Dispersion stratégique
Ce succès ouvrait au Nord la route de Vicksburg, dernier bastion confédéré sur le Mississippi, déjà assiégé par la flotte de David Farragut. Dans la direction opposée, le cours moyen de la Tennessee et la voie ferrée qui le longeait pouvaient mener jusqu’à Chattanooga, la porte d’entrée du Tennessee oriental. C’était là une cible tentante pour le président Lincoln, toujours soucieux du sort des sympathisants unionistes de la région.
Henry Halleck, qui commandait les armées combinées de Pope, Grant et Buell, disposait d’une large supériorité numérique sur Beauregard, avec un effectif avoisinant le double de celui aligné par les Sudistes. La passivité de son adversaire avait également quelque peu rassuré Halleck, initialement inquiété par l’agressivité déployée par les Confédérés au moment de la bataille de Shiloh. Beauregard, du reste, laissa aux Fédéraux l’initiative durant le mois de juin. Ses retraites de Shiloh et Corinth n’avaient pas arrangé ses relations, déjà extrêmement tendues depuis la controverse les ayant opposées à l’automne, avec le président Davis. De surcroît, le Cajun souffrait depuis plusieurs mois d’une santé fragile, ce qui affectait d’autant un tempérament déjà peu porté sur l’offensive. Lorsque Beauregard se mit en permission pour se soigner sans en référer à Davis, celui-ci le releva de ses fonctions, le 17 juin. Le président sudiste le remplaça par un de ses subordonnés, Braxton Bragg. Ce dernier, qui avait commandé une des ailes de l’armée sudiste à Shiloh, avait pour lui de très bien s’entendre avec Davis, ce qui n’était pas donné à tout le monde étant donné le caractère difficile – et aggravé par de douloureuses névralgies – du président de la Confédération.
Le commandement nordiste connut lui aussi d’importants changements, mais pour des raisons diamétralement opposées. Reconnaissant en Halleck l’organisateur et l’officier d’état-major dont il avait besoin pour planifier sa stratégie globale, Lincoln le rappela à Washington, où il prit les fonctions de général commandant l’armée le 23 juillet – mettant ainsi fin à une vacance de plus de quatre mois et à l’intérim assurée par le War Board. Lincoln fit également venir son protégé John Pope sur le théâtre d’opérations oriental, pour le placer à la tête de l’armée de Virginie nouvellement formée. Ces promotions laissaient comme principaux officiers dans l’Ouest le controversé Ulysses Grant, toujours suivi par sa sulfureuse réputation d’alcoolique, et Don Carlos Buell, considéré par beaucoup comme le vainqueur de Shiloh grâce à l’arrivée opportune de son armée lors du deuxième jour de la bataille. Tant Halleck que Lincoln reconnaissaient l’importance primordiale de Vicksburg dans l’application du « plan Anaconda » et le contrôle du Mississippi, mais ni l’un ni l’autre ne comprirent ce que Farragut avait immédiatement réalisé en arrivant devant la ville avec sa flotte : les falaises de Vicksburg la rendaient imprenable par une action uniquement navale.
Ce choix stratégique s’accompagna d’une réorganisation importante. Le département militaire du Mississippi fut dissout, laissant les armées fédérales de l’Ouest sans commandement unifié. Une structure singulière fut mise en place : tout en gardant la tête de l’armée de la Tennessee, Grant se vit confié un « district du Tennessee occidental » qui englobait également l’armée du Mississippi, désormais commandée par William Rosecrans en lieu et place de Pope. Buell, en revanche, retrouvait une autonomie pleine et entière à la tête de l’armée de l’Ohio, ce qui lui permettrait de mener l’offensive contre Chattanooga. Il disposait initialement d’environ 30.000 hommes pour ce faire, tandis que Grant en conservait 80.000 sous ses ordres. Toutefois, il apparut très vite que les forces confiées à Buell étaient insuffisantes. Les forces de l’Union étaient confrontées à un problème nouveau : occupant un territoire hostile, elles devaient laisser derrière elles d’importants détachements pour assurer la sécurité de leurs communications. L’armée du Mississippi fut délestée des trois-quarts de ses effectifs pour renforcer celle de Buell, tandis qu’une des divisions de Grant fut envoyée en Arkansas afin d’occuper Helena. En quelques semaines, Grant n’avait plus que 50.000 hommes, dont la majorité était dispersée pour défendre plusieurs nœuds ferroviaires. Cette situation l’accula à la défensive, et le général nordiste n’allait entreprendre aucune action offensive durant l’été.
