Une encombrante victoire
Fin février 1862, avec la chute des forts Henry et Donelson et l’occupation de Nashville, l’Union a hérité d’une victoire qu’elle n’attendait pas et dont elle ne sait que faire. Ce qui devait n’être qu’une attaque limitée contre un fort s’est transformé en une percée majeure ouvrant la route du Sud. Il restait toutefois à savoir où frapper ensuite, comment et avec quelles forces. Le président Lincoln favorisait une marche vers l’est, afin d’occuper le Tennessee oriental dont la population était majoritairement pro-nordiste. Néanmoins, le « plan Anaconda » imaginé l’année précédente par le général Scott pour asphyxier l’effort de guerre sudiste, était toujours d’actualité, et appelait au contrôle du fleuve Mississippi. La prise de Memphis, sur la frontière occidentale du Tennessee, était un objectif majeur pour parvenir à ce résultat. Enfin, l’on pouvait également espérer pénétrer profondément dans le Sud pour frapper la Confédération au cœur.
Tout le problème de ces possibles opérations résidait dans le contrôle des voies de ravitaillement nécessaires à l’approvisionnement des armées. Les mauvaises routes de la région, promptes à se muer en bourbiers à la première averse un peu prolongée, ne pouvaient être considérées comme suffisantes. Cela laissait deux possibilités pour la mise en place d’une logistique de grande envergure, les voies ferrées et les fleuves ; mais les unes comme les autres réduisaient sérieusement, du même coup, les options stratégiques possibles. Le réseau ferroviaire du Sud était loin d’être aussi dense que celui du Nord, et les lignes demeuraient fragmentaires. Les voies navigables n’étaient pas légion, mais contrairement aux chemins de fer, elles n’étaient pas vulnérables à un raid de l’ennemi, et la supériorité navale de l’Union lui en assurait le contrôle.
De surcroît, le raid des canonnières timberclads du lieutenant Phelps, aussitôt après la prise du fort Henry, avait montré que la rivière Tennessee était pratiquement dépourvue de défenses. Ce n’était pas le cas du Mississippi, protégé par de puissantes fortifications à Columbus et par d’autres en aval. La Tennessee présentait donc une excellente route pour une armée d’invasion, d’autant qu’une bonne partie de son cours est orienté Sud-Nord. Et elle mène de surcroît à proximité d’une des seules lignes de chemin de fer sudistes d’envergure nationale : partant de Memphis, elle permettait de rejoindre Richmond, la capitale confédérée, via Corinth et Chattanooga. Prendre le contrôle de cette ligne présentait donc l’immense avantage de couper une artère stratégique vitale pour les Sudistes : sans elles, ils seraient obligés d’emprunter d’autres lignes beaucoup moins directes pour faire transiter troupes et matériel.
La rivière Tennessee mettait virtuellement les Fédéraux, libérés de toute menace sur son cours depuis le raid de Phelps, à deux jours de marche de Corinth. Cette pauvre bourgade mississipienne, que l’écrivain Ambrose Bierce allait plus tard décrire comme « la capitale d’un marais », était un nœud ferroviaire de la plus haute importance. La Memphis & Charleston Railroad, qui courait jusqu’à Chattanooga, y croisait une autre voie reliant Columbus, dans le Kentucky, à Jackson, la capitale de l’État du Mississippi. Une fois prise, elle offrirait aux Nordistes l’opportunité de rayonner dans toutes les directions. À l’ouest, elle leur permettrait de menacer Memphis. Vers l’est, elle leur donnait accès au nord de l’Alabama, et à Chattanooga sans avoir à franchir les monts de la Cumberland. Enfin, elle ouvrait grand la route du Sud profond. Le Nord tenait sa prochaine cible.
Réorganisation militaire
Il fallait aussi consolider les effectifs de ces forces, et l’armée de la Tennessee eut la priorité. Halleck lui envoya la majeure partie des réserves dont il disposait à St.Louis, son quartier général. Des régiments à peine entraînés furent concentrés à Paducah, d’où l’offensive devait démarrer. Certains ne reçurent même leurs fusils qu’à leur arrivée sur place. Grant disposa bientôt de près de 50.000 hommes et d’une impressionnante flotte de transports fluviaux. Buell avait été sévèrement ponctionné pour parvenir à ce résultat, et son armée devait de surcroît laisser derrière elle des détachements non négligeables pour occuper Nashville et assurer la sécurité de la ligne de chemin de fer le long de laquelle elle allait progresser. Le 10 mars, l’armée de la Tennessee était fin prête à faire route vers le sud.
