Des conquêtes musulmanes ?
La plupart des historiens aujourd'hui emploient plus volontiers le terme « islamique » que conquêtes « arabes » ou « musulmanes ». En effet, longtemps les débats entre spécialistes ont porté sur les raisons qui avaient conduit les Arabes à quitter la péninsule pour s'attaquer aux deux plus grands empires de l'époque, les Byzantins et les Sassanides. Certains ont évoqué des raisons démographiques, économiques et sociales : les Arabes souffraient de surpopulation et de famine, et auraient migré vers le nord pour trouver des terres fertiles. D'autres affirmaient que c'était par zèle religieux que les conquérants avaient lancé leurs forces, afin d'offrir à Allah un plus grand territoire et plus de croyants.
La réalité semble un peu plus complexe. Il se peut que les Arabes aient eu besoin de trouver des terres plus accueillantes que l'aride péninsule, mais pourtant les conquêtes ont bien été militaires, des opérations planifiées et à l'organisation centralisée, pas de grandes migrations de population. La religion a certes tenu un rôle, mais en rien dans le sens « jihad » ou « guerre sainte » comme on l'entend aujourd'hui. Le jihad n'a été codifié que bien plus tard, et avant tout pour des raisons défensives, une fois les frontières de l'empire relativement stabilisées. Lors des conquêtes, si les combattants se battaient – aussi- pour Dieu, ils ne se battaient pas pour punir des populations païennes, et encore moins les convertir de force. L'objectif était avant tout le butin, vu d'ailleurs comme une récompense offerte par Dieu au guerrier méritant et survivant, le guerrier mort allant au paradis.
Surtout, les conquêtes ont eu un rôle politique. Les objectifs donnés, puis la réussite des opérations, ont permis au tout jeune Etat formé par Muhammad et ses successeurs (califes) de souder les Arabes et de légitimer le pouvoir organisé à Médine. C'est en cela que les conquêtes sont « islamiques » : elles ont contribué à la naissance et à la consolidation d'un Etat, dont le fondement idéologique était la religion musulmane.
La première phase de l'expansion de l'islam
Dès Muhammad, le regard des Arabes se porte vers le nord. En 629, soit trois ans avant la mort du Prophète, une petite armée conduite par son fils adoptif effectue un raid non loin de la mer Morte. L'objectif est probablement le butin, et une armée byzantine la met en fuite sans difficulté.C'est cependant à la mort de Muhammad que commencent véritablement les conquêtes. Il s'agit tout d'abord de soumettre les dernières tribus arabes qui n'obéissent pas aux ordres de Médine et du calife Abu Bakr. Certaines ne sont pas islamisées, et l'on voit apparaître de nouveaux prophètes autoproclamés. Cette « guerre de la Ridda » (apostasie) dure à peine deux ans, mais elle permet les premières incursions en Mésopotamie dès 633, quand le général Khalid ibn al-Walid défait les Lakhmides, alliés arabes des Perses, à al-Hira. Les Sassanides, même s'ils n'étaient pas visés par cette attaque, réagissent dès l'année suivante en battant une armée arabe à la bataille du Pont.
Les opérations sont menées quasiment dans le même temps, organisées depuis Médine par Abu Bakr et surtout le deuxième calife, 'Umar. Les armées sont commandées par de grands généraux, comme Al-Walid ou Amr ibn al-As. La conquête de la Syrie/Palestine se déroule en trois grandes phases : la première, entre 633 et 634, caractérisée par des engagements mineurs. La seconde, entre 634 et 636, durant laquelle les armées islamiques s'attaquent aux villes et s'engagent dans de grandes batailles, pour certaines décisives, comme celle du Yarmouk.
Enfin, de 637 à 647, le moment de la consolidation des victoires, suite à la prise de villes majeures comme Jérusalem, Antioche ou Damas. En Mésopotamie, les combattants survivants de la bataille du Pont ont réussi à se retrancher dans le désert, et sont rapidement rejoints par des renforts envoyés de Médine. Les Arabes harcèlent les Sassanides par des raids de plus en plus aigus, mais c'est une autre grande bataille, celle d'al-Qâdisiyya, sur la rive droite de l'Euphrate, en 636-637, qui marque un tournant. Les Perses sont écrasés, et ne cessent alors de reculer devant l'avancée arabe. La capitale, Ctésiphon, tombe ensuite, puis les armées islamiques poussent vers le nord (Caucase et Arménie), et l'est (Khurâsân), où se sont retranchés les Perses et leur roi, Yazdgird III, après la défaite de Nihâwand (642, ou 644-645). Ils ne peuvent résister que quelques années et, en 651, l'empire sassanide disparaît avec son dernier roi.
