Les 100 Jours
Napoléon s'ennuyait certainement dans le royaume lilliputien qui lui avait été concédé par le Traité de Fontainebleau, lors de sa première abdication. Malgré toute l'activité qu'il déployait pour embellir l'Île d'Elbe et accroître ses ressources, il se trouvait forcément à l'étroit dans ce minuscule Etat, lui qui était habitué à parcourir l'Europe et à lui dicter ses lois. La situation politique en France lui offre une possibilité de retour.
L'ennui de Napoléon se doublait du chagrin d'avoir perdu tout espoir de revoir son fils et sa femme, Marie-Louise, dont il connaissait l'infidélité, chagrin qu'atténuait à peine la présence de sa mère et de sa sœur et le rapide passage de Marie Walewska avec son fils. Pourtant, Napoléon n'aurait probablement pas quitté son royaume dérisoire, qui ressemblait déjà à une prison, puisqu'il y était sous la surveillance constante du commissaire britannique Campbell, si d'autres motifs, encore plus puissants, ne l'y avaient incité. Ces motifs tenaient à la situation intérieure française comme à la situation internationale.
Bref, un profond mécontentement montait au sein de la population qui dotait l'ancien Empereur d'un nouveau sobriquet, celui de père la violette, symbole des espoirs de ses partisans, cette fleur annonçant le retour du printemps. Napoléon était tenu étroitement informé de l'état d'esprit des Français. Il recevait de nombreux émissaires de France comme du royaume de Naples, où régnaient encore son beau-frère Murat et sa sœur Caroline.
Fleury de Chaboulon fut l'un de ceux-ci, mais il ne fut pas le seul et les informations qu'il transmit à son illustre interlocuteur ne furent pas aussi déterminantes qu'il l'écrivit. Cipriani, maître d'hôtel de Napoléon pendant les cents-jours, effectuait de fréquents séjours sur le continent, et d'autres visiteurs se rendaient dans l'île, dont un commerçant grenoblois, le gantier Dumoulin, qui devait faciliter ultérieurement le retour de l'Empereur en France par les Alpes.
La situation internationale engageait Napoléon à rêver d'évasion. La Russie, à la recherche d'un débouché sur les eaux chaudes, menaçait la suprématie britannique sur les mers ; ces deux puissances s'affrontaient déjà en Asie et au Proche Orient. La prétention des Russes au protectorat des peuples slaves se heurtait aux intérêts autrichiens dans les Balkans. La Prusse était disposée à céder sa part de la Pologne à la Russie contre la disparition à son profit du Royaume de Saxe, allié jusqu'à Leipzig de Napoléon ; mais l'Autriche, dont la domination sur l'Allemagne morcelée aurait ainsi été battue en brèche, était hostile à cet arrangement.
La France, qui parvenait péniblement à se réintroduire dans le jeu diplomatique, voulait rétablir les Bourbons de Naples sur le trône occupé par Murat ; mais les Anglais et les Autrichiens ne se montraient pas disposés à trahir leur allié de la dernière heure. Finalement, deux groupes antagonistes émergèrent, entre les illuminations et les valses du Congrès de vienne, avec d'un côté la Russie et la Prusse et, de l'autre, l'Angleterre et l'Autriche auxquelles se ralliait la France. L'Europe se trouvait à nouveau au bord de la guerre. Napoléon ne l'ignorait pas; il recevait de nombreux messages de Vienne, notamment de la part du baron de Méneval, attaché auprès de Marie-Louise ; il pouvait espérer jouer les arbitres.
Sortir d'une situation précaire
De toute manière, il n'avait pas le choix. Sa situation financière était d'autant plus précaire que le gouvernement de Louis XVIII refusait d'honorer la rente de deux millions octroyée par le Traité de Fontainebleau. De plus, le gouvernement royal stipendiait des sbires pour espionner l'Empereur, voire pour l'assassiner; la tentative fomentée dans ce sens par le chevalier de Bruslart, un ancien chouan normand, en relation avec les barbaresques, échoua mais le danger subsistait.
Quant à l'Angleterre, inquiète de la présence de Napoléon si près des côtes de France, elle réclamait sa déportation; on parlait de Malte jugée trop proche, des Antilles, des Açores, de l'Australie et enfin de Sainte Hélène. Napoléon pensait pouvoir résister quelques temps à une tentative d'enlèvement, mais il savait, qu'avec ses faibles moyens, cette résistance ne pourrait être qu'un baroud d'honneur.
Certains observateurs soupçonnèrent les Britanniques d'avoir volontairement facilité le départ de l'Empereur afin de se donner un prétexte pour le déporter. Cette hypothèse n'a jamais été confirmée bien que certains faits tendissent à l'accréditer, notamment le voyage à francs étriers, à travers la France, d'un Anglais qui annonçait aux échos que Napoléon s'était échappé alors que nul ne le savait encore.