Guérilla et raids de cavalerie
Les Confédérés avaient initialement décidé de jouer à fond la carte du harcèlement. Edmund Kirby Smith, qui avait en charge la défense du Tennessee oriental (et jouissait, à l’instar de Buell, d’une autonomie de commandement vis-à-vis de Bragg) dispersa ses forces pour faire peser sur les axes de ravitaillement de Buell une menace diffuse, mais permanente. Il ne tarda pas, cependant, à réviser sa stratégie. Dès le début du mois de juin, une division détachée de l’armée de l’Ohio, commandée par James Negley, lança une reconnaissance en force depuis Nashville en direction de Chattanooga. Progressant rapidement, Negley se livra deux jours durant, les 7 et 8 juin, à un duel d’artillerie qui le renseigna sur la faiblesse des défenses de Chattanooga. Le général nordiste, toutefois, se trouvait en position isolée et ne voulut pas risquer d’être coupé de ses arrières. Il recula jusqu’à Murfreesboro, mais l’affaire servit d’avertissement à E.K. Smith. Conscient que la perte de Chattanooga rendrait caduc le déploiement de ses forces, il y fit concentrer l’essentiel de ses forces, soit un peu plus de 20.000 soldats. Ce mouvement conduisit à l’abandon, par les Confédérés, de la cluse de la Cumberland, solidement fortifiée, et qui commandait le principal accès au Tennessee oriental par le nord. Les troupes fédérales s’y installèrent le 18 juin.
Le 13 juillet, Forrest encercla la petite garnison nordiste de Murfreesboro, commandée par Thomas T. Crittenden, un neveu du sénateur du Kentucky John Crittenden. Arrivé la veille, pris par surprise, le général nordiste fut capturé avec la quasi-totalité de ses 900 hommes. La destruction du dépôt ferroviaire de Murfreesboro permit à Forrest de couper le Nashville & Chattanooga Railroad, fermant à Buell la possibilité de l’utiliser. Morgan, pour sa part, s’enfonça au cœur du Kentucky, faisant un total de 1.200 prisonniers en s’emparant des dépôts nordistes à Tompkinsville (9 juillet) et Cynthiana (14 juillet). Le raid de Morgan, plus spectaculaire encore que celui de Forrest, permit en outre au commandement sudiste de tirer de riches enseignements sur plusieurs plans. Morgan et ses hommes avaient été très bien accueillis par la population locale, en particulier autour de Lexington, où les sympathies pour la cause sécessionnistes étaient relativement importantes. Plusieurs centaines de volontaires rejoignirent la colonne sudiste, tant et si bien que Morgan termina l’opération avec davantage de soldats qu’il ne l’avait commencée. Ce résultat convainquit Davis qu’il suffirait d’envahir l’État pour que le Kentucky se soulève en masse et se range dans le camp confédéré, et le président sudiste ordonna à Bragg de mettre sur pied cette invasion.