Dès qu’il fut informé du limogeage de Grant, le président Lincoln s’en émut. Lui-même était confronté quotidiennement aux réticences du général McClellan à aller de l’avant, et il recherchait désespérément des commandants à l’esprit offensif. Il estimait en avoir trouvé un avec Grant. Son remplaçant, C.F. Smith, n’était pas moins agressif que lui. C’était un officier de carrière expérimenté, déterminé et respecté aussi bien par ses pairs que par ses soldats, et qui avait été décisif dans la victoire finale des Nordistes au fort Donelson. Mais il n’avait pas encore fait ses preuves à la tête d’une armée et de surcroît, il lui manquait le prestige politique que Grant avait acquis après ses victoires. Lincoln, qui prenait toujours grand soin de ne pas froisser ses généraux en leur donnant des ordres trop directs, s’inquiéta du sort de Grant auprès de Halleck, qui hésita. Le 13 mars, alors que l’expédition avait déjà commencé, il redonna le commandement de l’armée de la Tennessee à Grant.
Le Sud reprend l’initiative
De son côté, Albert Sidney Johnston n’était pas resté longtemps inactif. Après l’évacuation de Nashville, il avait installé ses troupes à Murfreesboro, au sud-est de la capitale tennesséenne. Comme ses ennemis, le commandant sudiste avait parfaitement saisi l’importance de la voie ferrée qui transitait par Corinth, et entreprit d’en faire fortifier les principaux points stratégiques. De tous, c’est sans doute Corinth qui est le plus exposé et dès le début du mois de mars, le général Beauregard s’y rend pour faire ceinturer la ville d’imposantes fortifications. Quand A.S. Johnston apprend que les Fédéraux ont commencé à remonter la Tennessee, il fait accélérer le mouvement. Lui et Beauregard vont eux aussi racler les fonds de tiroir pour compenser les pertes subies au fort Donelson.
Le 1er avril, A.S. Johnston dispose à Corinth de 55.000 hommes constituant une nouvelle formation, l’armée du Mississippi, qu’il commande directement avec Beauregard comme second. Les deux hommes décident d’attaquer sans attendre, avant que les forces de Buell ne rejoignent celles de Grant et ne lui confèrent une trop grande supériorité numérique. L’offensive confédérée est pensée comme un raid à grande échelle : il s’agit d’attaquer Pittsburg Landing et d’anéantir l’armée nordiste qui s’y trouve avant de revenir à Corinth. Laissant derrière lui 10.000 hommes afin de poursuivre les travaux de fortifications de sa base, A.S. Johnston se met en marche vers le nord-est le 3 avril, avec 45.000 soldats.
De son côté, le commandement nordiste ignore toujours qu’il est à la veille d’une bataille majeure. Trop concentré sur ses propres plans et convaincu d’avoir arraché l’initiative pour de bon aux Confédérés, il n’a pas cherché à deviner ce qu’allaient faire ses ennemis. Dans les premiers jours d’avril, alors que l’armée sudiste est déjà en marche vers Pittsburg Landing, Grant continue à attendre tranquillement l’arrivée de Buell, désormais imminente. Pourtant, sur le terrain, des signes avant-coureurs commencent à couver. À défaut d’être prête, l’armée de la Tennessee paraît pressentir quelque chose.
Une armée au repos
À ce moment, Grant a sous ses ordres 49.000 hommes répartis en six divisions. Celles-ci sont commandées respectivement par McClernand, W.H.L. Wallace (qui remplace l’infortuné C.F. Smith), Lew Wallace, Stephen Hurlbut, William Sherman et Benjamin Prentiss. Environ la moitié de ces forces a déjà combattu, principalement au fort Donelson. L’autre moitié, par contre, n’a qu’une expérience très limitée de la chose militaire. Tous ces hommes, en revanche, sont assez correctement équipés. En dehors de la division de Lew Wallace, ces troupes sont concentrées immédiatement au sud-ouest de Pittsburg Landing. Le débarcadère en lui-même résume le pays qui l’entoure : il se réduit à « un entrepôt, une épicerie et une habitation » comme l’écrira plus tard le colonel Wills De Hass, un vétéran nordiste de la bataille de Shiloh et auteur d’un récit très instructif sur les prémices de l’affrontement.