Napoléon débarque à Golfe Juan
Le destin favorisa à nouveau l'Empereur qui parvint, avec sa petite flottille, à échapper à la surveillance de la croisière française évoluant en Méditerranée, ainsi qu’à la corvette anglaise qui naviguait dans les parages. Le 1er mars 1815, le débarquement, prévu initialement à Saint-Raphaël, d'où Napoléon était parti un an plus tôt, s'effectua dans les environs de Vallauris, devant quelques douaniers médusés, entre quatorze et dix sept heures. Le premier bivouac fut installé sur le rivage du Golfe-Juan, dans une région que Bonaparte, jeune officier, avait parcourue en 1794.
Une tentative sur Antibes, dirigée par le capitaine Lamouret, qui posa le premier les pieds sur le rivage, à la tête de 30 hommes d’élite, échoua ; 22 des huit cents soldats de l'île d'Elbe y furent faits prisonniers par le colonel Cunéo d’Ornano qui commandait la place. Cet incident sans gravité dissuada Napoléon d'emprunter la vallée du Rhône ; il savait la population de la Provence hostile, depuis son passage en 1814, au cours duquel il n'avait dû son salut qu'à un déguisement. Il décida donc de diriger sa marche sur les Alpes, selon les indications fournies par Dumoulin. Il pensait pouvoir y bénéficier d'un bon accueil de la part d'une paysannerie inquiète de la remise en cause des acquis de la Révolution. Ce changement d'itinéraire contraignit l'Empereur à abandonner deux petites pièces d'artilleries qu'il eût été difficile de traîner à travers les montagnes.
Pourtant, le soulèvement militaire n'avait probablement aucun rapport direct avec le débarquement du Golfe-Juan ; on pense qu'il était fomenté par les milieux républicains, sourdement travaillés par Fouché, peut-être pour couper l'herbe sous les pieds de l'Empereur.
La petite troupe impériale gagna Cannes où elle bivouaqua à proximité de la chapelle Notre-Dame de Bonsecours. Cambronne fut envoyé en avant-garde sur Grasse. Entre Cannes et Grasse, Napoléon rencontra le prince de Monaco ; Les deux hommes échangèrent quelques paroles. - Où allez-vous, lui demanda Napoléon? - Je retourne chez moi répondit le prince. - Moi aussi rétorqua l'Empereur. Napoléon ne suivit pas la route qui porte son nom: elle n'existait pas encore. Cette route recoupe par endroits celle de l'époque; à d'autres, elle s'en écarte et l'ancien chemin se perd dans les fourrés.
Le vol de l'aigle
Voici, sommairement retracé, l'itinéraire suivi par Napoléon et ses hommes: le 2 mars, campement dans la neige à 1000 mètres d'altitude, chemin faisant, l'Empereur remet une bourse d'or à la mère du défunt général Muiron. Le 3 mars, Castellane, où Napoléon rencontre le sous-préfet destitué par Louis XVIII mais pas encore remplacé, poursuite sur Barrême, pratiquement à la file indienne et dans la neige. Le 4 mars, après la chute de caisses de numéraire dans un ravin, arrivée à Digne, dont l'évêque fait grise mine, on y imprime les proclamations.
Le 5 mars, à Sisteron, où la forteresse eût pu arrêter la progression, si les atermoiements des troupes royalistes n'avaient pas laissé le passage libre ; il faut reconnaître, à leur décharge, que le débarquement fut d’abord pris pour le retour dans leurs foyers de quelques grognards fatigués de résider à l’île d’Elbe. Le soir, arrivée à Gap, où Napoléon reçoit un accueil enthousiaste qu'il paie de l'abandon de son drapeau. Le 6, à Corps, la petite troupe s'est renforcée des paysans des alentours qui l'escortent et souhaitent même s'y engager; à La Mure Napoléon félicite le maire qui a refusé de détruire le pont.
Napoléon séjourne deux jours à Grenoble, d'où il envoie un courrier à Marie-Louise pour l'inviter à le rejoindre; il en enverra d'autres tout au long de sa route, en pure perte. L'Empereur quitte Grenoble le 9 mars pour gagner Bourgoin-Jallieu, où la ville illuminée lui réserve une ovation, malgré l'heure tardive (3 heures du matin!). Le 10 mars, Napoléon atteint Lyon; le comte d'Artois, le duc d'Orléans et le maréchal Mac Donald avaient été envoyés par Louis XVIII pour défendre la seconde ville du royaume; le futur Louis Philippe Ier avait été éloigné de Paris parce qu'il affichait des idées libérales et que la famille royale s'en méfiait; les princes et le maréchal ne purent s'opposer au torrent.