Parties de la péninsule Arabique, les armées musulmanes ont, en quelques années, conquis une bonne partie du Moyen Orient, de l'Irak à l'Egypte, en passant par la Syrie. Pour cela, elles ont battu les deux empires les plus puissants de l'époque : les Byzantins et les Perses sassanides. Si les premiers ont finalement résisté et ralenti l'avancée arabe, les seconds ont disparu en tant qu'Etat et dynastie ! Comment expliquer ces succès ? Et comment étaient vus les conquérants par les populations locales ?
Les raisons des succès arabes
Les débats entre historiens continuent pour tenter d'expliquer l'extraordinaire réussite des raids musulmans. On cite pêle-mêle l'importance de la ferveur religieuse, l'appât du butin, une éventuelle supériorité militaire, ou encore l'accueil favorable de populations locales opprimées par les deux empires rivaux, notamment Byzance. Les sources arabes (postérieures aux faits) insistent souvent sur la foi des principaux généraux arabes, et de leurs troupes, mais elle ne peut expliquer à elle seule les victoires. Et on le sait, les sources médiévales, chrétiennes comme musulmanes, associent toujours victoire et soutien de Dieu. Le butin a sans doute été un facteur non négligeable, surtout que les Arabes étaient déjà habitués à ce type de guerre lors des affrontements au sein même de la péninsule.
Cependant, les expéditions en Mésopotamie, en Syrie/Palestine puis en Egypte ont rapidement été autre chose que des razzias à la recherche de butin. Très vite, et en particulier dès le calife 'Umar, les opérations ont été centralisées depuis Médine, et les armées de plus en plus organisées. Les spécialistes ne sont pas toujours d'accord sur cette organisation, tribale ou non, tous s'accordent néanmoins pour dire que les armées arabes n'étaient pas des bandes désordonnées fondant sur l'ennemi, mais bien des troupes commandées et structurées, n'ayant au bout du compte rien à envier aux armées byzantines et sassanides. La motivation (que l'on peut lier à la ferveur religieuse tout comme à la poursuite du butin) était du côté arabe également, leurs ennemis employant beaucoup de mercenaires, sans oublier que Byzantins et Sassanides sortaient à peine de plusieurs années de guerres éprouvantes.
La supériorité des armées arabes n'est pas pour autant un fait. L'équipement des troupes califales n'est pas meilleur que celui des Grecs et des Perses. Les Arabes ne possèdent pas non plus de cavalerie lourde, à l'inverse notamment des Sassanides et de leurs éléphants (décisifs à la bataille du Pont). Certains historiens pensent même que les musulmans n'avaient pas à proprement parler de cavalerie : les chevaux amenaient les combattants sur le champ de bataille, les chameaux servaient à transporter toute la logistique. En revanche, les armées musulmanes ont pour elles la mobilité et la connaissance du désert, ce qui leur permet de rapidement se déplacer, ou de fuir et de se mettre à l'abri pour ne pas être exterminées suite à une défaite dans une bataille rangée. Quant à la poliorcétique, c'est le point faible des Arabes, ce qui explique leur volonté de prendre les villes par des traités (comme à Alexandrie) plutôt que par la force.
Il reste donc difficile d'expliquer les victoires arabes si l'on s'en tient uniquement à l'aspect militaire. L'usure des armées ennemies a probablement pesé, mais il faut peut-être également se tourner vers les réactions des populations locales.
Les conquérants vus par les populations conquises
La première chose sur laquelle il faut insister, c'est l'ignorance réciproque, en particulier sur la religion, et ce malgré les contacts commerciaux. Pour les populations byzantines ou perses (elles-mêmes très diverses), les Arabes ne sont pas des « musulmans », mais des « Agarènes », qui vient de Agar, la servante d'Abraham ; des « Ismaélites », issus d'Ismaël, le fils d'Abraham et d'Agar ; et des « Sarrasins » qui, selon les interprétations, viendrait du grec « sarakenoi », les gens de la tente, ou « sharqiyyûn », les Orientaux en arabe. La religion musulmane est inconnue. Les Arabes sont désignés comme des fléaux envoyés par Dieu afin de châtier les mauvais chrétiens de leurs pêchés, notamment l'Eglise byzantine vue par beaucoup de chrétiens orientaux comme une institution corrompue. Le châtiment est toutefois considéré comme temporaire, et nul ne craint une conversion forcée, car ce n'est pas la volonté des conquérants. Les Sarrasins ne sont pas vus comme les pratiquants d'une religion monothéiste concurrente du christianisme, mais le plus souvent comme des païens sans dieu, ou pratiquant une religion démoniaque et idolâtre.
