, l’armée nordiste se regroupe à Centreville.
L'accrochage de Blackburn's Ford, le 18 juillet 1861. D'après une carte originale de Hal Jespersen.
Elle va y demeurer pendant deux jours. Peu désireux, après l’accrochage de Blackburn’s Ford et la fuite de la brigade Richardson, de lancer ses soldats encore bien « bleus » dans une attaque frontale, McDowell cherche un moyen de tourner la gauche confédérée. Manquant cruellement de cavalerie – il n’a qu’un bataillon ad hoc de cavalerie régulière – pour effectuer des reconnaissances, le commandant nordiste fait appel à l’aérostier Thaddeus Lowe, qui s’était mis au service de l’Union avec ses ballons à air chaud. Ses vols permettront à McDowell d’avoir une idée suffisamment précise des positions sudistes pour concevoir un plan d’attaque.
De son côté, McDowell est parvenu à échafauder un plan de bataille tout aussi ambitieux et plus complexe encore. Lui aussi vise la gauche de l’ennemi : il ne laissera face à Blackburn’s Ford que la brigade Richardson, avec le soutien de la division de Dixon Miles autour de Centreville. Le reste de la division Tyler fera route vers l’ouest, où elle lancera une attaque de diversion sur la route à péage de Warrenton, contre le pont de pierre qui enjambe le Bull Run à cet endroit. Les deux dernières divisions, aux ordres de David Hunter et Samuel Heintzelmann, feront quant à elle un détour pour traverser le Bull Run encore plus à l’ouest, au gué de Sudley Springs.
L’armée de Virginie du Nord-Est se mit en marche avant l’aube, le 21 juillet 1861. L’historien Bruce Catton a laissé de cette marche d’approche une description pittoresque et vivace dans le tome 1 de sa trilogie sur la guerre de Sécession, The Coming Fury, écrit pour le centenaire de la bataille. Il rappelle ainsi à quel point la marche de Hunter et Heintzelmann fut ralentie non seulement par le très mauvais état des routes menant à Sudley Springs, mais également par l’indiscipline des troupes. La chaleur étant rapidement devenue écrasante une fois le soleil levé, nombre de soldats s’éparpillèrent dans les sous-bois pour y cueillir des mûres et tenter de se rafraîchir. De toute évidence, McDowell avait conçu un plan trop élaboré pour son armée de soldats du dimanche.
L’Union frappe la première
Les premiers coups de feu furent tirés par les canons nordistes vers 5h15. Peu après, Tyler lança la brigade de Robert Schenck contre le pont de pierre. Ce dernier n’était défendu que par la minuscule brigade de Nathan Evans, guère plus d’un millier d’hommes en tout. Déployés en ligne de tirailleurs, les éléments avancés des deux unités échangèrent des coups de feu pendant une heure. Voyant que l’ennemi tardait à lancer une attaque franche malgré sa supériorité numérique évidente, Evans commença à se douter qu’il ne s’agissait que d’une feinte. Il en eut bientôt la confirmation par le détachement des transmissions, installé à 13 kilomètres de là sur le point culminant du champ de bataille, et qui découvrit la manœuvre nordiste au lever du jour. Il en informa Evans par sémaphore, et celui-ci déplaça le gros des ses forces sur une colline située au nord-ouest du pont, Matthew’s Hill.
Pendant ce temps, l’aile droite fédérale mit cinq heures à couvrir une dizaine de kilomètres, la division Hunter ne franchissant le gué de Sudley Springs qu’à 9h30. Elle s’élança aussitôt à l’attaque des nouvelles positions d’Evans, mais un feu nourri la cueillit à froid. Montés à cheval, les officiers supérieurs subirent de lourdes pertes : Hunter fut blessé au visage et au cou, et la brigade de tête, celle d’Ambrose Burnside, perdit deux colonels, un tué et un blessé, en quelques minutes. Désorganisée, cette première attaque nordiste fut aisément repoussée. Andrew Porter déploya sa brigade à droite de celle de Burnside, et prit le commandement de la division.
Les deux premières arrivèrent à destination aux alentours de 10h, se plaçant sur la droite des hommes d’Evans pendant ces derniers faisaient refluer vers l’arrière la brigade Burnside. Porter rétablit la situation en envoyant à son secours le bataillon d’infanterie régulière du major George Sykes, dont la discipline fit merveille. Avec l’arrivée en soutien de la division Heintzelmann, les forces fédérales purent reprendre l’initiative, non sans mal : deux des régiments de Porter s’enfuirent sous le feu confédéré et ne purent être que partiellement ralliés.