Napoléon reste deux jours à Lyon où il rédige une dizaine de décrets et une nouvelle missive à Marie-Louise. Le 13 mars, il arrive à Mâcon, où il manifeste son mécontentement de la mauvaise défense de la ville en 1814. Le 14 mars, il est à Châlons-sur-Saône, où une députation de Dijon vient lui annoncer l'expulsion du maire et du préfet royalistes.
Les Cents Jours
Dans la nuit, Louis XVIII quitte les Tuileries pour se rapprocher de la frontière belge. Ce qui reste de l'armée royale se décompose; les soldats aux ordres du duc de Berry, chargés de s'opposer à Napoléon, abandonnés par leurs officiers, passent du côté de l'Empereur qui couche à Fontainebleau. Le 20 mars, Paris tombe progressivement aux mains des bonapartistes. Le drapeau tricolore est arboré sur les bâtiments publics. On n'attend plus que le grand homme. Il arrive bientôt et l'un des témoins de la scène de son entrée aux Tuileries, porté en triomphe par ses partisans, le général Thiébault, croit assister à la résurrection du Christ.
Quels enseignements peut-on tirer de cette fantastique reconquête du pouvoir sans tirer un coup de fusil? D'abord, que les couches populaires et les soldats approuvèrent largement le retour de l'Empereur. Ensuite que, sauf exceptions, les notables restèrent réservés, y compris les officiers supérieurs, tant que le dénouement ne fut pas sûr, et que beaucoup d'entre eux demeurèrent fidèles aux Bourbons. Masséna, par exemple, qui était à Marseille, se tint sur une prudente expectative.
L'Empereur, rétabli sur son trône, ne retrouva pas son pouvoir quasi absolu d'antan, loin s'en faut. Il lui fallut d'abord vaincre les dernières résistances royalistes. Le duc d'Angoulême, qui était à Bordeaux lors du débarquement, avait levé une armée dans le midi; cette équipée tourna court, le prince fut à nouveau exilé et Grouchy y gagna son bâton de maréchal. Napoléon dut ensuite composer avec les libéraux; Benjamin Constant rédigea les actes additionnels à la constitution de l'empire qui conféraient au nouveau régime une apparence démocratique. Napoléon abolit même l'esclavage qu'il avait rétabli en 1802.
L'enthousiasme populaire contrastait avec les réticences et les arrière-pensées des élites; le plébiscite qui entérina l'évolution du régime ne rencontra qu'un succès relatif, tant les abstentions furent nombreuses. Cependant les protestations de l'Empereur en faveur de la paix ne fléchissaient pas l'opposition de ses ennemis; l'intempestif commencement des hostilités par Murat en Italie, contre les vœux de son beau-frère, contribua évidemment à entretenir l'humeur des alliés, mais ce geste insensé ne fut pas décisif. La décision d'éloigner définitivement Napoléon était déjà irrévocablement arrêtée; Marie-Louise ne revint pas. La guerre était inévitable. Grâce aux efforts de l'Empereur, l'armée reconstituée était prête en juin, mais la nation dans son ensemble ne l'était pas. Et l'aventure des Cent jours finit tragiquement dans les champs de Waterloo le 18 juin.
Les émigrés de la seconde vague revinrent, plus ultras que jamais. La thèse d'un complot bonapartiste fut accréditée. Elle légitima la terreur blanche. Ney, Labédoyère, Mouton-Duvernet furent fusillés; Brune et Ramel, ce dernier déporté en fructidor comme royaliste, furent assassinés par des forcenés; le général Gazan, qui s'était trouvé par hasard à Grasse lors du passage de Napoléon, fut privé de commandement jusqu'en 1830, peine légère quand tant d'autres étaient exilés.
Les Cent jours contribuèrent pour beaucoup à forger la légende de l'Empereur; il tomba plus populaire qu'il ne l'avait jamais été. Mais, pour la France vaincue, condamnée à voir une grande partie de son territoire occupé pendant 5 ans et à payer des indemnités de 700 millions de francs, amputée des dernières conquêtes de la Révolution épargnées en 1814, cette chute finale, aux allures d'apothéose individuelle, fut une véritable catastrophe collective.
Bibliographie
- Les cent-jours ou l'esprit de sacrifice, par Dominique de Villepin, Tempus, mars 2002.
- Cent jours, La tentation de l' impossible mars-juillet 1815, de Emmanuel de Waresquiel. Texto, 2021.
- Histoire des Cent-Jour, de Charles-Éloi Vial. Perrin, 2021.