Depuis le concile de Chalcédoine (451), les empereurs soutiennent la cause chalcédonienne, qui défend le dogme de l'unité des deux natures du Christ, divine et humaine. Ils s'opposent au monophysisme (et au miaphysisme), qui croit en la nature uniquement divine du Christ, et au nestorianisme, qui sépare strictement nature divine et humaine. L'organisation religieuse de l'empire, constituée de cinq patriarcats (Rome, Alexandrie, Antioche, Constantinople, Jérusalem) ne permet pas de véritablement dépasser ces antagonismes, qui s'aggravent durant la guerre contre les Perses. Néanmoins, ce sont surtout les persécutions ordonnées par Héraclius après la reconquête, qui provoquent une certaine hostilité envers le pouvoir impérial, plutôt que des querelles théologiques de fond.
Les populations locales sont également frappées par la hausse des impôts, et le fait que les Arabes les baissent à leur arrivée n'est pas anodin, même s'ils le font d'abord parce qu'ils ne peuvent pas gérer efficacement la lourde administration qu'ils trouvent, ce qui les conduit à garder en poste la majorité des fonctionnaires locaux.
La dernière explication avancée, très souvent, pour comprendre la réussite arabe, est leur tolérance religieuse. Il est vrai qu'ils ne poussent en rien à la conversion à l'islam. Ce n'est pas dans leur intérêt, car les non-musulmans doivent payer des taxes et accepter la soumission au nouveau pouvoir pour continuer à exercer leur religion. Il faut malgré tout nuancer l'accueil réservé par les populations locales aux conquérants. Pendant longtemps, une vision idéalisée a répandu l'idée que les Arabes avaient été accueillis en libérateurs. Les réactions ont été pourtant très diverses, partagées entre la négociation, la résistance ou l'indifférence.
Pour ces populations, qui pour beaucoup contestent l'autorité de Constantinople, l'arrivée des Arabes ne change finalement pas grand chose, si ce n'est l'identité des nouveaux dirigeants. Ce qui a permis au pouvoir arabe de rapidement s'installer et se structurer.
C'est finalement au sein même de l'Islam que les tensions apparaissent...
L'incroyable réussite des conquêtes islamiques pourrait laisser croire que les Arabes étaient tous unis derrière les différents califes. Pourtant, c'est très rapidement le contraire qui se produit. Dès la guerre de la Ridda, on a vu que le jeune Etat en construction, suite à la mort de Muhammad, avait dû combattre des rébellions au cœur même de la péninsule Arabique. Ce n'est rien en comparaison de ce qu'il advient quand il s'agit de donner des successeurs au Prophète, et notamment après la mort du premier d'entre eux, Abû Bakr. Peu à peu, l'Islam tombe dans la fitna, et les conquêtes finissent par s'essoufler...
La difficile succession d'Umar
Le second calife, grand artisan de la première phase des conquêtes, est assassiné en 644 par un chrétien, ou un zoroastrien, selon les sources. Avant de mourir, 'Umar a eu le temps de désigner son successeur, 'Uthmân, soutenu par les principales familles mecquoises, mais qui ne fait pas l'unanimité. A peine nommé, le calife place ses proches aux postes les plus importants, et se déclare « vicaire de Dieu ». De plus, il a pour idée d'imposer une version « officielle » du Coran. Dès la deuxième moitié de son califat, les tensions tournent au conflit armé : en 656, des soulèvements éclatent en Irak, mais ce sont des Egyptiens qui viennent à Médine pour assassiner 'Uthmân ! La crise ne fait alors que commencer.
Son ancien adversaire, Mu'âwiya, lui succède. Il fonde la dynastie des Omeyyades et installe sa capitale à Damas, en Syrie, province dont il avait la charge depuis les débuts de la conquête.
La conquête du Maghreb
La fitna a ralenti la conquête du Maghreb et de l'Ifriqiya, qui avait commencé dans la foulée de celle de l'Egypte.
