Attaques sans soutien
Pope, malgré l’absence de nouvelles de la part de son aile gauche, ne saura pas s’adapter aux rapides changements qui se produisent durant la journée du 29. Accroché à son plan initial – et à l’idée très orientée qu’il se fait de la situation – comme une moule à son rocher, il continuera à attendre que Porter et McDowell attaquent, comme prévu, la droite de Jackson. Sur l’autre aile, Pope va par conséquent se borner à ordonner des attaques limitées, dans le seul but de fixer Jackson et de l’empêcher de battre en retraite. Ces assauts – il y en aura quatre en tout – ne seront pas simultanés, ne viseront pas les mêmes points de la ligne confédérée, ne se verront fourni que peu de soutien, et aucun des succès qui en résulteront ne sera exploité. Tout ceci parce que dans l’idée de Pope, ils ne doivent servir qu’à retenir son adversaire et certainement pas à l’enfoncer – c’est là le travail de Porter et McDowell. Et aussi, parce que le commandement nordiste ne saura pas coordonner ses efforts.
Vers 14 heures, les IIIème et IXème Corps ont fini de relever en première ligne les soldats épuisés de Sigel. Heintzelmann ordonne à ses deux divisions d’attaquer de concert la gauche sudiste, mais comme cela avait déjà été le cas durant la matinée, Kearny ne bougera pas d’un pouce. Seule la division Hooker fera mouvement. Son commandant, qu’une erreur de transcription dans un journal nordiste a fait surnommer Fighting Joe (« Joe le battant »), se départit de son agressivité habituelle en sélectionnant une seule de ses brigades pour mener à bien l’opération. Composée de trois régiments du Massachusetts, un du New Hampshire et un de Pennsylvanie, elle va devoir avancer sans le soutien des deux autres brigades de la division. Qu’à cela ne tienne, son chef Cuvier Grover ordonne à ses quelque 2.000 soldats de charger leurs fusils, puis de mettre baïonnette au canon.
Disciplinés, les Nordistes exécutent à la lettre les instructions de leur chef et attaquent à 15 heures. Subissant sans broncher le feu de leurs adversaires, ils s’approchent de la voie ferrée inachevée, marquent une courte pause, vident leurs mousquets en une seule salve, et se ruent en avant. Le hasard fait bien les choses : la charge de Grover frappe les lignes confédérées à la jonction entre les brigades Thomas et Gregg. Les Fédéraux prennent pied de l’autre côté du talus de la voir ferrée, et après un bref corps-à-corps, repoussent les Sudistes et se mettent à les poursuivre, enthousiastes. Edward Thomas tente de rallier ses régiments de réserve, mais sa deuxième ligne est enfoncée avant qu’il n’ait pu faire quoi que ce soit et sa brigade est mise en déroute en quelques minutes seulement.
1) La brigade Grover charge à la baïonnette et enfonce la position tenue par la brigade Thomas.
2) La brigade Pender contre-attaque et refoule les Nordistes.
3) L'intervention d'A. Farnsworth met un terme à la poursuite sudiste et permet à Grover de reformer sa brigade.
4) La division J.F. Reynolds avance contre la droite sudiste.
5) Flanquée de manière inopinée par la brigade M. Jenkins, elle doit stopper rapidement sa progression.
Aussitôt après, une autre attaque nordiste est lancée, cette fois par la division Reynolds, jusque-là presque pas engagée. Elle met en œuvre les brigades et de Truman Seymour et Conrad Jackson, mais tourne court : les soldats fédéraux sont accueillis plus tôt que prévu par une salve nourrie provenant d’une unité sudiste bien dissimulée. L’effet est suffisant pour dissuader les assaillants d’aller plus avant. Comme ses subordonnés, Reynolds s’inquiète : il n’est pas censé y avoir de forces confédérées importantes à cet endroit. Persuadé d’être tombé sur les forces de Longstreet, il en informe Pope. Ce dernier, toujours aveuglé par son idée très personnelle de la situation, réfute l’affirmation de Reynolds : pour le commandant de l’armée de Virginie, le chef des Pennsylvania Reserves s’est mépris et a pris pour des Sudistes les hommes de Porter ou de McDowell, en train d’envelopper l’armée de Jackson ! En réalité, c’est Pope qui se méprend. La mystérieuse unité qui a fait feu sur les hommes de Reynolds est la brigade de Micah Jenkins, division Kemper, de l’aile de Longstreet.
Inutile courage
Pendant que John Pope néglige ce renseignement capital, les combats continuent le long de la voie ferrée inachevée. Cette fois, c’est le IXème Corps qui est impliqué. Le fer de lance de cette nouvelle attaque est formé par la brigade de James Nagle. Reno a laissé l’autre brigade de sa division personnelle, celle d’Edward Ferrero, en réserve, mais il est parvenu à convaincre Hooker de lui prêter la brigade de Nelson Taylor pour soutenir Nagle. Sur la droite, l’attaque bénéficiera du soutien de Stevens, qui engagera la petite brigade de Daniel Leasure, réduite à un régiment et demi. L’action commence aux alentours de 16 heures. Mieux soutenue et presque convenablement coordonnée, elle va donner du fil à retordre aux défenseurs sudistes.
Comme Milroy le matin même, Nagle s’abat sur « the Dump » et en particulier sur la brigade Trimble. Cette dernière est mal remise des rudes combats qu’elle a livrés quelques heures plus tôt au même endroit. Désorganisée par la blessure de son chef, elle est commandée par un simple capitaine de son état-major. Dans ces conditions, les troupes fraîches de Nagle ont tôt fait d’enfoncer la ligne confédérée, faisant refluer vers l’arrière la brigade Trimble. Cette fois, la situation est plus délicate pour Stonewall Jackson, car à cet endroit ses troupes ne sont pas disposées sur deux lignes comme sur sa gauche. Il doit prélever d’un secteur plus calme et non menacé du front la brigade de Jubal Early et celles des Tigres de la Louisiane, commandée par Henry Forno.
La brigade Nagle s’avère bien soutenue : N. Taylor le suit de près, Milroy a envoyé un de ses régiments couvrir son flanc gauche, et sur sa droite la brigade Leasure attaque à la jonction des brigades Pender et Field. Ce mouvement laissant un espace vide dans la ligne nordiste, Benjamin Christ et ses hommes sont envoyés pour le combler. La fusillade atteint vite une intensité considérable. Les soldats des deux camps profitent du couvert que leur offrent les deux côtés du talus de la voie ferrée pour se tirer dessus presque à bout portant. Comme devait le rapporter Jackson, « les forces opposées, à un moment, s’échangèrent des salves à la distance de dix pas ». Field est blessé à une jambe et Leasure est atteint lui aussi. La brigade de Pender n’est guère mieux lotie et la ligne sudiste menace de craquer.
1) La brigade Nagle fait reculer les hommes de Trimble à "The Dump".
2) Jackson doit rameuter les brigades Forno et Early pour renforcer le centre de sa ligne.
3) N. Taylor et Milroy avancent pour soutenir Nagle.