La région du Tennessee qui l’entoure – le comté de Hardin – est encore très sauvage, et sa densité de population est de l’ordre de 6 à 7 habitants au kilomètre carré. Le futur champ de bataille présente un terrain vallonné qui surplombe la Tennessee de 20 à 30 mètres en moyenne. Il est couvert d’épaisses forêts, principalement de chênes, et les sous-bois peuvent y être tantôt relativement dégagés, tantôt très denses. C’est également un terrain très humide. De nombreux ruisseaux alimentent de petits tributaires de la Tennessee, creusant des ravins qui coupent assez profondément le paysage. Comme souvent aux États-Unis, les routes rurales, non pavées, y sont mauvaises, quand elles ne se muent pas en simples sentiers à peine marqués. Dans les creux, l’eau a tendance à stagner, formant des mares. Seules quelques fermes isolées parsèment cette étendue restée pour l’essentiel à son état originel, abstraction faite des quelques champs qui y ont été défrichés ici et là. Pour établir leurs camps et se procurer du bois de chauffage, les troupes nordistes ouvriront d’autres clairières, sans pour autant réduire sensiblement l’épaisseur du couvert forestier.
Celle de Prentiss (qui comprend deux brigades) est la plus au sud, cinq kilomètres au sud-sud-ouest du débarcadère. Trois kilomètres au nord-ouest de Prentiss, la division Sherman (quatre brigades) s’est établie autour d’une petite église rurale protestante, baptisée Shiloh – « lieu paisible » en hébreu. Une de ses brigades, celle de David Stuart, a été détachée pour couvrir un pont qui enjambe la Lick Creek, 6,5 km à l’est du QG de Sherman. McClernand et ses trois brigades campent immédiatement sur les arrières de Sherman, Hurlbut (trois brigades également) un petit plus loin à l’est. La division la plus en arrière est celle de W.H.L. Wallace et ses trois brigades. Avec les trois de la division Lew Wallace, Grant dispose en tout de 18 brigades et 24 batteries (soit environ 144 canons en théorie, moins en réalité car certaines batteries n’ont que quatre pièces). La cavalerie représente l’équivalent de trois régiments, mais elle est dispersée en compagnies à travers toute l’armée.
Effet de surprise
L’organisation de l’armée, mise en place quelques jours plus tôt seulement et insuffisamment rodée, n’arrange pas les choses. A.S. Johnston a divisé ses forces en quatre corps d’armée. Le premier, sous Leonidas Polk, comprend quatre brigades réparties en deux divisions, respectivement commandées par Charles Clark et Benjamin Cheatham. Le second, aux ordres de Bragg, comprend six brigades, en deux divisions également – celles de Daniel Ruggles et Jones Withers. Le troisième est confié à William Hardee, un ancien officier de carrière considéré comme un brillant tacticien (on lui doit le manuel d’instruction de l’infanterie en vigueur dans l’armée fédérale) et comprend trois brigades. Enfin, le quatrième corps regroupe trois brigades lui aussi. Son commandant n’est autre que John Breckinridge, l’ancien vice-président des États-Unis et adversaire malheureux de Lincoln à l’élection présidentielle de 1860.
L’attaque doit normalement être lancée le 5 avril à l’aube, mais à cause de la pluie de la veille, seuls les éléments avancés de Hardee sont en place. L’armée est très étirée et ne peut être lancée au combat à l’heure prévue. Prêt à 3 heures, le corps d’armée Polk doit d’abord laisser passer devant lui celui de Bragg, très en retard. Ce dernier n’est en position qu’à 14 heures, et il est près de 17 heures quand les dernières troupes confédérées sont en place. Il ne reste qu’une à deux heures de jour, et l’attaque doit être annulée. Un accrochage avec une patrouille nordiste a eu lieu dans la journée du 4, et Beauregard est à présent persuadé que l’armée a été repérée et que l’effet de surprise est perdu. De surcroît, il estime que Buell a déjà fait sa jonction avec Grant. S’entretenant avec les commandants de corps (dont Polk, qui rapportera la scène), il préconise la retraite. Mais A.S. Johnston se joint bientôt à ce conseil de guerre impromptu et demeure inflexible : « Je les attaquerais même s’ils étaient un million ». L’attaque aura lieu le lendemain dès les premières lueurs du jour.