En 670, le gouverneur 'Uqba ibn Nâfî fonde Kairouan (en Tunisie aujourd'hui), une « ville-camp » semblable à Fustât ou Kûfa. Les troupes arabes se retrouvent alors face aux Berbères de Kusayla, qui font preuve d'une grande résistance, notamment en prenant un temps Kairouan. 'Uqba tente un premier raid vers l'Atlantique au début des années 680, avant d'être tué dans une bataille contre les Berbères. Le calife omeyyade Abd al-Malik (685-705) relance les offensives en envoyant une armée de 15000 hommes, composée notamment d'alliés berbères. Kairouan est reprise, Kusayla tué. Pourtant, les années suivantes, les difficultés perdurent et les Arabes alternent succès et échecs. Carthage est prise, puis perdue. Tunis est fondée en 698, et tout s'accélère enfin au début du VIIIe siècle, quand une révolte berbère, menée par la Kahina, est écrasée (702). En 709, les Arabes occupent enfin Ceuta, tout proche de l'Espagne wisigothique.
La région, normalement contrôlée par les Byzantins, a été christianisée, surtout dans les villes, où le clergé est assez présent. Mais son départ précipité permet, à terme, une islamisation un peu plus rapide qu'en Orient, même si cela diffère selon les régions. Surtout, les Berbères rejoignent en nombre les rangs des armées musulmanes, et constituent le gros des troupes qui débarquent bientôt en Espagne wisigothique.
Al Andalus
Alliés au comte Julien de Ceuta (certains historiens remettent cependant en cause son rôle), les armées musulmanes, fortes d'environ 7000 hommes, débarquent donc en 711 et remontent rapidement vers le nord. Le roi wisigoth Rodrigue, occupé à combattre les Basques, doit faire route vers le sud pour contrer ce nouvel ennemi, mais son armée est écrasée, et lui-même tué, par les troupes de Târiq à la bataille du rio Guadalete, le 23 juillet 711. Les Arabo-berbères capturent les insignes de la royauté wisigothique, et prennent Tolède dans le même élan, pendant qu'une petite troupe se dirige vers Cordoue.
En 712, le gouverneur Mûsâ ibn Nusayr débarque à son tour avec 18 000 hommes, essentiellement des Arabes. Ils prennent relativement facilement des villes comme Séville, Mérida et Saragosse, puis Lérida sur la route de Barcelone et Narbonne. Mais le succès de Tariq et Mûsâ semble avoir éveillé les soupçons du calife omeyyade al-Walîd, qui les rappelle en 714. Mûsâ ibn Nusayr est emprisonné, et meurt en captivité en 716-717 ; on ne sait rien du sort de Târiq. Le fils de Mûsâ, Abd al-Aziz, lui succède comme gouverneur de la région. Beaucoup des prises de villes sont faites grâce à des traités, non par la force. L'exemple le plus connu est le traité dit de Tudmir (de Théodomir, un prince wisigoth), qui montre entre autres que les conquérants permettent aux populations locales de garder leur religion, en échange d'une soumission au nouveau pouvoir. Cela ne facilite pas pour autant les conversions et l'islamisation, qui est très irrégulière selon les régions, et ne se fait pas toujours sans réactions violentes.
Parallèlement, des divergences entre Arabes et Berbères voient le jour, au nord notamment, dans des régions frontalières, près de la petite monarchie chrétienne de Pélage, qui résiste à la conquête, et plus encore aux abords des Pyrénées, qui commencent, selon certaines sources, à être franchies vers les années 718-719. C'est là que tout se joue pour la suite, en particulier la confrontation avec l'Aquitaine et la Gaule franque.
De nouvelles crises frappent l'Islam
En Occident comme en Orient, les conquêtes finissent par se ralentir à la moitié du VIIIe siècle. Les raisons sont multiples, et ne tiennent pas uniquement à la résistance ennemie.
Tout d'abord, la dynastie omeyyade connaît de nouvelles crises dès les années 680, difficilement circonscrites par Abd al-Malik. En 744, une nouvelle révolte shiite éclate à Kûfa, puis c'est au tour des khârijites en 747 qui, avec l'aide de nombreux alliés, parviennent à prendre La Mecque et Médine avant d'être écrasés en 748. Le coup de grâce pour les Omeyyades vient d'Iran. Une mystérieuse « organisation clandestine », basée à Kûfa dès 718, étend son influence dans le Khurâsân les années suivantes. Les révoltes qui éclatent se réclament de la famille du Prophète par son oncle, al-Abbâs, mais aussi de la famille de 'Alî. Adoptant la couleur noire, en référence aux vêtements que Muhammad aurait porté lors de son entrée victorieuse à La Mecque, ils passent à l'offensive en 747. Tout l'Irak est touché, et le calife omeyyade Marwân II est battu à la bataille du grand Zab, en 750. Les Omeyyades survivants sont traqués, et seul Abd al-Rahmân parvient à s'enfuir en Occident, où il va fonder l'émirat de Cordoue. Un nouveau califat, qui prend bientôt pour capitale Bagdad, est fondé, dirigé par les Abbassides.