4) La brigade Leasure lance sa propre attaque, plus à droite.
5) Stevens fait avancer la brigade Christ pour colmater la brèche qui s'est formée entre Nagle et Leasure.
6) Forno, à la tête des Tigres de la Louisiane, repousse Nagle et rétablit la ligne sudiste.
7) Poursuivant sur leur lancée, les Louisianais arrivent à temps pour relever Field en difficulté, obligeant les Nordistes à reculer.
8) L'artillerie fédérale accable les Sudistes dès loors qu'ils quittent le couvert des bois, brisant toute velléité de poursuite.
Il est à présent 17 heures, et le soleil est de plus en plus bas dans le ciel. Pope est excédé : toujours aucune nouvelle de Porter et McDowell et aucun signe de l’attaque qu’ils sont censés mener. Le commandant en chef nordiste leur envoie cette fois un ordre d’assaut explicite, mais l’aide de camp à qui il confie le message s’égare – il mettra deux heures à atteindre ses destinataires. Entre temps, McDowell a utilisé la latitude que lui laissait « l’ordre commun » pour prendre l’initiative de rejoindre le reste de l’armée nordiste. La division de tête, celle de King, est déjà en route. Son chef, insuffisamment remis de sa crise d’épilepsie de la veille, a cédé sa place pour de bon à John P. Hatch. Quant à Porter, il ne recevra les nouvelles instructions de son supérieur qu’au moment où le soleil sera sur le point de se coucher. Estimant l’heure trop tardive pour attaquer, Porter n’entreprendra rien.
Kearny bouge enfin
À l’autre bout du champ de bataille, sur l’aile droite nordiste, la lutte, en revanche, se poursuit. Toujours vers 17 heures, Kearny se départit enfin de son immobilisme et lance une attaque d’envergure. Avec le soutien limité de la division Stevens – une nouvelle fois la brigade Leasure – Kearny lance en avant les brigades Robinson et Birney. Les deux unités nordistes concentrent leurs efforts sur le même point de la ligne confédérée, celui tenu par les hommes de Maxcy Gregg. Ceux-ci sont particulièrement exposés car sur leur gauche, la brigade Branch, déployée légèrement en retrait de la voie ferrée inachevée, ne les couvre qu’incorrectement. Qui plus est, la formation sudiste a été particulièrement mise à contribution durant la journée. Dans leurs rapports respectifs, A.P. Hill comptabilisera contre cette brigade six assauts, d’envergure ou non, et Gregg pas moins de neuf, au cours de la seule journée du 29 août.
Cette fois, c’en est trop pour les hommes de Gregg. Les Sudistes font ce qu’ils peuvent, ne rechignant à aucune sollicitation de leur chef, mais la supériorité numérique et la fraîcheur des troupes qui les assaillent ne sont pas le seul problème auquel ils sont confrontés. Les divers combats auxquels ils ont pris part durant la journée ont vidé leurs cartouchières, les chariots de ravitaillement sont encore loin, et les cartouches saisies à Manassas ont été tirées depuis belle lurette. Gregg fait mettre baïonnette au canon, mais c’est insuffisant pour arrêter la division Kearny. Sur les cinq régiments de Caroline du Sud que comporte la brigade Gregg, un voit son colonel tué et trois autres blessés. Hormis Gregg lui-même, il ne reste plus que deux officiers supérieurs indemnes dans toute la brigade.
Jackson se retrouve dans une situation critique – ce qui est d’autant plus absurde que l’aile de Longstreet, à quelques kilomètres de là seulement, reste pour ainsi dire l’arme au pied. Stonewall ne peut compter que sur ses propres forces pour empêcher sa gauche d’être enfoncée. Il fait intervenir la brigade Branch, qui se redéploie et contre-attaque, mais elle ne peut étendre suffisamment ses lignes pour colmater la brèche que la brigade Gregg a laissé derrière elle. La dernière réserve sudiste dans le secteur est la brigade Early, qui réussit finalement à stopper les Nordistes. Après une lutte acharnée, elle réussit à refermer la ligne confédérée. Les hommes de Kearny sont refoulés, et la contre-attaque qui suit les rejette finalement sur leur position de départ. Alors que le soleil se couche, les Confédérés restent maîtres de leur position le long de la voie ferrée – non sans en avoir payé le prix fort.
1) Birney et J.C. Robinson assaillent la brigade Gregg. Flanquée et à court de munitions, elle doit reculer.
2) Branch tente en vain de compenser le retrait de Gregg en étendant ses lignes et en contre-attaquant.
3) L'intervention de la brigade Early, dernière réserve dont dispose encore Jackson, repousse les hommes de Kearny et ferme la brèche.
4) Lee ordonne à la division Hood de mener une reconnaissance en force le long de la route à péage de Warrenton.
5) Parallèlement, la division Hatch reçoit l'ordre de marcher vers l'ouest pour empêcher Jackson de battre en retraite.
6) Les deux divisions se rencontrent autour de Groveton. Hood prend le dessus.
7) Pour aider Hatch, J.F. Reynolds fait avancer une batterie, avec la brigade Meade en soutien.
8) La cavalerie nordiste de Bayard attaque également pour soulager la diviszion Hatch, mais la brigade Hunton la refoule rapidement.
Lee, pourtant, n’a pas assisté à l’épreuve à laquelle est soumise l’extrémité de gauche en spectateur désintéressé, fût-ce de loin. Pour la troisième fois de la journée, il a voulu lancer à l’attaque le corps d’armée de Longstreet ; et pour la troisième fois de la journée, Longstreet s’est prononcé en défaveur de cette attaque. Le lieutenant de Lee évoque à présent la position incertaine des forces ennemies à l’appui de son opinion, et recommande une reconnaissance préalablement à toute action dans ce secteur. Lee lui donne encore raison, confiant à la division Hood la tâche d’éclairer les positions des Nordistes. Ses forces ne comprenant que deux brigades, la sienne et celle d’Evander Law, Hood se voit soutenu dans cette tâche par la brigade indépendante de Nathan « Shanks » Evans. Son axe de progression doit être la route à péage de Warrenton, en direction de l’est.
Au soir du 29 août 1862, aucun des deux camps n’est parvenu à obtenir un avantage décisif sur le champ de bataille de Bull Run – tant et si bien que l’affrontement va se poursuivre. Vers 1 heure du matin, Lee ramène la division Hood sur ses positions de départ. Le général sudiste reçoit un peu plus tard ses derniers renforts, en l’occurrence la division de R.H. Anderson qui constituait l’arrière-garde. Son armée est à présent au complet, Jackson faisant face au sud-est sur la position qu’il a tenue toute la journée, et Longstreet à l’est. Ainsi positionnée, l’armée confédérée – souvent comparée à une « mâchoire » par les historiens – semble prête à broyer son adversaire. Mais Lee, influencé par ses subordonnés, va tarder à en actionner la mandibule.