Signes avant-coureurs
Si les généraux sont confiants, l’impression de la troupe est très différente. Lorsqu’il prend son poste au sein de la brigade Hildebrand, de la division Sherman, le 2 avril, Wills De Hass constate que « le sentiment général [était] qu’une grande bataille était imminente ». Le calme prolongé inquiète les hommes, auxquels l’inaction pèse. Beaucoup dans l’armée pensent que les Sudistes vont passer à l’attaque avant que Buell ne vienne renforcer Grant, et ils savent que le moment de cette jonction approche. Certains commandants de brigade partagent les vues de leurs hommes, notamment ceux qui sont postés le plus au sud. Ils font remonter leurs inquiétudes à leurs supérieurs, mais ceux-ci y demeurent sourds. Le 5 avril, Sherman ordonnera bien à ses troupes d’entamer des travaux de construction… mais pour ouvrir une route, en préparation à la marche sur Corinth.
Le lendemain, le détachement chargé d’aménager la route susmentionnée signale d’importants détachements de cavalerie ennemie immédiatement au sud des camps de Sherman, ce que Hildebrand et Buckland décident d’aller vérifier par eux-mêmes. Ils peuvent ainsi observer à loisir le régiment du colonel Forrest, celui-là même avec lequel l’officier sudiste s’était échappé du fort Donelson au moment de sa capitulation. De retour à leur camp, Buckland et Hildebrand sont d’avis que les cavaliers sudistes couvrent une force bien plus importante, et s’en ouvrent à leur supérieur. Sherman demeure incrédule : pour lui, il ne s’agit que d’une reconnaissance de l’ennemi, au pire d’une démonstration. Mais ses deux subordonnés ne sont pas convaincus par ses arguments. Dans la soirée, ils font renforcer les piquets de sentinelles et mettent leurs brigades en état d’alerte.
À l’aube du dimanche 6 avril 1862, l’armée confédérée du Mississippi est en position et prête à frapper. Tout paraît calme, alors que le soleil commence à éclaircir un ciel qui s’annonce dégagé. A.S. Johnston est même étonné de l’absence totale de réaction fédérale. Ses troupes ont 24 heures de retard sur l’horaire prévu, et n’ont pas été particulièrement discrètes lors de leur déploiement, les soldats ayant multiplié les coups de feu pour vérifier si leur poudre était encore utilisable après la pluie du 4. Le commandant en chef confédéré croit à peine à l’effet de surprise qu’il semble sur le point d’atteindre. Son adjoint Beauregard, lui, n’y croit même pas du tout et suspecte un piège. Une fois de plus, il suggère de battre en retraite, ce que Johnston refuse à nouveau. L’attaque aura bien lieu : il la mènera de l’avant tandis que Beauregard restera en arrière pour coordonner les mouvements de l’armée. Puis le général en chef ajoute, péremptoire : « Ce soir, nous abreuverons nos chevaux dans la Tennessee ».
Un bien rude réveil
Avant 5 heures, l’armée confédérée s’est mise en marche. Johnston a légèrement altéré son plan de bataille : le corps d’armée de Hardee, dont l’effectif est insuffisant pour tenir le front prévu, s’est vu renforcé par la brigade d’Adley Gladden, détachée du corps d’armée Bragg et positionnée sur la droite. La surprise, toutefois, n’est pas complète. Outre les colonels Hildebrand et Buckland de la division Sherman, un autre officier nordiste est persuadé que l’ennemi est présent en force : le colonel Everett Peabody, qui commande la brigade la plus avancée de la division Prentiss. Dès les premières lueurs de l’aube, il a envoyé un de ses régiments mener une reconnaissance en force pour éviter toute surprise. Vers 5h30, des coups de feu éclatent : les hommes de Peabody viennent d’accrocher les tirailleurs qui précèdent le corps Hardee. La bataille de Shiloh vient de commencer.