L'Occident musulman n'est pas plus calme que l'Orient. Si les Berbères se sont peu à peu islamisés, les tensions continuent avec les Arabes. Chaque gouverneur de la région connaît des problèmes, comme par exemple Yazîd ibn Abî Muslim qui est assassiné dans la mosquée de Kairouan (720). Vingt ans plus tard, les Berbères, pour beaucoup proches du khârijisme envoient une ambassade au calife omeyyade al-Walîd pour réclamer l'égalité de traitement avec les Arabes. Son refus provoque une grande révolte, qui manque de faire tomber le régime puisque Kairouan est assiégée. L'armée du gouverneur, renforcée par des éléments syriens, ne parvient à renverser la situation que grâce aux divisions au sein des khârijites. Les années suivantes, l'unité du Maghreb se désagrège peu à peu, des émirats indépendants sont proclamés un peu partout, comme Tunis en 744, ou Kairouan en 758. Le nouveau califat abbasside parvient un temps à conserver par la force l'Ifrîqiya, mais plus à l'ouest, où des principautés indépendantes se maintiennent, la situation s'aggrave au IXe siècle.
Enfin, Al Andalus est à son tour frappé par la crise, en lien direct avec le Maghreb, mais aussi ce qui se passe en Orient. Les défaites des armées syriennes au Maghreb ont provoqué l'afflux de troupes en al-Andalus, exacerbant les rivalités entre Berbères et Arabes et, au sein même des tribus arabes, entre Qaysites du nord et Yéménites du sud. La crise démarre à partir de 741, de façon très violente, une « guerre civile », qui provoque une vacance du pouvoir entre 741 et 746. Se met alors en place un émirat, dirigé par Yûsuf al-Fihrî. Mais une famine frappe la péninsule en 750, poussant des Berbères à partir pour le Maghreb, al-Fihrî perdant à cette occasion nombre d'alliés. Cela profite au parti des Yéménites, qui choisissent comme chef l'omeyyade Abd al-Rahmân, qui a fui la purge abbasside. Son accession au trône n'est pas immédiate. Il lui faut encore affronter l'émir al-Fihrî, membre de la famille Qurayshite, qu'il finit par vaincre en 756, avant de fonder l'émirat de Cordoue. La situation se stabilise enfin en al-Andalus.
Les échecs militaires
Outre les violentes crises, l'arrêt des grandes conquêtes s'explique par les échecs militaires. Le premier intervient devant les murs de Constantinople, capitale de l'Empire byzantin qui, au contraire de son rival perse sassanide, a résisté à l'expansion de l'Islam. Après des tentatives au milieu du VIIe siècle, les Arabes lancent une grande offensive en 717, menée par le général Maslama. La flotte arabe approche de Constantinople, dont la défense maritime avait été renforcée sous Anastase II. La ville est prête pour un long siège, protégée derrière ses murailles qui interdisent un assaut frontal. Malgré des renforts envoyés d'Égypte et de Syrie en 718, le siège est un échec, aggravé par la défection de marins égyptiens ; les Arabes se retirent.
Plus loin à l'est, les armées musulmanes ont poussé jusqu'à Samarkand, en Asie centrale. Mais dès les années 720, elles doivent reculer face aux armées chinoises, en Transoxiane. Le front est finalement stabilisé suite à la bataille de Talas (au Kazakhstan actuel), en 751. C'est certes une victoire musulmane, mais qui signifie le statu quo et l'arrêt de la poussée musulmane vers l'est pour plusieurs siècles.