Illusions nocturnes
Informé, Pope tombe dans le panneau d’autant plus facilement qu’il ne demande qu’à être conforté dans ses inébranlables certitudes. Les mêmes prisonniers libérés lui ont confirmé que les deux moitiés de l’armée sudistes s’étaient réunies. Mais cette fois, c’est sur leurs positions respectives que Pope s’illusionne gravement : il croit que Longstreet est simplement venu épauler Jackson sur Stony Ridge au lieu de se placer sur sa droite. Pope en profite pour ordonner à Porter de ramener le Vème Corps vers le reste de l’armée nordiste, ce qui sera fait durant la nuit. Puisque Longstreet a eu – pense-t-il – l’amabilité de venir se placer dans le piège qu’il destinait à Jackson, Pope se contentera de lui couper la retraite par une attaque plus directe que le large flanquement qu’il envisageait au départ contre l’aile droite confédérée.
Dans la soirée du 29, Pope a également reçu le renfort de la division Ricketts, du 3ème Corps, engagée la veille dans la cluse de Thoroughfare. C’est le dernier renfort important qu’il obtiendra. Alors même que McClellan concentre le reste de l’armée du Potomac autour de Washington et dispose encore de 25.000 hommes, il refuse de céder aux demandes de Halleck qui le presse d’aller rejoindre le champ de bataille. Officiellement, McClellan rechigne à envoyer son armée vers le front par petits détachements, citant à l’appui de son opinion l’attaque prématurée qui a coûté la vie à George Taylor le 27 août. « Little Mac » préfère attendre que ses forces soient regroupées et qu’elles aient reçu leur train d’artillerie pour les envoyer en masse au secours de Pope. Officieusement… McClellan déteste Pope, qui est aussi républicain que lui-même est démocrate, et qu’il perçoit comme un rival. Froidement calculateur, McClellan va même jusqu’à espérer la défaite de Pope, afin d’être rappelé en sauveur à la tête des armées nordistes. Les lettres qu’il écrira en ce sens à sa femme sont absolument dépourvues de toute équivoque.
Ignorant de ces intrigues, Pope détache la division Ricketts du 3ème Corps pour l’envoyer vers la droite, entre la division Kearny et le IXème Corps. Vient ensuite la division Hooker, juste au nord de la route à péage de Warrenton, tandis que le 1er Corps est un peu plus en retrait, au niveau du carrefour entre cette route et celle qui relie Manassas à Sudley Springs. De part et d’autre de la route de Warrenton se concentre le Vème Corps – la division de George Sykes arrivera vers 9 heures – tandis que le reste du 3ème Corps s’étend vers le sud. Cette disposition morcelée n’est pas faite pour clarifier les choses, avec des divisions intercalées entre des corps d’armée différents, relevant eux-mêmes, à la base, de deux armées distinctes… Les Confédérés, pour leur part, ont gardé la même configuration. Jackson a simplement modifié l’arrangement de ses brigades pour redonner un semblant de profondeur à son dispositif et s’est surtout évertué à trouver des munitions.
Reconnaissances matinales
Les combats reprennent dès 5 heures 30 aux environs de Sudley Springs, mais il ne s’agit là que de quelques coups de feu épars entre piquets. Les généraux ont d’autres priorités, généralement triviales. Après plusieurs semaines de campagne et une journée de bataille livrée par une forte chaleur, les soldats des deux camps sont épuisés. Heintzelmann passe ainsi l’essentiel de la matinée du 30 août en quête de rations pour ses hommes. Les cavaliers et leurs montures sont tout autant à plaindre que les fantassins, ayant passé dix jours d’affilée en selle tout en remplissant leurs missions et en combattant à l’occasion. Les chevaux sont fourbus et n’ont pas reçu de fourrage depuis deux jours. L’accalmie matinale est donc la bienvenue pour les hommes et les bêtes, mais elle est loin d’être complète.
Les tirailleurs nordistes, notamment, vont occuper ce laps de temps pour sonder les lignes ennemies le long de Stony Ridge. Des accrochages sporadiques ont lieu de temps à autres en divers points du champ de bataille. Jackson en signale même un sur ses arrières – vraisemblablement une patrouille isolée que les cavaliers de Stuart ont tôt fait de repousser. Des tirailleurs fédéraux prennent à partie la division Wilcox dès 7 heures, et Leroy Stafford rapporte une attaque du même genre environ une heure plus tard. Peu de temps après, ces affrontements mineurs gagnent en intensité quand les batteries sudistes sont engagées à longue distance par leurs homologues nordistes. C’est encore une fois des batteries de Reynolds qui a été avancée sur une position avantageuse avec le couvert de la brigade Meade. Le duel d’artillerie se poursuit pendant plus d’une heure. D’autres affrontements du même type auront lieu jusqu’à midi.
Sensiblement vers la même heure, McDowell et Heintzelmann effectuent une reconnaissance aux alentours de Sudley Springs, dans le secteur tenu par les divisions de Ricketts et Kearny, leurs subordonnés respectifs. Ils peuvent y constater que l’ennemi ne semble plus présent en force : les cavaliers de Fitzhugh Lee semblent avoir disparu de la rive nord du Bull Run, et seules quelques sentinelles répondent mollement aux coups de sonde des tirailleurs nordistes. De retour auprès de Pope, les deux hommes lui confirment que l’ennemi est très certainement en train de battre en retraite. Les reconnaissances menées le matin et les autres généraux nordistes abondent dans le même sens : il faut attaquer dès que possible l’aile droite de l’ennemi avant qu’il ne parvienne à s’échapper. Pope charge Porter de mener cet assaut, avec le soutien actif de McDowell sur sa gauche. Dans le même temps, comme la veille, Reno et Heintzelmann devront lancer de petites attaques de diversion.
Reynolds est aussitôt pris à partie par des tireurs d’élite confédérés, une fusillade qui coûte la vie à un de ses aides de camp et dont il sort miraculeusement indemne. Il se convainc aussitôt que non seulement l’ennemi n’est pas du tout en train de battre en retraite, mais qu’il est prêt à passer à l’attaque. Il en informe aussitôt McDowell, qui ne perd pas un instant et ordonne à Reynolds de déployer sa division en posture défensive sur Chinn Ridge, une colline sur laquelle on s’était déjà battu durant la première bataille de Bull Run. McDowell ramène également sur la gauche la moitié de la division Ricketts – les brigades de Zealous Tower et John Stiles – pour contrer la menace que Reynolds a découverte. Toutefois, il semble que cette information cruciale n’ait pas été communiquée à Pope avant que ne commence l’attaque de Porter. Ce ne sera pas le seul problème de communication dont souffrira le commandement nordiste ce jour-là.
Attaque de grand style
Les indices, pourtant, s’accumulent. En début d’après-midi, les attaques de diversion contre la gauche sudiste commencent, mais se heurtent à une forte résistance. Kearny semble retombé en léthargie et n’offre pas de réel soutien à Ricketts. Ce dernier, du reste, ne progresse pas beaucoup plus. La brigade d’Abram Duryée, soutenue par celle de Joseph Thoburn, est rapidement soumise à un feu nourri de l’artillerie adverse. Duryée est légèrement touché par un éclat d’obus mais reste à son poste. La division finit par retourner sur ses positions de départ, mais il est clair que la résistance qu’elle a rencontrée ne correspond pas à celle d’une armée en pleine retraite. Ricketts, pour cette raison, n’insistera pas. Des attaques de diversion prévues dans ce secteur, seule celle de Benjamin Christ, du IXème Corps, sera réellement menée à bien. Sans soutien, elle sera facilement repoussée par les brigades Early et Archer.