À 6 heures, les éclaireurs nordistes durement étrillés se sont repliés sur la ligne que tient la brigade Peabody, sur laquelle la première vague confédérée marche droit… ou presque. Tout à gauche du dispositif sudiste, la brigade Cleburne infléchit involontairement sa course vers l’ouest et continue à avancer, alors que le reste des hommes de Hardee attaque Peabody. Le terrain accidenté et boisé rend la progression difficile et complique singulièrement la tâche des officiers supérieurs, qui perdent souvent de vue les unités sur lesquelles ils doivent s’aligner. Il faut y ajouter la relative complexité du plan d’attaque sudiste : placées les unes derrière les autres, les unités se gênent, se déroutent, s’intercalent au milieu d’une autre. A.S. Johnston est trop en avant pour avoir une vision d’ensemble des événements, et Beauregard trop en arrière pour avoir un réel contrôle sur les troupes. Dans les bois, les estafettes chargées de transmettre les ordres perdent du temps ou s’égarent. Dès les premières heures de la bataille, la chaîne de commandement confédérée va se désagréger complètement.
L’élan sudiste
Sherman va ainsi s’efforcer de mettre en place une ligne de défense cohérente au beau milieu de son propre camp. Sa division est assez dispersée : outre la brigade Stuart, détachée et envoyée loin vers l’est, celle de John McDowell est encore en retrait. Seules sont disponibles immédiatement les brigades Buckland et Hildebrand, mais heureusement pour Sherman, elles sont déjà en alerte grâce aux initiatives que leurs commandants ont prises durant les jours précédents. Sherman les faits se déployer de part et d’autre de l’église de Shiloh. En fait d’église, il faut se représenter une misérable chapelle rurale en bois, dotée de deux portes et percée d’une fenêtre sans carreaux. Ses bancs ont été enlevés avant même la bataille pour servir de mobilier ou de bois de chauffage dans les camps militaires alentours, et après le combat, on la désossera presque entièrement pour fabriquer des cercueils avec ses planches. L’église qui se visite aujourd’hui sur le site de la bataille est une reconstitution.
Ainsi, Stephen Hurlbut enverra à Sherman la brigade de James Veatch avant de se porter au secours de Prentiss avec le reste de sa division, alors que McClernand s’efforcera d’empêcher les Confédérés de tourner la gauche de la position qu’occupe Sherman. Postée plus en arrière, la division de W.H.L. Wallace sera un peu plus longue à intervenir. Pour l’heure, la division Prentiss est soumise à une forte pression de la part de Hardee. Le combat est intense. Le général sudiste Thomas Hindman se blesse légèrement en tombant de cheval, alors que sa brigade tente de fixer l’ennemi pendant que le reste du corps d’armée Hardee assaille ses ailes. Attaquant vers 8 heures pour contourner la gauche de la brigade Miller, Adley Gladden est mortellement blessé par un boulet de canon à la tête de ses hommes. Les pertes sont tout aussi sévères côté nordiste. En l’espace de deux heures, Everett Peabody a reçu quatre balles ; la dernière, en pleine tête, lui ôtera la vie. Finalement, la manœuvre confédérée réussit : débordés par la brigade Gladden sur leur gauche et par celle de Sterling Wood sur leur droite, les hommes de Prentiss craquent et abandonnent leurs camps.
Sanglante église
Toujours aux alentours de 8 heures, la division Ruggles s’efforce de déborder la gauche de Sherman. Poussant à chaque assaut le « cri des rebelles », importé dans l’Ouest par les régiments virginiens de John Floyd, les soldats sudistes s’acharnent sur le flanc de la brigade Hildebrand. Le soutien réclamé par Sherman tarde à venir, et avant 9 heures, le 53ème régiment de l’Ohio, qui forme l’aile gauche de la brigade Hildebrand, craque et reflue vers l’arrière. La brigade de Julius Raith, qui représente les premiers éléments de la division McClernand, contre-attaque aussitôt après, mais elle est accueillie par une grêle de balles. Elle doit battre en retraite, alors que son chef est mortellement blessé, et abandonner plusieurs canons aux Sudistes. Ce sacrifice a néanmoins permis à Sherman de regrouper sa division, la brigade McDowell couvrant son flanc droit, et celle de Veatch étant enfin arrivée pour prêter main forte à Hildebrand.
