L’Union : l’hésitation entre conquête et étouffement
Constitutionnellement, le commandant en chef de l’armée des États-Unis d’Amérique est le président. L’officier le plus élevé en grade occupe la fonction de « général commandant l’armée » (Commanding General of the Army) ; en dépit de son titre, il demeure sous les ordres du président, et ses plans sont soumis à l’approbation du chef de l’État. Il fait donc davantage office de conseiller, un rôle particulièrement précieux pour Lincoln. Ce dernier n’a en effet pratiquement aucune expérience militaire – il n’a servi que quelques semaines dans la milice de l’Illinois en 1832 – et ses notions de stratégie sont essentiellement empiriques.
Le président nordiste va donc s’en remettre essentiellement à ses généraux pour mettre au point une stratégie victorieuse. L’un des premiers à soumettre un plan de guerre, dès mai 1861, sera George McClellan. Ce dernier propose de concentrer l’armée des volontaires dans l’Ohio, d’où une offensive pourra être lancée dans deux directions différentes : soit vers le sud-est, en suivant la vallée de la Kanawha pour pénétrer en Virginie ; ou bien directement vers le sud, à travers le Kentucky et le Tennessee, pour frapper la Confédération au cœur. Ces plans sont soumis au général commandant l’armée, Winfield Scott, qui les rejette.
Le vieil officier, qui n’a pas les connaissances théoriques de McClellan – il n’a jamais mis les pieds à West Point - préfère une approche plus pragmatique. Elle est surtout plus économe : Scott répugne à infliger aux Sudistes, qui hier encore étaient ses concitoyens, toutes les horreurs d’une guerre civile menée avec fermeté. Il ne lui échappe pas que la première source de revenus de la Confédération réside dans les exportations de coton, qui représentent à elles seules 60% de la valeur des exportations américaines dans les années 1850. Scott se persuade ainsi qu’en privant le Sud de cette manne, il pourra le mettre à genoux et le contraindre à réintégrer l’Union en versant aussi peu de sang que possible.
Une stratégie sous pression
Cette vision stratégique consistant à étouffer lentement la rébellion en enserrant les côtes et la vallée du Mississippi comme un serpent conduisit la presse nordiste, et en particulier les journaux républicains, à tourner en dérision le plan de Scott, qui fut surnommé « plan Anaconda ». Les défaites de l’été ayant quelque peu douché les enthousiasmes, les idées de Scott furent considérées avec davantage de sérieux, et les premières opérations contre les ports sudistes furent lancées au cours du second semestre 1861.
Cependant, l’opinion publique nordiste ne pouvait se résoudre à attendre que le blocus fasse son œuvre, et la classe politique non plus. Lincoln se serait volontiers contenté d’appliquer la stratégie de Scott, et il continua d’ailleurs à lui demander occasionnellement conseil même après que celui-ci ait quitté l’armée en novembre 1861. Mais il devait aussi s’assurer de la collaboration de ses ministres et des membres du Congrès, notamment parmi les républicains les plus radicaux.
Ces derniers réclamaient une offensive victorieuse contre la capitale confédérée, Richmond, dont il est vrai que la présence à quelques 150 kilomètres de Washington constituait un défi permanent à l’autorité de l’Union. Lincoln n’eut donc de cesse de réclamer des victoires offensives à ses généraux, surtout en Virginie, et les poussa régulièrement à attaquer. Ces offensives, toutefois, furent des échecs, soit parce qu’elles avaient été menées de façon timorée (comme par McClellan durant la campagne de la Péninsule en 1862), soit parce que l’attaque avait tourné au fiasco, notamment avec les défaites de Fredericksburg en 1862 et Chancellorsville en 1863.
Dans le même temps, les opérations menées contre les côtes sudistes et les voies navigables de l’Ouest avaient donné, dès la première moitié de 1862, des résultats étonnants et inattendus, avec notamment la prise de la Nouvelle-Orléans, Nashville et Memphis. Ces succès persuadèrent Lincoln que le tant décrié « plan Anaconda » était viable. Il veilla donc à ce que sa mise en œuvre se poursuive, parallèlement à ses offensives contre Richmond. Après la chute de Vicksburg et Port Hudson en juillet 1863, le Mississippi était entièrement sous le contrôle de l’Union et il ne restait plus à la Confédération qu’une poignée de ports libres : l’essentiel du plan Anaconda était réalisé.
Toutefois, Lincoln ne pouvait plus se permettre d’attendre, car l’élection présidentielle de 1864 approchait. Son adversaire démocrate, qui n’était autre que George McClellan, se faisait fort de capitaliser sur la lassitude de l’opinion nordiste vis-à-vis de la guerre, ce qui pouvait avoir des conséquences désastreuses étant donné que certains démocrates étaient prêts à négocier avec les Sudistes. Le président réclama donc à ses généraux des victoires décisives, qui se concrétisèrent notamment, non sans mal, par la prise d’Atlanta en septembre 1864.
La Confédération : le salut d’outre-mer ?