Pendant ce temps, Porter achève de préparer son attaque. Dans cette perspective, il s’est vu prêter la division Hatch, qui formera l’aile droite de sa colonne d’assaut, la gauche étant constituée par la division de Daniel Butterfield – celle de George Sykes devant demeurer en réserve. Le dispositif nordiste forme une masse profonde : les brigades sont déployées les unes derrière les autres, parfois sur deux lignes. Les brigades de front (sous Henry Weeks et Timothy Sullivan) frapperont droit devant elles et celles qui les suivent se déploieront alors sur leurs flancs respectifs – Charles Roberts à gauche et Marsena Patrick à droite – avec les brigades Gibbon et Doubleday prêtes à intervenir pour exploiter tout avantage qui se présenterait. C’est l’attaque la plus massive et la plus ambitieuse que les Fédéraux tenteront au cours de la bataille.
Il faut du temps pour mettre en place une manœuvre aussi pointue, et la force d’attaque ne se met en marche que vers 15 heures. Son mouvement surprend Sigel, qui la voit s’interposer entre son corps d’armée et l’ennemi sans comprendre pourquoi – Pope n’a pas jugé utile de le tenir informé de ses intentions. Afin d’apprendre par lui-même ce qui se passe, Sigel détache un des régiments de cavalerie de la brigade de John Beardsley et l’envoie en reconnaissance vers la gauche. Lui aussi rencontre bientôt les forces sudistes massées dans le secteur : c’est probablement cette unité que les cavaliers confédérés de Stuart repoussent alors qu’elle tente de s’emparer d’une maison – vraisemblablement la ferme Britt, située au sommet d’une colline – qui sert d’observatoire aux Sudistes.
1) La brigade Duryée est rapidement arrêtée par le feu sudiste.
2) La brigade Christ mène une autre attaque de diversion qui échoue.
3) Sigel, qui n'est pas informé de la situation, envoie les cavaliers de Beardsley vers la ferme Britt, d'où ils sont repoussés mais découvrent les Confédérés présents en force.
4) La batterie Hazlett est avancée pour soutenir un soutien d'artillerie direct à l'attaque de Porter.
5) Porter mène une attaque massive contre la droite de Jackson, avec les divisions Hatch et Butterfield.
6) À court de munitions, les hommes de la brigade Stafford se défendent avec des pierres.
7) Jackson envoie au secours de Starke toutes ses réserves.
Après avoir traversé un bois, les hommes de Porter débouchent sur un vaste champ, qu’il leur faut traverser pour atteindre la division Starke : plus de 500 mètres de terrain découvert, qui se termine en pente ascendante et débouche sur le talus de la voie ferrée inachevée. À moins de 400 mètres sur la gauche de cette scène grandiose, Cadmus Wilcox peut observer à loisir cette attaque de grand style : « [Les Fédéraux] furent pris à partie par nos piquets et tirailleurs, mais ils continuèrent à avancer, et, grimpant la pente susmentionnée, arrivèrent en pleine vue de la ligne de Jackson, et y furent accueillis par un feu terrifiant de mousquèterie à courte distance. Ils hésitèrent pendant un instant, reculant légèrement, puis avancèrent de nouveau jusqu’au talus. À deux reprises je vis cette ligne reculer et avancer, exposée à un feu de mousquèterie aussi rapproché que meurtrier. »
30 août 1862, 16 heures. La partie occidentale de Stony Ridge est noyée dans la fumée que dégagent les combats acharnés accompagnant l’attaque de Porter. Un Lee anxieux observe les hommes de Jackson résister tant bien que mal à la poussée nordiste. Il vient d’accéder à sa demande de renforts en ordonnant à Longstreet de faire avancer la division Wilcox. Pourtant, rien ne se passe. Le commandant de l’aile droite confédérée a une toute autre opinion sur la question : il pense que son infanterie arrivera trop tard. En revanche, Longstreet estime que la position qu’il occupe est idéalement placée pour permettre à son artillerie d’intervenir efficacement et sans délai.
Mortel barrage
Pour en revenir à la situation sur le terrain, Longstreet résumera son point de vue de la manière suivante : « Les masses de Porter étaient presque directement face au point où je me tenais, en enfilade. Il était évident qu’elles ne tiendraient pas quinze minutes sous le feu des batteries placées là, alors qu’une division traversant le terrain à la rescousse de Jackson ne l’atteindrait pas avant une heure, probablement plus qu’il ne puisse tenir sous la pression qui pesait sur lui. L’audace était la prudence ! » Il ordonne donc aux batteries de S.D. Lee et aux siennes de faire feu sans délai sur l’assaillant. L’effet du tir est rapidement meurtrier et les soldats de l’Union tombent en nombre. Wilcox : « Ils furent pris en terrain découvert. L’effet de chaque tir pouvait être vu. Un feu nourri de boulets, d’obus explosifs et d’obus à mitraille, délivré avec une précision admirable, stoppa leur avance. Alors que les obus et les shrapnels explosaient devant et autour d’eux leurs lignes se disloquaient, hésitaient et s’éparpillaient. Ce tir d’artillerie dispersa à lui seul régiment après régiment et les rejeta dans les bois ».
Privés de soutien, les Nordistes qui sont au contact de Jackson ne tardent pas à battre en retraite à leur tour au milieu de cet enfer. Pour les Confédérés, c’est la revanche de Malvern Hill. Par trois fois, les Fédéraux tentent de se rallier pour repartir à l’attaque, mais ils sont à chaque fois accablés de projectiles et doivent se replier. Wilcox ordonne à quatre reprises à la brigade Featherston d’avancer aussitôt que le bombardement commence à montrer son efficacité, mais celle-ci ne bouge pas avant que les Fédéraux ne soient en pleine retraite. Dans l’intervalle, Jackson a lancé la division Starke à leur poursuite, avec la brigade Stonewall en tête. Les Nordistes, cependant, tentent de faire face en s’appuyant sur le couvert que fournit le bois qu’ils ont traversé à l’aller, et son chef William Baylor est tué. Les Confédérés reprennent leur progression peu après quand la division Wilcox entre en jeu et repousse à nouveau l’ennemi. Ils s’arrêtent alors momentanément à l’orée d’un vaste champ battu par l’artillerie nordiste.
1) L'artillerie confédérée prend en enfilade les forces de Porter, leur causant de lourdes pertes.
2) Les Nordistes reculent pour se mettre à l'abri.
3) Jackson lance ce qui lui reste de forces à leur poursuite.
4) La division Wilcox vient prêter main forte à Jackson.
5) Les Nordistes se reforment momentanément sous le couvert des bois, mais sont repoussés de nouveau.