La Confédération convoite le Kentucky
L’exécution de ce plan complexe, qui requérait une grande coordination entre les différentes armées impliquées, reposait sur un gentlemen’s agreement entre Bragg et Smith. Il était convenu entre les deux hommes que Smith, en dépit du caractère autonome de son commandement, deviendrait subordonné à Bragg une fois que leurs deux armées seraient réunies. Or, Smith était particulièrement jaloux de son indépendance, et avait ses propres ambitions. Davis aurait pu grandement simplifier le problème en le plaçant explicitement sous les ordres de Bragg, mais il n’en fit rien. Lorsque Smith débuta son offensive depuis Knoxville le 13 août, il n’était nullement pressé de venir à bout de la cluse de la Cumberland. Plutôt que de l’assaillir directement, il eut tôt fait de se convaincre qu’il était préférable de manœuvrer pour obliger les Nordistes à l’évacuer. Accessoirement, ce mouvement le conduirait à entrer au Kentucky sans plus attendre, permettant à Smith de s’attribuer seul les mérites de la victoire. Divisant ses forces, le général sudiste chargea Carter Stevenson de fixer les défenses nordistes tandis que lui-même emprunterait une route secondaire pour déboucher sur leurs arrières. Le 18 août, Smith parvint à ses fins. La garnison fédérale n’était pas complètement encerclée, mais elle dut abandonner la cluse de la Cumberland et se retirer vers l’est, s’enfonçant dans les montagnes et se trouvant hors-jeu pour le reste de la campagne.
Smith ne cacha nullement ses intentions à Bragg, obligeant ce dernier à modifier complètement ses plans. Confirmant à Van Dorn qu’il devait toujours mener les attaques de diversion initialement prévues, et le cas échéant venir le rejoindre, il quitta Chattanooga le 27 août. Au lieu de marcher sur Nashville, Bragg fit route droit vers le nord, par une route difficile à travers les Appalaches. Son objectif était désormais de rejoindre Smith à Lexington. En dépit de son caractère improvisé, l’offensive confédérée sema la panique dans les rangs de l’Union. L’armée de Buell était loin vers le sud, et ses adversaires étaient entre lui et Louisville, la principale base arrière des Nordistes dans l’Ouest. Toutes les troupes disponibles, y compris des milliers de volontaires fraîchement enrôlés, mal équipés et dépourvus d’entraînement, furent envoyées vers le Kentucky en toute hâte. Le général Horatio Wright fut chargé de diriger cet effort considérable, et Buell lui envoya son subordonné William Nelson afin de coordonner les troupes sur le terrain. Celles-ci, nouvellement organisées en une « armée provisoire du Kentucky », commencèrent à se concentrer à Richmond, dans l’est de l’État.
Infligée le même jour que celle, autrement plus importante en termes d’échelle, de la seconde bataille de Bull Run, la défaite de Richmond plongea le Nord dans l’angoisse et la consternation. Plus rien ne semblait pouvoir empêcher les Confédérés de marcher sur Louisville, à l’ouest, ou même l’Ohio, au nord. La panique s’empara des habitants de Cincinnati, où l’on enrôla de force les Afro-Américains de la ville pour constituer une brigade de terrassiers destinée à construire des fortifications. Buell s’était enfin lancé à la poursuite de Bragg, mais Morgan avait singulièrement compliqué sa tâche : lors d’un nouveau raid, le cavalier sudiste avait coupé la voie ferrée reliant Nashville à Louisville. Le 14 août, il s’était emparé de Gallatin, dans le Tennessee, et y avait provoqué l’effondrement du tunnel ferroviaire. La ligne était coupée pour de longs mois. Ce nouveau coup dur rendait incertaine l’issue de la course que se livraient Bragg et Buell pour parvenir le premier à Louisville. Ajoutée à celle du Maryland par le général Lee, l’invasion du Kentucky fit de septembre 1862 l’heure la plus sombre de la guerre pour l’Union.