Une lutte incertaine
Les Sudistes aussi subissaient des pertes, les combats sur les pentes de Matthew’s Hill s’avérant acharnés par endroits. Toutefois, les défenseurs tenaient bon. Avec les deux divisions de son aile droite déjà engagées dans un combat incertain, il ne restait que celle de Tyler pour faire la différence. McDowell lui ordonna donc de franchir le Bull Run pour prendre la ligne confédérée à revers, et Tyler envoya ses deux brigades fraîches en soutien, aux ordres de William Sherman et Erasmus Keyes.
Au lieu de forcer le passage du pont de pierre, toujours gardé par des tirailleurs et une batterie confédérée – des forces trop faibles pour bloquer le passage, mais suffisantes pour causer des pertes sérieuses aux assaillants – Sherman choisit une autre option. Peu de temps auparavant, il avait découvert fortuitement un gué non répertorié situé entre celui de Sudley Springs et le pont de pierre. Naturellement, il n’était pas gardé. Sherman fit bientôt traverser toute sa brigade sans être inquiété, et Keyes lui emboîta le pas.
L’attaque de Sherman, combinée aux assauts redoublés de l’aile droite nordiste, emportèrent la décision. Vers 11h30, la ligne confédérée s’effondra complètement et se replia en désordre vers le sud-est. Poursuivis par les Fédéraux, les fuyards atteignirent un petit affluent du Bull Run, la Young’s Branch, et la route à péage de Warrenton. Ils y croisèrent quelques éléments indépendants envoyés par Johnston en soutien, dont la légion (une unité de la taille d’un régiment combinant infanterie, cavalerie et artillerie) de Caroline du Sud levée et commandée par le riche planteur Wade Hampton. La brigade Bartow réussit à se rallier en partie, et les deux unités, soutenues par le bataillon de Louisianais de la brigade Evans, lancèrent une contre-attaque. Elles étaient toutefois dépassées en nombre. Hampton fut blessé, Bartow tué, et leurs soldats durent reculer.
Bataille de Bull Run, 21 juillet 1861 : les combats de la matinée. D'après une carte originale de Hal Jespersen.
La situation était alors critique pour l’armée confédérée, qui semblait courir le risque d’un effondrement complet si son aile gauche n’était pas rapidement stabilisée. Les fuyards s’accumulaient sur ses arrières, à tel point que le président Davis, qui était accouru de Richmond dès qu’il avait su que la bataille tant attendue se préparait, crut assister à une défaite. Il ignorait cependant que les arrières de l’armée nordiste offraient un spectacle similaire. L’historien John Keegan a récemment fait remarquer à quel point les deux armées engagées à Bull Run avaient été simultanément au bord de la rupture, et qu’il aurait suffi de peu de chose pour que la victoire ne bascule dans un camp ou dans l’autre.
L’instant décisif
McDowell ne poussa pas immédiatement son avantage pour occuper Henry House Hill. Ce faisant, il appliquait simplement à la lettre les tactiques alors en vigueur dans l’armée américaine. La guerre contre le Mexique avait vu l’émergence d’une nouvelle utilisation des canons de campagne, appelée « artillerie volante » (flying artillery), qui consistait à mettre les pièces en batterie au plus près des lignes ennemies pour les arroser de mitraille – un tir bien plus meurtrier que les salves de boulets pleins à longue distance. Ceci était efficace contre les Mexicains, qui ne disposaient encore que de fusils à canons lisses, dont la portée pratique était restreinte. Il n’en était toutefois plus de même quinze ans après, contre d’autres Américains mieux armés.
Le commandant nordiste fit donc avancer les batteries des capitaines Griffin et Ricketts, avec de l’infanterie en soutien. Les lignes de l’Union étaient terriblement désorganisées, et des éléments de brigades et de divisions différentes se trouvaient entremêlés. Des régiments des brigades Burnside et Porter se trouvaient en première ligne, tandis que d’autres étaient restés en arrière sur Matthew’s Hill. Ils étaient mélangés aux brigades d’Orlando Willcox et William Franklin, de la division Heintzelmann, et à une partie de la brigade Keyes. Seule la brigade Sherman était à peu près en ordre, mais elle se tenait en réserve. Malgré (et en partie à cause de) l’avancée victorieuse des Nordistes, la confusion régnait.
Ainsi naquit la légende de Stonewall Jackson, même si l’intéressé n’allait pas manquer de rappeler par la suite que c’était sa brigade, et non lui-même, qui avait mérité ce surnom. Jackson était un instructeur particulièrement strict, qui avait exigé de ses recrues une rigoureuse discipline de feu – chose dont la plupart des volontaires de 1861 étaient parfaitement incapables. Cette obsession allait payer, de même que la confusion qui régnait dans les lignes nordistes allait faire sentir ses effets. Aux alentours de 14 heures, il fit avancer ses régiments sur les batteries nordistes. L’un d’entre eux portait des uniformes bleus. Craignant une méprise avec une unité amie, les artilleurs nordistes suspendirent leur feu, laissant les Virginiens s’approcher. Les Confédérés tirèrent à courte distance une salve dévastatrice qui abattit la plupart des servants et mit en déroute l’infanterie placée en soutien : le 11ème New York – les fameux Fire Zouaves d’Ellsworth – et le bataillon de Marines.