Le duc d'Aquitaine, défait non loin de Bordeaux, semble alors avoir appelé à son secours Charles, maire du palais de la Gaule franque, pourtant farouche rival. Le Franc et l'Aquitain affrontent l'armée d'Abd al-Rahmân entre Poitiers et Tours. Le gouverneur andalou est tué. C'est principalement Charles, plus tard appelé « Martel », qui est le grand vainqueur, son succès lui permettant de mettre un pied en Aquitaine, au détriment d'un Eudes affaibli (il meurt en 735). La victoire de Poitiers ne signifie pas pour autant l'arrêt des incursions musulmanes. Echaudés par la défaite en Aquitaine, les musulmans décident de s'appuyer sur la base arrière de Narbonne, et les gouverneurs de Cordoue préfèrent envoyer ceux de Septimanie pour des raids et des ambassades afin de trouver des alliés contre le Franc. En 734, Yûsuf ibn Abd al-Rahmân al-Fihrî passe un accord avec un Provençal, le patrice Mauronte, qui lui permet d'entrer pacifiquement dans Avignon, puis d'occuper Arles. Charles réagit, mais pas en solidarité avec les chrétiens : il attaque la Provence, accompagné de son frère Childebrand, pour repousser les Sarrasins, mais surtout pour punir Mauronte de son alliance avec eux.
Les deux frères prennent Avignon en 737, puis se dirige vers Narbonne. Ils battent une armée de secours à Sigean, près de la rivière de la Berre, mais le siège de Narbonne est reporté. Sur le retour, Charles, semble-t-il exaspéré par le soutien des populations locales aux Sarrasins et à Mauronte, décide de détruire les murailles de Béziers, Agde et Nîmes. Il laisse son frère sur place, celui-ci devant à nouveau affronter une armée sarrasine, avant finalement de vaincre Mauronte, qui disparaît dans les Alpes. La Provence est soumise. La Septimanie reste sarrasine jusqu'en 759, date à laquelle le fils de Charles Martel, Pépin le Bref, prend Narbonne.
Comme en Provence vingt ans plus tôt, le soutien de la population aux Carolingiens ne semble pas avoir été garanti, finalement acquis contre la garantie de garder les lois wisigothiques. La chute de Narbonne est décisive, car les musulmans sont repoussés derrière les Pyrénées, après quatre décennies de présence dans la région. Les années suivantes, le roi Pépin les consacre à s'installer dans le sud ouest de la Gaule, en combattant l'Aquitaine, véritablement soumise aux Carolingiens sous Charlemagne. Il en profite pour nouer des relations avec des rebelles d'al-Andalus, avec par exemple Sulaymân, qui contrôlait Barcelone et Gérone, et qui tient un rôle central dans l'intervention de Charlemagne en al-Andalus en 778...
La fin de l'expansion musulmane ?
Les grandes conquêtes s'arrêtent bien au milieu du VIIIe siècle, en raison, on l'a vu, des graves crises que traverse l'Islam, ainsi que des résistances, franque à l'ouest, byzantine ou chinoise à l'est. Cependant, au cours du IXe siècle, les musulmans conquièrent les grandes îles de la Méditerranée, et au Xe siècle celle-ci est parfois considérée comme « un lac musulman », malgré la concurrence byzantine.
L'arrêt des conquêtes permet en outre le développement de relations diplomatiques, voire commerciales. C'est le cas, notamment, avec les Carolingiens. En Occident, ils continuent de nouer des liens avec les pouvoirs frontaliers qui contestent l'autorité de l'émirat de Cordoue (avec parfois des conséquences fâcheuses, comme le désastre de Roncevaux) ; et parallèlement, ils envoient des ambassades vers le califat abbasside, ayant pour rival commun l'Empire byzantin. Toutefois, ces échanges diplomatiques sont avant tout symboliques, n'ouvrant sur rien de concret.
S'il existe des relations autres que conflictuelles, la guerre n'est jamais très loin, avec par exemple les raids pirates en Méditerranée occidentale. Il faut finalement attendre le XIe siècle, avec la Reconquista puis les Croisades, pour que des affrontements d'ampleur reprennent entre Islam et Occident chrétien.
Bibliographie non exhaustive
- MICHEAU Françoise, Les débuts de l'Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, Téraèdre, Paris, 2012.
- BLANQUIS Thierry (dir.), GUICHARD Pierre (dir.), TILLIER Mathieu (dir.), Les débuts du monde musulman, VIIe-Xe siècle, PUF, Paris, 2012.
- SENAC Philippe, Charlemagne et Mahomet. En Espagne (VIIIe-IXe siècles), Folio, Gallimard, 2015 ; et L'Occident médiéval face à l'Islam, Flammarion, Paris, 2000 (1re édition 1983).
- KENNEDY Hugh, Atlas des guerres nomades, Autrement, Paris, 2005; et The Great Arab Conquests, Da Capo Press, Philadelphie, 2007.