Le Kentucky occupé
Au soir de la bataille de Richmond, les avant-gardes de l’armée de Smith avaient atteint Lexington, où la population réserva aux troupes confédérées un accueil des plus favorables. Smith avait pris soin d’emmener avec lui plusieurs milliers de fusils qu’il comptait bien distribuer aux Kentuckiens qui viendraient s’enrôler dans son armée. Dans ce domaine, ses espoirs furent rapidement déçus. Les politiciens et citoyens sécessionnistes du Kentucky multiplièrent les déclarations d’intention, mais dans les faits, peu étaient pressés de soutenir la cause sudiste les armes à la main. Comme l’a fait remarquer James McPherson, les Kentuckiens étaient lucides sur la portée réelle de l’offensive sudiste, qui n’était rien d’autre qu’un « raid à grande échelle ». Bragg et Smith n’avaient ni les effectifs, ni les moyens matériels nécessaires pour tenir durablement l’État. La population locale resta donc prudemment sur la réserve. Smith obtint malgré tout un succès symbolique, début septembre, en occupant Frankfort, la capitale du Kentucky. Il se mit ensuite sur la défensive en attendant l’arrivée de Bragg, se bornant à pousser quelques reconnaissances en direction de Louisville et Cincinnati. Le seul effet notable de ces dernières fut de pousser les Nordistes à accélérer leurs préparatifs militaires dans la région.
La situation militaire de l’Union était, du reste, des plus préoccupantes. Dans la course pour Louisville, Buell accusait un retard de plusieurs jours sur Bragg, une situation qui provoquait l’inquiétude de Lincoln et conduisit Halleck à aiguillonner régulièrement le chef de l’armée de l’Ohio. Le 14 septembre, Bragg atteignit le Louisville & Nashville Railroad à proximité de Munfordville, dans le centre du Kentucky, s’interposant de fait entre Buell et Louisville. Munfordville était défendue par une petite force de 4.000 hommes, eux aussi sans grande expérience, et commandés par le colonel John Wilder. Ce dernier refusa malgré tout de se rendre lorsque l’avant-garde sudiste atteignit sa position, et sa petite force bien retranchée repoussa les Confédérés lorsque ceux-ci lancèrent un assaut. Ce dernier avait coûté aux assaillants plus de 700 hommes, et Bragg fit prudemment mettre le siège devant la ville. Wilder et ses soldats tinrent pendant quatre jours, un répit qui allait s’avérer crucial dans la suite des opérations. Le 16 septembre, Buell atteignit Bowling Green, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Munfordville. Pressé d’en finir, Bragg ordonna un nouvel assaut pour le lendemain, mais offrit à Wilder une dernière chance de se rendre. Réalisant qu’il devrait cette fois faire face à toute l’armée ennemie, l’officier nordiste préféra épargner la vie de ses hommes et capitula.
Ayant fait, de son côté, un large détour pour ne pas avoir à affronter Bragg, Buell n’atteignit Louisville que le 26 septembre. C’était toutefois suffisant pour éloigner la menace qui pesait sur elle. Son armée y rejoignit les forces que William Nelson, vite remis de la blessure reçue à Richmond, y organisait. Surnommé « Bull » (« le Taureau ») en raison de son tempérament sanguin et de son langage fleuri, Nelson était un unioniste intransigeant, souvent prompt à suspecter de déloyauté les subordonnés qui n’accomplissaient pas assez bien leur devoir à ses yeux – et il en fallait peu. Nelson eut ainsi maille à partir avec le général Jefferson Columbus Davis, qu’il fit relever de ses fonctions le 22 septembre. Ce dernier, en dépit de son homonymie avec le président sudiste, n’était pas un traître pour autant, si bien qu’il digéra très mal les injures proférées par Nelson à son encontre. Lorsque les deux hommes se croisèrent le 29 septembre dans un hôtel de Louisville, le ton monta rapidement. Nelson gifla Davis, et ce dernier se vengea en empruntant le révolver d’un ami, avec lequel il tua Nelson en lui logeant une balle dans le cœur. Son meurtre priva l’Union de deux généraux, par ailleurs compétents, à un moment crucial – même si Davis fut relâché par la suite, poursuivit sa carrière militaire, et ne fut jamais jugé pour son crime.