Dans l’heure qui va suivre, la bataille va encore s’intensifier autour de l’église de Shiloh, à laquelle Sherman entend bien s’accrocher coûte que coûte. Comme pour se racheter de sa lourde erreur d’appréciation concernant l’imminence de l’attaque confédérée, le général nordiste est partout, galopant le long de ses lignes en hurlant des encouragements et ralliant ses unités défaites. Constamment exposé, il perd trois chevaux tués sous lui et récolte une légère blessure à l’une de ses mains. Grâce à l’arrivée des deux autres brigades de McClernand, la résistance fédérale se raidit à nouveau, et Johnston doit cette fois faire appel à ses réserves : les hommes de Polk montent en soutien de Hardee et Bragg. Délestée d’une de ses brigades, la division sudiste de Charles Clark, qui ne compte plus alors que la seule brigade de Robert Russell, lance une première attaque, mais l’épaisseur des fourrés permettent aux Nordistes de les repousser en les accablant d’un feu nourri.
Les Sudistes vont rapidement se regrouper et remonter à l’assaut. La lutte, acharnée et incertaine, se poursuit tout le long de la ligne. L’artillerie est largement mise à contribution, mais l’épaisse végétation, qui oblige les canonniers à entrer en action à très faible distance de leur cible, rend sa tâche difficile et dangereuse. Les pertes parmi les servants sont élevées. Le général sudiste Patton Anderson, qui commande une brigade de la division Ruggles, leur rendra hommage dans son rapport : « je vis même [les] canonniers rester à leurs pièces sous un feu meurtrier, alors qu’il n’y avait aucun soutien à disposition ». Les pertes humaines ne sont pas les seules à avoir une incidence. Une des batteries de McClernand perd ainsi 70 chevaux tués ou blessés en quelques minutes, ne laissant plus assez d’animaux pour déplacer les pièces. Menacée, la batterie doit être abandonnée.
De l’autre côté du champ de bataille, la situation n’est pas meilleure. Vers 9 heures, Hurlbut est parvenu à mener ses deux brigades restantes, celles de Nelson Williams et Jacob Lauman, au secours de Prentiss. Ce dernier parvient à se rétablir momentanément avec les restes de sa division : outre Peabody, six de ses onze commandants régimentaires seront tués ou blessés durant la journée. Hurlbut vient se placer sur sa gauche, mais les choses commencent d’emblée de travers pour lui. Dès la première salve de l’artillerie sudiste, Williams est blessé par un boulet de canon et remplacé par Isaac Pugh. Un peu plus tard, alors que Hurlbut place ses batteries, l’une d’entre elle est prise à partie par les canons sudistes. Officiers et soldats s’enfuient aussitôt sous les yeux d’un Hurlbut fou de rage, et abandonnent là leur batterie au grand complet. Faute d’artilleurs en nombre suffisant pour les atteler, il faudra enclouer les canons et les laisser sur place. Dans de telles conditions, la division Hurlbut ne peut tenir longtemps et doit reculer à son tour.
Lorsque le général Grant débarque du transport Tigress à Pittsburg Landing, les arrières de son armée sont – comme dans toute bataille – en proie au chaos. Les blessés affluent dans les ambulances débordées, et des centaines de fuyards répandent des bruits alarmistes. Le général en chef nordiste a déjà vu semblables scènes au fort Donelson et ne perd pas sa contenance. Il envoie une estafette vers le nord pour rameuter la division de Lew Wallace, et fait aussi demander à Buell, dont la division de tête est à Savannah, de se hâter. Puis il se rapproche du front pour motiver ses subordonnés : il faut qu’ils tiennent à tout prix, les renforts approchent… Il est à présent 10 heures passées, et la bataille atteint un moment charnière.
Le Nid de Frelons
C’est en effet à ce moment-là que la division de W.H.L. Wallace, dont le camp était le plus en retrait, peut entrer en action. S’installant en plein centre de la ligne de front, elle se déploie sur la gauche de McClernand tout en suppléant à l’aile gauche de l’Union, qui recule encore. La nouvelle position nordiste est solide. Elle s’appuie notamment sur le « chemin creux », en fait un vague sentier à peine dessiné qui aujourd’hui encore n’est pas creux du tout et ne l’a probablement jamais été. Ce chemin est situé en bordure d’un champ ceinturé d’une lourde clôture en bois qui offre un vaste angle de tir aux défenseurs. Derrière le chemin creux, d’épais sous-bois fournissent aux soldats nordistes un couvert appréciable, et la configuration des lieux permet aux différents éléments de la défense de se soutenir mutuellement.