Au début des hostilités, le Sud est en meilleure position que le Nord, stratégiquement parlant. En effet, comme l’a fait remarquer l’historien James McPherson (Battlecry of freedom, 1988), si l’Union est obligée de gagner la guerre, la Confédération, elle, peut en sortir victorieuse simplement en ne la perdant pas. La défense est une position plus confortable que l’attaque ; de surcroît, l’étendue du territoire confédéré et la relative faiblesse de ses infrastructures est plutôt de nature à jouer en faveur de la Confédération.
Cette dernière ayant recopié telles quelles nombre des institutions de sa devancière, le rôle de commandant en chef des armées était dévolu au président Jefferson Davis. La principale différence était l’absence de général commandant l’armée, puisque l’armée régulière confédérée n’était encore qu’embryonnaire. Davis avait d’autant plus les coudées franches en matière de stratégie que, contrairement à Lincoln, il avait une expérience étendue des affaires militaires : après avoir commandé un régiment de volontaires durant la guerre contre le Mexique, il avait servi comme secrétaire à la Guerre entre 1853 et 1857.
Comme l’essentiel de la classe politique sudiste, Davis souscrivait à l’idéologie du « coton-roi ». Ainsi nommée en référence à un discours du sénateur de Caroline du Sud, James Hammond, prononcé en 1858, cette idée voulait que l’Europe, et en particulier le Royaume-Uni, était dépendante du coton sudiste. Que ce dernier vienne à manquer, à cause par exemple d’un blocus ou d’une invasion nordiste, et les filatures anglaises se retrouveraient à court de matière première. Pour éviter le soulèvement de sa classe ouvrière et la ruine de son économie, la Grande-Bretagne se verrait alors obligée d’intervenir pour contraindre l’Union à reconnaître l’indépendance de la Confédération.
La clé de la stratégie sudiste durant la guerre allait donc être d’obtenir la reconnaissance et l’intervention des grandes puissances européennes. La Confédération allait très tôt envoyer des représentants officieux en Grande-Bretagne pour tenter d’obtenir. L’arrestation de deux d’entre eux par la marine fédérale, alors qu’ils se trouvaient à bord d’un navire britannique, le Trent, manqua de peu de déclencher un conflit armé en novembre 1861, mais le gouvernement nordiste sut désamorcer la crise – bien aidé en cela par son homologue britannique, qui n’était pas désireux de se laisser entraîner dans une guerre outre-Atlantique aussi facilement.
La souveraineté par les armes
Pour Jefferson Davis, l’obtention de la reconnaissance internationale passait aussi par l’affirmation de la souveraineté de la Confédération sur son territoire. Cela impliquait de défendre celui-ci intégralement et, le cas échéant, de reconquérir le terrain perdu. Si le Sud montrait qu’il formait une nation souveraine capable de se défendre, il serait alors vu comme suffisamment respectable pour être reconnu par les puissances étrangères.
D’un point de vue militaire, Davis allait donc s’en tenir à une stratégie purement défensive durant les premiers mois de la guerre. Son obsession de défendre tout le territoire sudiste allait lui coûter cher : trop peu nombreuses pour défendre cet immense espace, ses forces se retrouvèrent dispersées sur des centaines de kilomètres, en particulier dans l’Ouest. Vulnérable à une attaque concentrée de l’Union, la ligne de défense installée à la frontière du Tennessee et du Kentucky s’effondra dès le premier d’assaut : la chute du fort Donelson, en février 1862, coûta à la Confédération des milliers de prisonniers et rendit inutiles les autres points d’appui établis, obligeant les forces sudistes à se regrouper des dizaines de kilomètres plus au sud.
Quelques mois plus tard, la blessure de Joseph E. Johnston lors de la bataille de Seven Pines plaça Robert Lee à la tête de la principale armée confédérée, en Virginie. Lee éloigna ensuite le danger que l’armée du général McClellan faisait peser sur Richmond au cours des combats des Sept Jours, en juin-juillet 1862. Cette victoire lui donna un crédit considérable auprès du président Davis, auquel il parvint à imposer ses vues stratégiques sur la conduite de la guerre. Selon Lee, puisqu’il était impossible de défendre tout le territoire face à la supériorité matérielle et numérique nordiste, le meilleur moyen d’obtenir la reconnaissance internationale tant désirée était de remporter une victoire décisive sur le territoire même de l’Union.
Pour y parvenir, Lee se faisait fort d’appliquer une stratégie qui serait plus tard qualifiée de « défensive-offensive ». Le principe consistait à attendre l’attaque ennemie sur une solide position défensive ; puis, une fois l’attaque repoussée, on pourrait alors lancer une contre-offensive pour envahir le Nord, et y rechercher la victoire attendue. C’est ce que fit Lee, par deux fois, après ses victoires devant Richmond en 1862, puis à Chancellorsville l’année suivante. Malheureusement pour lui, chacune de ces deux offensives subit un coup d’arrêt, à Antietam et Gettysburg, respectivement. Après cette dernière défaite, il ne fut plus jamais en mesure de reprendre l’initiative.
Sources
Le dernier livre de John Keegan, La guerre de Sécession (Perrin, 2011) consacre un chapitre entier aux stratégies des deux belligérants. Celui de James McPherson, au titre identique (Robert Laffont, 1991), les analyse également de manière extensive.