6) L'intervention de Buchanan et l'artillerie nordiste stoppent la poursuite confédérée.
De nouveau, la bataille atteint un point critique, mais cette fois les rôles sont inversés et c’est le Sud qui a l’avantage. Les hommes de Porter ont été repoussés de manière si soudaine que le général nordiste ne peut qu’essayer de limiter les dégâts en engageant une des brigades de Sykes, celle de Robert Buchanan. Avec l’aide de l’artillerie fédérale, elle réussira à tenir à distance, pour un temps, l’avancée sudiste. Les pertes sont élevées, et de l’endroit où il observe le combat, McDowell craint que le repli des soldats de Porter ne se transforme en fuite éperdue si personne ne vient à leur secours. De sa propre initiative, il prend une décision lourde de conséquences : il ordonne à Reynolds d’abandonner la position défensive sur laquelle il s’était installé un peu plus tôt et de se diriger vers le nord, de l’autre côté de la route à péage de Warrenton, pour assister Porter. Ce mouvement est immédiatement noté par les cavaliers sudistes qui tiennent toujours la ferme Britt, et Lee en est avisé dans les minutes qui suivent.
Bataille pour Chinn Ridge
Cette erreur allait avoir des conséquences tragiques pour l’Union, car elle laissait toute la gauche nordiste quasiment vide de troupes. Lee a tôt fait d’ordonner à Longstreet de faire avancer en masse l’intégralité de ses forces. Pour faire face à cette écrasante supériorité, les Nordistes n’ont plus au sud de la route que la seule batterie du lieutenant Hazlett, sans soutien. Son commandant demande désespérément de l’aide en voyant approcher la division Hood, et finit par en obtenir lorsque G.K. Warren, de la division Sykes, décide de sa propre initiative d’aller lui porter secours. Sa brigade comprend deux régiments de zouaves aux uniformes flamboyants, les 5ème et 10ème New York, qui totalisent environ 1.000 hommes. La Texas Brigade les submerge en quelques minutes. Posté en avant, le 10ème régiment s’enfuit presque immédiatement, bloquant la ligne de mire du 5ème pendant sa retraite.
Bientôt, Warren et ses hommes se retrouvent assaillis sur leurs arrières et leur gauche par trois régiments rebelles. « Non seulement les hommes étaient tués, ou blessés, mais ils étaient criblés de balles », écrira un survivant du 5ème New York. Ses camarades ne peuvent supporter cet enfer plus de quelques minutes. Les officiers finissent par ordonner aux serre-files de laisser les soldats s’enfuir avant de sonner le sauve-qui-peut général. Tous les préposés aux drapeaux – un régiment nordiste en portait toujours deux – sont tués ou blessés à l’exception d’un seul, mais ils parviennent miraculeusement à sauver leurs couleurs. Warren a lui aussi la chance de s’en tirer indemne, mais en tout, sa brigade a perdu 431 soldats tués, blessés, ou capturés pendant la poursuite à laquelle les rebelles hurlants le soumettent. Le seul 5ème régiment a 120 tués et 180 blessés sur 490 hommes.
1) La brigade Warren s'avance en soutien de la batterie de Hazlett.
2) Elle est submergée en quelques minutes par la brigade Hood.
3) Sigel envoie la brigade McLean occuper Chinn Ridge.
4) McLean stoppe l'avancée de Hood.
5) Les hommes de McLean repoussent également la brigade Evans.
6) Mené par Corse, un troisième assaut sudiste réussit à repousser la brigade McLean.
7) Les brigades Towers et Stiles, de la division Ricketts, interviennent alors et parviennent à conserver Chinn Ridge.
8) Jenkins et Hunton les assaillent et gagnent du terrain.
9) Les Nordistes sont relevés par Koltes et Krzyzanowski, qui stabilisent la situation.
10) G.T. Anderson et Toombs attaquent à leur tour, s'emparant finalement de la colline.
NB : dans un souci de clarté, les positions des brigades sont données de manière schématique et ne correspondent pas nécéssairement à leur situation réelle.
La résistance de McLean et de ses soldats a permis à l’armée nordiste de gagner une précieuse demi-heure, ce qui va s’avérer vital dans l’organisation d’une défense digne de ce nom sur son aile gauche. Il est maintenant 17 heures. Les deux brigades détachées plus tôt de la division Ricketts, celles de Tower et Stiles, interviennent à présent pour affronter le reste de la division Kemper – les brigades Hunton et Jenkins. Ce nouvel affrontement est tout aussi sanglant que le premier : Tower est sérieusement touché au genou gauche, tandis que dans l’autre camp Jenkins reçoit deux blessures à la poitrine et à l’épaule. Les Nordistes sont sur le point de craquer quand l’arrivée de deux autres brigades du 1er Corps, celles de Koltes et Krzyzanowski, repousse les hommes de Kemper. Longstreet renouvelle alors l’assaut en engageant cette fois la division D.R. Jones. Les brigades de G.T. Anderson et Toombs réussissent finalement à emporter la décision. Koltes est tué dans l’attaque et à 18 heures, les Confédérés sont enfin maîtres de Chinn Ridge.
Retour à Henry House Hill
Ce succès a néanmoins coûté cher aux Sudistes. La brigade indépendante d’Evans, la division Kemper et la moitié de celle de Hood ont été à ce point étrillées sur Chinn Ridge qu’elles sont pratiquement incapables d’action pour le reste de la journée – qui, du reste, touche à sa fin. Les réserves sudistes ne sont pas extensibles, et Longstreet doit ordonner à Cadmus Wilcox d’emmener sa propre brigade au sud de la route à péage de Warrenton. Elle n’y sera d’ailleurs d’aucune utilité : contrainte de faire un détour considérable pour ne pas traverser la ligne de tir de l’artillerie sudiste, elle ne s’approchera pas suffisamment près de l’action pour y prendre part sérieusement avant la nuit. Pendant que les combats font rage sur Chinn Ridge, Jackson est occupé à rassembler ses forces, passablement désorganisées par les attaques de l’après-midi, et durant deux heures l’action se limite, au nord de la route de Warrenton, à un bombardement d’artillerie nordiste que le reste de la division Wilcox soutient stoïquement à une distance d’un kilomètre.
C’est au moment où D.R. Jones s’empare de Chinn Ridge que les combats reprennent dans ce secteur. Côté nordiste, l’autre moitié de la division Ricketts, ainsi que les IIIème et IXème Corps, ont conservé leurs positions, derrière lesquelles les survivants de l’attaque de Porter essayent de reformer leurs rangs. Hatch, qui a été légèrement blessé dans l’action, a cédé le commandement de sa division à Doubleday. La position nordiste est bien pourvue en artillerie, mais Lee a fait avancer la sienne le long de la route, si bien que les soldats de Jackson bénéficient également d’un soutien efficace. La bataille fait à présent rage tout le long de la ligne. Après Baylor, la brigade Stonewall perd à nouveau un commandant, le colonel Andrew Grigsby étant blessé à sa tête. De leur côté, les Nordistes perdent Joseph Thoburn, également blessé. Malgré les pertes, les Fédéraux tiennent bon.