L’intervention de W.H.L. Wallace permet aux restes de la division Prentiss et aux hommes de Hurlbut de se replier sur une position plus sûre sur la gauche de l’Union. Parallèlement, McClernand transfère la brigade Veatch à l’autre bout de sa ligne de bataille, pour faire le lien avec W.H.L. Wallace. Vers 10h30, l’armée de la Tennessee présente enfin un front cohérent. L’attaque confédérée est de plus en plus désorganisée, mais elle demeure puissante. Les Sudistes ont capturé de très nombreux fusils, abandonnés dans les camps ou jetés par des Nordistes en fuite. Ils les récupèrent immédiatement pour remplacer leurs armes souvent vétustes, si bien que beaucoup d’entre eux sont à présent mieux armés qu’ils ne l’étaient au début de la bataille. D’importants stocks de munitions ont aussi été saisis, mais l’épaisseur des forêts et l’état des routes rend très difficile, sinon impossible, l’avancée des chariots.
Les Confédérés renouvellent leur attaque à 11 heures. Breckinridge s’en prend à l’aile gauche fédérale avec le soutien de Cheatham et d’éléments du corps d’armée de Bragg. Cheatham, qui attaque cette fois avec la brigade de William Stephens, se dirige droit sur le chemin creux et subit de lourdes pertes. Stephens est blessé quand son cheval est tué sous lui, Cheatham lui-même étant superficiellement touché. Flanqués par la brigade Lauman, ses hommes se retrouvent rapidement dans une situation intenable et se replient. Privée de soutien, l’attaque de Breckinridge s’enlise rapidement : eux aussi à couvert dans d’épais fourrés, les hommes de Prentiss et Hurlbut résistent. Gardant à l’esprit son plan de bataille, A.S. Johnston décide d’insister encore contre la gauche nordiste, et envoie la division Withers pour tenter de la déborder.
Pas de pause déjeuner à Shiloh
À 11 heures et demie, Lew Wallace reçoit enfin l’ordre de rejoindre le reste de l’armée nordiste, et il se met aussitôt en marche. Mais les cartes manquent et quand il y en a, elles sont imprécises. Et Lew Wallace va se tromper de chemin : au lieu d’obliquer vers l’est pour franchir l’Owl Creek et rejoindre Pittsburg Landing et le champ de bataille, lui et sa division vont continuer en direction du sud. Ce n’est que dans l’après-midi qu’un aide de camp de Grant va parvenir à localiser la « division perdue » et lui indiquer la bonne route. Elle est alors très avancée au-delà du front des combats, et Wallace veut en profiter pour prendre l’armée confédérée à revers ; toutefois, il se retrouverait complètement isolé et menacé de destruction si d’aventure les choses tournaient mal. Après un moment d’hésitation, il décide finalement de se plier aux ordres de Grant et fait demi-tour. À cause du temps perdu, sa division n’arrivera sur les lieux du combat qu’après le coucher du soleil.
Alors que l’avancée sudiste vers la droite connaît une pause et que des attaques décousues mais meurtrières font rage contre le Nid de Frelons, les combats vont bientôt reprendre sur la gauche confédérée. Celle-ci ne lâche pas sa proie, et accentue sa pression sur les divisions de Sherman et McClernand. Les Confédérés vont d’abord tenter de déborder la droite de Sherman en y envoyant des éléments de cavalerie, mais cette manœuvre n’aboutit à rien. Les ravins escarpés et boisés qui bordent les rives marécageuses de l’Owl Creek sont autant d’obstacles à la progression des chevaux et plus encore à l’emploi tactique de la cavalerie. De façon générale, le champ de bataille, et plus encore l’intensité du combat, y sont peu propices et Sherman ne manquera pas de le faire remarquer dans son rapport : « c’eût été de la folie que d’exposer les chevaux au feu de mousquèterie auquel nous avions été soumis ».