De la défaite à la débâcle
La chance avait tourné, mais la bataille n’était pas encore terminée. McDowell s’efforça de reprendre ses canons, lançant plusieurs contre-attaques successives, et les batteries nordistes changèrent plusieurs fois de mains. Toutefois, la désorganisation qui régnait dans les lignes des Fédéraux les empêcha de coordonner leur action. Bien qu’étant encore en état de supériorité numérique, les Nordistes n’engagèrent jamais plus de deux régiments à la fois, si bien que la brigade Jackson put les repousser les uns après les autres. Conservant sa cohésion, elle eut le dernier mot.
Vers 16 heures, Jackson reçut en renfort deux régiments de la brigade de Philip Cocke, qui gardaient jusque-là le gué de Lewis Ford, un peu plus à l’est. Il poussa sa brigade renforcée en avant, ordonnant à ses hommes de mettre baïonnette au canon et de charger en « hurlant comme des furies ». Le fameux « cri des rebelles » (rebel yell) allait devenir par la suite emblématique des armées confédérées, et rester gravé dans la mémoire des vétérans nordistes comme un synonyme d’effroi. Dans l’attaque qui suivit, les généraux Heintzelmann et Willcox furent tous deux blessés, le second étant par ailleurs fait prisonnier.
Bataille de Bull Run, 21 juillet 1861 : les combats de l'après-midi sur Henry House Hill. Carte de Hal Jespersen.
C’en était trop pour les régiments fédéraux, déjà éprouvés par leur marche d’approche et une journée de combat sous une chaleur accablante. Ils craquèrent et commencèrent à quitter le champ de bataille. McDowell n’avait pratiquement plus de réserves, et pour ne rien arranger, les renforts sudistes continuaient d’affluer. La dernière brigade fraîche des Nordistes, celle d’Oliver Howard, venait de prendre position sur Chinn Ridge, une petite éminence à l’ouest de Henry House Hill, quand elle fut assaillie par la brigade Early, renforcée par des éléments de celle de Milledge Bonham, ainsi que par celle, fraîchement débarquée du train, d’E.K. Smith. Ce dernier fut blessé durant l’assaut, mais Howard ne put tenir sa position et dut se replier lui aussi.
Bull Run : une bataille aux conséquences majeures
À Washington, les soldats et les civils jetés en déroute dans les rues de la ville communiquèrent leur inquiétude jusqu’à la Maison Blanche. Lincoln craignit qu’une attaque rebelle ne s’empare de la capitale pratiquement sans défense. Mais l’attaque ne vint jamais. Jackson fut légèrement blessé à la main gauche vers la fin de la bataille et reçut la visite du président Davis. Il lui réclama 5.000 hommes frais et se fit fort de prendre Washington dès le lendemain. La réussite d’une telle opération était loin d’être acquise : l’armée sudiste avait reçu autant de coups qu’elle en avait portés et de toute manière, Davis n’avait nulle part les forces que Jackson lui réclamait.
Elle provoqua également une véritable lame de fond au sein du commandement nordiste. McDowell fut remercié par Lincoln, qui le remplaça par George McClellan. Ce dernier était devenu populaire après ses victoires en Virginie occidentale, et pour ainsi dire incontournable. Dans les mois à venir, McClellan allait renforcer et réorganiser efficacement l’armée de Virginie du Nord-Est, bientôt rebaptisée armée du Potomac, qu’il allait purger de ses officiers les moins compétents. Patterson allait lui aussi faire les frais de son inaction, démissionnant de l’armée dès la fin juillet.
Abraham Lincoln, son gouvernement et le Congrès comprirent que le conflit serait de longue durée. Dès le 22 juillet, le président appela sous les drapeaux 500.000 volontaires pour trois ans et dans les semaines qui suivirent, le Congrès prit ses dispositions pour un effort de guerre massif et prolongé. Dans les deux camps, l’illusion d’une guerre courte avait vécu. Le Nord savait désormais que la lutte pour vaincre la rébellion serait longue et coûteuse, et le Sud comprit qu’une seule victoire défensive était insuffisante pour garantir son indépendance. La guerre de Sécession ne faisait que commencer, et la bataille de Bull Run, la plus sanglante livrée jusque-là, n’allait pas le rester très longtemps.