Les combats livrés au sud de la route vont déterminer si cette retraite va se transformer ou non en déroute. Comme pour la première, l’issue de la seconde bataille de Bull Run va se jouer sur les pentes de Henry House Hill. La situation est encore critique pour les Nordistes, qui n’ont plus beaucoup de forces prêtes à se battre à cet endroit. Du 1er Corps ne reste disponible que la brigade Milroy, que son commandant a finalement réussi à déployer le long de la route de Manassas à Sudley Springs, au pied de Henry House Hill. Dans un premier temps, Milroy est seul pour faire face à la poussée renouvelée de la division D.R. Jones. Il galope, hystérique, à la rencontre de McDowell, qui est justement en train de rameuter la division Reynolds. Le commandant du 3ème Corps rapportera ainsi la rencontre : « [Milroy] arriva dans un état de frénésie absolue, l’épée à la main, et avec force gestes, hurlant de lui envoyer des renforts, pour sauver l’armée, sauver le pays, etc. Sa manière de s’exprimer par des généralités, en ne donnant aucune information, et qui, de la façon dont il les proférait, montrait seulement qu’il était dans un état d’esprit aussi inapte à juger des événements qu’à commander ses hommes […], fit que je le reçus froidement. »
1) Jackson lance une attaque générale, initialement tenue en échec, contre la droite nordiste.
2) Law tente de déborder les positions fédérales, mais l'intervention de Gibbon l'en empêche.
3) Malgré tout, la perte de Chinn Ridge oblige Pope à sonner la retraite générale.
4) Les troupes nordistes se retirent en bon ordre, couvertes par les divisions Keanry et Reno et la brigade Gibbon.
5) La division J.F. Reynolds vient se placer à droite de la brigade Milroy, sérieusement malmenée.
6) En difficulté, la brigade Hardin est relevée par celle de Seymour.
7) L'attaque de D.R. Jones contre Henry House Hill est finalement repoussée.
8) La division Sykes vient à son tour couvrir la gauche de Milroy.
9) Les hommes de R.H. Anderson attaquent à leur tour et réussissent à flanquer la brigade Chapman, l'obligeant à reculer.
10) Armistead n'exploite pas la percée sudiste en raison du jour déclinant.
11) Les cavaliers sudistes repoussent ceux de Buford au gué Lewis, mais ne franchiront pas le Bull Run.
Heureusement pour l’Union, George Meade n’a pas attendu confirmation pour se porter, de sa propre initiative, au secours de Milroy. Sa contre-attaque, rapidement soutenue par le reste de la division Reynolds, refoule les Sudistes et sécurise le flanc droit de la brigade Milroy. Des affrontements confus sont livrés à cet endroit durant les deux heures qui suivent. La brigade de Conrad Jackson, en particulier, est passablement étrillée. Son commandant s’est fait porter pâle quelques heures plus tôt : ses deux successeurs, Martin Hardin et James T. Kirk, sont blessés tour à tour. La brigade finit par être relevée par celle de Seymour, et cette portion de la ligne nordiste, en fin de compte, tiendra le coup. Parallèlement, McDowell, qui conserve son sang-froid, s’efforce de coordonner la défense de Henry House Hill. Il obtient de Porter ce qu’il reste de la division Sykes, soit les deux brigades d’infanterie régulière de Buchanan et William Chapman, et l’engage immédiatement sur la gauche.
Le long du Bull Run, des coups de feu continuent à résonner jusque vers 20 heures 30, mais pour l’essentiel, la bataille est terminée. Les unes après les autres, les formations fédérales encore présentes décrochent et franchissent le pont de pierre, malgré l’énorme embouteillage de chariots que cause ce goulot d’étranglement. La dernière réserve de l’armée de Virginie, la brigade d’Abram Sanders Piatt, est arrivée trop tard pour prendre part aux combats et se contente de couvrir la retraite. Les Black Hats de Gibbon sont les derniers à se replier, sous la protection des cavaliers de Beardsley et Bayard. Puis, pour la deuxième fois en moins de six mois – les Confédérés l’avaient fait sauter une première fois lorsqu’ils avaient évacué Manassas, en mars – le pont de pierre est détruit. Avant minuit, le gros de l’armée nordiste s’est regroupé autour de Centreville.
Victoire incomplète
Le lendemain, 31 août 1862, Robert Lee peut télégraphier triomphalement à Richmond qu’il a remporté une grande victoire sur l’ennemi : pas moins de 30 canons et 20.000 armes légères ont été capturés, et il s’en faut de peu pour que l’armée fédérale ne soit pratiquement chassée du nord de la Virginie. Plus de 4.000 soldats fédéraux sont également restés entre ses mains, et au moins 10.000 autres ont été tués ou blessés depuis le 16 août. Les pertes, toutefois, sont lourdes. En moins d’un mois, Lee a perdu une demi-douzaine de généraux, morts ou blessés, sans parler des colonels et des autres officiers supérieurs. Les hommes du rang, bien sûr, ont également beaucoup souffert. Depuis le 21 août, près de 8.500 d’entre eux ont été victimes des combats. Rien qu’au cours des deux dernières journées, l’aile de Jackson déplore la perte de 4.400 soldats dont 800 ont été tués. Au moins le rapport de pertes est-il nettement plus favorable, pour le Sud, qu’il ne l’avait été deux mois auparavant devant Richmond.
Le prestige militaire de Lee s’est encore accru, au point de lui donner une influence politique dont il saurait faire bon usage le moment venu. Sa victoire, pourtant, n’est pas complète, et il le sait. Très attaché à son État, Lee, comme la plupart des Virginiens, voue une haine farouche à Pope, un « mécréant » qui doit être « supprimé ». S’il lui a infligé une défaite humiliante, il n’a cependant pas réussi à détruire son armée, qui menace à présent de retrouver une nette supériorité numérique une fois qu’elle aura fait sa jonction avec le reste de l’armée du Potomac. L’objectif initial de la campagne, détruire l’armée de Virginie pendant que cela était encore possible, n’est donc pas atteint. Toutefois, les deux armées nordistes ne se sont pas encore rejointes. Il subsiste donc une petite opportunité de parvenir au but que s’était fixé Lee, et la campagne de Virginie septentrionale n’est, par conséquent, pas encore terminée.
1) 31 août : les IIème et VIème Corps de l'Union arrivent de Washington.
2) 31 août : le 2ème Corps de l'armée de Virginie revient de Bristoe Station.
3) 1er septembre : précédé par la cavalerie, Jackson se met en route pour s'interposer entre Washington et l'armée nordiste.
4) 1er septembre : Jackson fait bivouaquer ses hommes à Chantilly.
5) Nuit du 1er au 2 septembre : la cavalerie sudiste lance des actions de harcèlement contre Germantown.
6) 2 septembre : une reconnaissance menée par des éléments du IIème Corps confirme la présence de Jackson à Chantilly.
7) 2 septembre : Jackson se remet en route et atteint Ox Hill.