Toutefois, la pression renouvelée contre l’aile droite nordiste, notamment par la division Ruggles, finit par payer. Les heures de combats accumulées pèsent de tout leur poids sur les soldats fédéraux, pour lesquels les renforts promis n’arrivent toujours pas – et pour cause puisque la division Lew Wallace s’est perdue en route. Les pertes sont sévères et beaucoup d’hommes manquent à l’appel. Également préoccupant est le manque de munitions : la confusion règne dans l’approvisionnement et de plus en plus de régiments ont épuisé leurs cartouches. Si McClernand n’hésite pas à envoyer ses hommes vers l’arrière pour y remplir leurs cartouchières avec tout ce qu’ils peuvent y trouver, Sherman s’y refuse par crainte de nuire à la cohésion de ses troupes et de ses lignes. Sans doute peu après midi, la brigade d’Abraham Hare, qui tient la gauche de la division McClernand, est en passe d’être flanquée. Pour refermer la brèche, les Fédéraux sont obligés de se replier encore, cette fois sur une position dont la gauche est alignée sur le Nid de Frelons. Elle y restera quatre heures encore, mais sa capacité à soutenir le reste de la ligne nordiste s’amenuise de minute en minute.
C’est sans doute aux alentours de 13 heures que la brigade Stuart, tout à gauche des lignes de l’Union, est assaillie par la division Withers. Confuse pour ceux qui l’ont livrée, la bataille de Shiloh l’est aussi pour l’historien. Tous les officiers ne citent pas les heures dans leurs rapports, pas plus qu’ils ne savent quelles unités ennemies leur font face, ou sur quel point précis du champ de bataille ils se trouvent. Leur vision de l’engagement est généralement réduite à l’unité dont ils ont la charge, sans vue d’ensemble sur le combat – d’autant plus si le commandant de l’unité en question a été tué ou blessé durant l’action et remplacé par un autre officier. Collecter, croiser et assembler cette multitude de récits fragmentés peut s’avérer ardu, et parfois même frustrant lorsque le chercheur bute sur l’imprécision des sources. Pour autant, il semble qu’incapable de tenir bien longtemps face à un ennemi supérieur en nombre, la brigade Stuart se soit repliée en deux temps, avant de s’aligner tant bien que mal sur la gauche de Hurlbut – non sans avoir perdu son chef blessé au passage.
Mort d’Albert Sidney Johnston
Il est à présent 14 heures, et A.S. Johnston est là où il voulait être : il va pouvoir coordonner en personne l’attaque qu’il veut lancer depuis la fin de la matinée pour tourner la gauche des Nordistes. Désormais épaulés par la division Withers, les hommes de Breckinridge repartent à l’assaut, tandis que Cheatham reçoit l’ordre d’attaquer encore une fois le Nid de Frelons en soutien. Les Sudistes progressent, mais ils rencontrent une forte résistance. Le colonel Daniel Adams, qui a remplacé feu Adley Gladden au commandement de sa brigade, est sérieusement touché à la tête et doit passer la main à Zachariah Deas – un riche négociant en coton qui avait armé son régiment à ses frais en achetant des fusils Enfield importés d’Angleterre. L’attaque commence à faiblir, les Confédérés perdent de leur élan. Leur commandant en chef, infatigable, chevauche parmi eux pour les encourager à poursuivre l’action et à aller de l’avant. C’est un peu avant 14h30 qu’il reçoit une balle perdue – sans doute tirée par un de ses propres hommes – qui blesse superficiellement son cheval avant d’atteindre le général derrière le genou droit.
De toute évidence, Johnston n’a pas senti la blessure ou n’y a pas prêté attention. D’après l’historien Wiley Sword, cette insensibilité serait la séquelle d’une blessure reçue lors d’un duel en 1837, à l’époque où Johnston était général dans l’armée texane. De fait, le général en chef sudiste continue à donner des ordres à son état major pendant plusieurs minutes, et envoie même son médecin personnel soigner des blessés nordistes capturés. Mais en réalité, la balle a sectionné l’artère poplitée, et Johnston se vide de son sang. Son entourage remarque qu’il devient de plus en plus pâle et qu’il semble affaibli. Ce n’est que lorsque sa large botte de cavalier est remplie de sang et commence à déborder qu’on réalise la gravité de son état. Ses aides de camp ont juste le temps de l’aider à descendre de cheval avant qu’il ne perde connaissance. On fait rappeler son chirurgien en catastrophe, mais faute d’avoir posé un garrot, Johnston meurt quelques minutes plus tard dans les bras du gouverneur du Tennessee, Isham Harris, qui l’accompagnait.
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