8) 2 septembre : la division Stevens (IXème Corps), suivie peu après par la division Kearny (IIIème Corps), marchent sur Ox Hill pour barrer la route aux Confédérés.
9) 2 septembre : Stevens et Kearny livrent à Jackson la bataille de Chantilly (ou Ox Hill).
Aucune des deux armées, pourtant, n’est réellement en état de combattre en ce 31 août. De l’aveu même de Pope, les soldats nordistes n’ont pas vu une ration depuis deux jours, et il est probable que les Confédérés n’aient été, à ce moment précis, guère mieux lotis. Les uns et les autres sont épuisés par plus de deux semaines de marches et de combats incessants. Dans la cavalerie nordiste, les chevaux sont à ce point fourbus que les missions les plus élémentaires de reconnaissance sont confiées à des unités d’infanterie. Pour ne rien arranger, une atmosphère orageuse a succédé à la chaleur écrasante des jours précédents, et la matinée est pluvieuse. Lee sait pertinemment que ses hommes, à qui la seconde bataille de Bull Run a demandé beaucoup, ont besoin de repos. Pourtant, il sait aussi que le temps joue contre lui : s’il ne tente pas quelque chose très vite, Pope aura tôt fait d’être renforcé.
C’est, du reste, précisément ce qui était en train de se passer. Pope avait rappelé à lui le 2ème Corps de l’armée de Virginie, que Banks avait conservé sur le Rappahannock en couverture. Surtout, Halleck avait dépossédé McClellan de la quasi-totalité de ce qui restait de forces à l’armée du Potomac – au grand déplaisir de Little Mac. Le IIème et le VIème Corps étaient en train d’arriver à Centreville, renforçant l’armée de Pope de 20.000 combattants aguerris et frais. Halleck enjoignait également Pope à profiter de ces renforts pour repartir à l’attaque, et le général nordiste faisait effectivement des préparatifs en ce sens. Qui plus est, la pluie menaçait de rendre le Bull Run infranchissable à plus ou moins brève échéance. L’autre option pour Lee aurait été de se replier face à cette menace, mais elle aurait équivalu à rendre l’initiative aux Nordistes, annulant tout l’avantage stratégique que la victoire de la veille avait amené. Le général sudiste n’hésite pas longtemps. Dans l’après-midi du 31 août, il envoie la cavalerie de Stuart en éclaireur vers le nord, puis le corps d’armée de Jackson le suit dans la foulée.
La bataille de Chantilly
Le plan de Lee est essentiellement une réédition de la manœuvre lancée le 25 août, mais à plus petite échelle : Jackson doit contourner l’aile droite des Fédéraux par le nord, puis obliquer vers l’est et s’immiscer entre l’armée nordiste et Washington. Traversant le Bull Run à Sudley Springs, les Confédérés ont pour objectif de rejoindre la route à péage de Little River, puis de la suivre jusqu’à ce qu’elle croise celle de Warrenton à Germantown, non loin de Fairfax Court House – à l’est de Centreville, et à quelques kilomètres seulement de Washington, où ne demeure que la – puissante, cependant – garnison de la ville. Toutefois, les hommes de Jackson sont épuisés comme les autres. La pluie n’arrange rien et les empêche de rééditer leurs exploits passés : au soir du 31 août, ils sont encore à plusieurs kilomètres de Germantown. Jackson n’a d’autre choix que de les faire bivouaquer dans une localité nommée Pleasant Valley, à faible distance d’une plantation répondant au doux nom de Chantilly.
L’épuisement de la cavalerie nordiste implique que Pope est momentanément « aveugle » sur les faits et gestes de Lee. Les cavaliers de Stuart masquent les mouvements de Jackson avec d’autant plus de facilité qu’ils viennent d’être renforcés par une troisième brigade, aux ordres de Wade Hampton – qui a profité de sa convalescence, après la bataille de Seven Pines, pour changer d’arme et passer de l’infanterie à la cavalerie. Durant la nuit, les cavaliers confédérés lancent en toute impunité des actions de reconnaissance et de harcèlement contre Germantown. Pope, qui sous-estime la menace, croit qu’il s’agit simplement de patrouilles isolées, mais des estafettes nordistes isolées finissent par lui rapporter dans les environs la présence, non seulement de cavaliers en nombre, mais également de fantassins. Inquiet, Pope envoie sur place une brigade du IIème Corps pour confirmer la chose, à 3 heures du matin le 1er septembre.
Il devient très vite évident que la menace est des plus réelles : les Sudistes sont en passe de tourner son aile droite. Inquiet, et beaucoup moins sûr de lui depuis sa dernière défaite, Pope annule toute action offensive et ordonne à l’armée de se replier sur Fairfax Court House. Dès l’aube, toujours pluvieux, du 1er septembre, Jackson se remet en marche. Quelques miles seulement le séparent de Germantown, où il pourra couper la retraite de Pope et lui infliger une défaite décisive. Le reste de l’armée sudiste, suivant ses traces, s’est mise en marche à son tour et ne tardera pas à le rejoindre. Mais ses soldats sont trempés, épuisés et affamés. Lui-même tombe de sommeil, et ne résistera pas à la tentation de s’accorder une sieste. Accessoirement, Pope a envoyé la division Hooker à Germantown pour sécuriser sa position, et celle-ci arrive sur place avant Jackson. Ce dernier estime alors plus prudent de s’arrêter à distance respectueuse, laissant ses troupes au repos à proximité d’une hauteur baptisée Ox Hill.
Durant toute la matinée, les patrouilles nordistes accrochent sporadiquement les cavaliers de Stuart. Manquant de renseignements précis, Pope décide de renforcer Hooker en envoyant le IXème Corps explorer les approches de la route à péage de Little River et en prendre le contrôle. Vers 13 heures, la division Stevens quitte Centreville. Trois heures plus tard, la cavalerie sudiste la repère en train d’approcher des positions de Jackson à Ox Hill. Les brigades Branch et Field sont envoyées à sa rencontre afin d’évaluer le danger, déployant leurs tirailleurs à proximité de la ferme Reid. Les Confédérés sont repérés peu après par les éclaireurs nordistes, et le combat s’engage non loin du talus de la même voie ferrée inachevée le long de laquelle s’était livrée la seconde bataille de Bull Run. Prenant l’avantage, les Fédéraux refoulent leurs vis-à-vis et s’emparent de la ferme Reid.
Faute de renseignements adéquats, Stevens sous-estime certainement les forces qui lui font face, et décide de pousser son avantage en attaquant sans plus attendre. Rapidement renforcé par les premiers éléments de la division Reno (la brigade Ferrero), il déploie ses trois brigades l’une derrière l’autre face à la position sudiste, tout en envoyant Ferrero couvrir son flanc dans les bois situés sur sa droite. Jackson, constatant que l’ennemi est présent en force, fait dans le même temps déployer les divisions Lawton et Starke sur une position en arc de cercle courant jusqu’à la route de Little River. Le reste de la division A.P. Hill, plus éloigné, est pour sa part envoyé vers la droite. Pour rester alignées avec le reste des forces sudistes, les brigades Field et Branch reculent de quelques dizaines de mètres. Protégés par une clôture, masqués par le champ de maïs et le verger qui jouxtent la ferme Reid, les Sudistes se soustraient ainsi momentanément à la vue de leurs adversaires.
Mort de deux généraux
Il est 16 heures 30 lorsque Stevens ordonne malgré tout une attaque « à l’aveuglette », qu’il mène personnellement depuis l’avant, avec la brigade d’Addison Farnsworth. Parallèlement, la pluie se mue soudainement en violent orage, aggravant encore le manque de visibilité sur le terrain. Les Fédéraux sont accueillis par les Tigres de la Louisiane, qui ont pris position derrière une barrière immédiatement à l’est de la ferme Reid. Également pris à partie par les brigades Branch et Field renforcées par celle de Gregg, Stevens fait déployer la brigade Christ sur la gauche. Ce mouvement met les hommes de Gregg, déjà durement éprouvés les jours précédents, en fuite, mais ils sont immédiatement remplacés en ligne par la brigade d’Edward Thomas. Plus à droite, cependant, la brigade Farnsworth est en mauvaise posture, car elle est sans protection au milieu d’un pré. Constatant que son seul espoir d’éviter l’anéantissement est de charger droit devant elle, Stevens envoie demander des renforts en urgence, fait mettre baïonnette au canon et s’élance à la tête de ses soldats. Quelques instants plus tard, il est tué d’une balle dans la tempe.
Rendus furieux par la mort de leur chef, qui fut aussi leur colonel au début de la guerre, les hommes du 79ème régiment de New York – les Cameron Highlanders, majoritairement écossais – poursuivent leur charge, obligeant les Louisianais à se replier. Toutefois, la brigade Early contre-attaque aussitôt, et les Nordistes sont forcés de reculer. Ferrero, après avoir échangé quelques salves dans les bois avec la brigade Trimble, couvrira le repli fédéral. Un peu avant 18 heures, Benjamin Christ regroupe ce qui reste de la division Stevens au sud-est de la ferme Reid. L’arrivée de la brigade Nagle met le IXème Corps au complet, mais il est en bien piteux état et pour ne rien arranger, son commandant Jesse Reno, épuisé et malade, n’est pas davantage disposé à renouveler l’attaque.
Les hommes du IXème Corps, toutefois, sont hésitants et manquent de munitions. Il parvient finalement à trouver un unique régiment, qu’il tente de ramener au plus vite en soutien de Birney. Galopant pour inspirer un pas plus rapide aux fantassins qu’il guide, mais gêné par l’orage et le jour déclinant, Kearny va trop loin et tombe nez-à-nez avec des soldats sudistes qui le mettent en joue et le somment de se rendre. Peu disposé à se laisser capturer, le général nordiste tourne bride, mais les Confédérés sont les plus prompts et l’abattent. « Kearny le Magnifique », comme Stevens un peu plus tôt et à quelques dizaines de mètres de là, est tué sur le coup. Le lendemain, le général Lee fera respectueusement ramener sa dépouille dans les lignes nordistes, avec un mot de condoléances.
Triomphe sudiste
La bataille de Chantilly ne « survivra » guère à Kearny. Les hommes de Branch réussissent à tenir et, au bout de quelques minutes, Birney finit par décrocher. Il est rejoint peu après par le reste de la division, et les Nordistes s’installent en position défensive pour la nuit. Jackson, qui juge sa position trop avancée et ignore si d’autres renforts fédéraux sont en route, décide de réduire la distance qui le sépare du reste de l’armée sudiste et décroche à partir de 23 heures. Il fera sa jonction avec Longstreet le lendemain matin. Pour les Confédérés, l’affrontement du 1er septembre est, semble-t-il, un nouvel échec stratégique : même si Jackson a repoussé les attaques nordistes, ce fut non sans mal, et sans parvenir à l’objectif que Lee lui avait assigné – couper la retraite de Pope. Match nul tactique, Chantilly ne semble pas avoir eu beaucoup plus d’effet que simplement rallonger de près de 1.300 noms la déjà longue liste des pertes subies par l’Union, et d’environ 800 autres celle de la Confédération.
Toutefois, la mort de Stevens et Kearny porta un nouveau rude coup au moral déjà en berne de Pope et de son armée. Manquant de renseignements, craignant la reprise imminente des attaques sudistes contre Germantown, le chef de l’armée de Virginie n’attendit même pas le lever du jour pour prendre une décision lourde de conséquences sur le plan stratégique. Abandonnant pour de bon l’initiative à son ennemi, il ordonna à ses forces de se replier intégralement jusqu’à Washington – mouvement entamé dès le 2 septembre à 2 heures 30 du matin. La campagne de Virginie du nord s’achevait en triomphe pour la Confédération. De vastes zones de l’État, précédemment occupées, étaient à présent libérées de toute présence fédérale. L’Union étant désormais sur la défensive, Lee gardait la main, et il n’allait pas hésiter longtemps pour décider ce qu’il convenait d’en faire.
Ce dénouement jeta la consternation à Washington, en vue de laquelle le gros des troupes nordistes arriva dès le 3 septembre. Même s’ils avaient gardé cette fois leur cohésion et ne s’étaient certainement pas enfuis devant l’ennemi, les régiments battus et démoralisés de Pope ne manquèrent pas de rappeler aux habitants angoissés de la capitale fédérale les heures sombres qui avaient suivi la première bataille de Bull Run, un peu plus d’un an auparavant. La crainte de voir les rebelles menacer la ville refit surface, même si elle n’avait rien de rationnel : puissamment fortifiée, Washington était une trop grosse proie pour l’armée sudiste et Lee le savait pertinemment. De toute manière, il avait d’autres projets en tête. Dans le camp nordiste, pourtant, on trouvait au moins un homme avec des raisons de se réjouir : George B. McClellan. La défaite de Pope éclipsait désormais la sienne, et Little Mac n’était pas très éloigné de la position de sauveur qu’il affectionnait tant.
Il était évident que la seule présence de McClellan suffisait à faire remonter en flèche le moral des soldats nordistes. Alors que ces derniers pansaient leurs plaies autour de Washington, une nouvelle menace ne tarda pas à se matérialiser pour l’Union : Lee faisait route vers le nord. Lincoln n’eut bientôt plus d’autre choix que de rappeler McClellan aux affaires. Le 12 septembre, l’armée de Virginie fut dissoute, et ses troupes furent réaffectées à l’armée du Potomac. Privé de commandement, John Pope ne dut qu’à l’amitié de Lincoln d’obtenir un autre poste : transféré dans l’Ouest, il allait devoir faire face à l’insurrection que les Sioux, mécontentés par le non respect des traités signés avec le gouvernement fédéral, avaient déclenchée dans le Minnesota et le Dakota en août 1862. Quant à l’armée du Potomac, elle n’allait pas se reposer très longtemps, ayant de nouveau une campagne décisive à mener – cette fois dans le Maryland.