Jansénisme et Révolution
Le clergé français à la veille de la Révolution
Le clergé exerce un rôle central dans la société, à tous les niveaux, à commencer par les registres paroissiaux (mine de sources pour l’historien) et une bonne part de l’enseignement. Il est évidemment en situation de monopole en ce qui concerne l’assistance et la charité. En tant qu’ordre, il bénéficie également de nombreux privilèges, judiciaires et fiscaux, et est l’un des plus gros propriétaire du royaume.
Dans une atmosphère de désacralisation de la monarchie, le clergé tente de s’opposer à toutes les productions des « mauvais livres », en renforçant la censure par plusieurs ordonnances dans les années 1780. Le problème est que le roi ne le suit pas du tout dans cette voie ! Il semblerait qu’entre l’Eglise et les Lumières, le roi ait choisi les secondes, et ce jusque dans l’éducation, qui connaît une « sécularisation » dès l’expulsion des jésuites, au grand dam des évêques.
Protestants et juifs
La France est très majoritairement catholique, mais il ne faut pas oublier pour autant les minorités.
La situation des protestants est très contrastée, entre les persécutions durant le règne de Louis XIV et un certain optimisme pendant celui de Louis XV, en tout cas au tout début. Ils doivent finalement continuer à vivre dans la clandestinité, et ce jusque deux ans seulement avant la Révolution, avant l’édit de tolérance (1787).
Les préjugés sur les juifs sont toujours très puissants à la fin de l’Ancien Régime, et la question de leur émancipation ne se pose qu’au sein de quelques cercles restreints. Ils sont méprisés par l’essentiel du clergé, tandis que les cercles marchands et économiques leur sont résolument hostiles. Malgré l’influence des Lumières et une amélioration dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les juifs sont donc encore soumis à un véritable régime discriminatoire à la veille de la Révolution.
La pratique religieuse en France
La religion tient une place centrale dans la vie collective des Français de l’Ancien Régime, on peut même dire qu’elle la rythme. Cependant la laïcisation gagne du terrain, en particulier par le biais de la banalisation des fêtes profanes.
Les cahiers de doléances, le clergé et la religion
Les Etats généraux ont été convoqués fin 1788 pour se réunir le 1er mai 1789. C’est pendant cette campagne d’élection des députés que sont établis les cahiers de doléances, au nombre de 60 000, rédigés par les communautés rurales et dans les villes par les corps de métier.
La religion, et surtout le clergé, sont des sujets abordés dans ces cahiers, mais ne figurent pas parmi les principaux (un dixième selon M. Vovelle). On remarque que les notables de l’Ouest et de la Franche-Comté sont très critiques envers le clergé qui, dans ces régions, exerce un fort contrôle sur les mœurs des populations rurales. C’est à l’Ouest toujours que l’on demande le plus la suppression de la dîme et des réguliers, alors que ce ne sont pas forcément des régions où la dîme est la plus forte et les religieux les plus nombreux. Au contraire, dans le Sud-ouest, où la dîme est la plus élevée, on ne demande que sa réforme.
Pour ce qui annonce la future Constitution civile du clergé et les mesures les plus radicales de la Constituante (comme la vente intégrale des biens de l’Eglise), les revendications sont précisément localisées dans une zone continue allant de l’Ouest du Bassin parisien à la Bretagne ; ce sont dans ces régions que les notables du Tiers-Etat sont les plus anticléricaux, et c’est là aussi que les soulèvements contre-révolutionnaires seront les plus importants.
En revanche, la géographie des cahiers de doléances est différente quand on aborde des questions plus strictement religieuses et pas ecclésiastiques, comme la réduction du nombre de fêtes chômées. Les régions les plus revendicatrices sont alors le bassin méditerranéen, mais aussi une zone Picardie/Lyonnais, incluant la région parisienne. Des régions par la suite parmi les plus touchées par la déchristianisation.
Quant au clergé lui-même, les doléances sont en partie le reflet de ses divisions. La plupart des cahiers du clergé défendent les privilèges, le monopole religieux, et condamnent les édits de tolérance. On entend cependant quelques voix de curés, principalement pour revaloriser leur statut social. Ils sont soutenus en cela par certains cahiers de villageois du Tiers.
Toutefois, dans aucun de ces cahiers de doléances on ne remarque une quelconque remise en cause de la religion en tant que telle.
« Ce sont ces foutus curés qui ont fait la Révolution »
Cette célèbre citation est attribuée à un aristocrate anonyme, et si on ne doit pas la prendre à la lettre, elle illustre bien le déroulement des événements du printemps 1789. Il faut d’abord se demander quel est le poids du clergé (dans sa diversité) aux Etats généraux, puis s’intéresser aux actes de ses membres de l’ouverture des Etats généraux jusqu’à la nuit du 4 août 1789.
Aux Etats généraux, le clergé est représenté par 291 députés (sur 1139), dont l’essentiel (plus de 200) sont des curés. Il n’y a en effet que 46 évêques qui siègent pour le clergé. La plupart des membres du bas clergé sont pour le changement (même s’il y aura plus tard l’opposition abbé Grégoire/abbé Maury).
Dans les débats houleux de la réunion des Etats généraux à partir du 5 mai 1789, les curés jouent de plus en plus un rôle, à mesure que le Tiers résiste aux décisions du roi et aux pressions de la noblesse et du haut clergé. Suite à l’offensive de Mirabeau le 12 juin, trois puis seize curés quittent leur ordre pour rejoindre le Tiers ; parmi eux, le curé Jallet qui, aux prélats qui lui reprochent ce ralliement, répond : « Nous sommes vos égaux, nous sommes des citoyens comme vous… ».
Dans le même temps, le 17 juin 1789, c’est sous l’impulsion de l’abbé Sieyès que les Etats généraux sont transformés en Assemblée Nationale. Deux jours plus tard, à la majorité de ses membres, le clergé décide de s’unir au Tiers, alors que la noblesse choisit le camp du roi. Cela aboutit au Serment du Jeu de Paume, le 20 juin 1789, avec encore un rôle central de l’abbé Sieyès, et la présence entre autres de l’abbé Grégoire. Il faut cependant en partie relativiser l’adhésion du clergé à cet élan, car il demeure divisé, surtout chez les prélats, encore attachés aux privilèges. Et dans le contexte d’insurrection qui monte, dans les campagnes en particulier, les membres du haut clergé ne sont pas épargnés.
La nuit du 4 août
Les événements s’accélèrent, le roi est dépassé. Le 9 juillet, les députés proclament l’Assemblée Nationale « constituante ». Le 14 juillet 1789, c’est la prise de la Bastille. Le mouvement s’étend dans les campagnes, c’est la Grande Peur.
C’est dans ce contexte à la fois trouble et euphorique que se déroule la fameuse nuit de l’abolition des privilèges, toutefois bien préparée en amont. Durant cette nuit blanche du 4 août 1789, les membres du clergé ne sont pas inactifs, au contraire, puisqu’ils font partie des privilégiés. On assiste pourtant, parfois, à une surenchère de générosité de la part de certains membres de l’ancien ordre ou de la noblesse, avec des propositions croisées, comme la suppression du droit de chasse lancée par l’évêque de Chartres, à laquelle répond l’idée de la noblesse d’abolir la dîme…
Concrètement, les conséquences sont immenses pour le clergé, par des décisions le concernant plus ou moins directement : l’abolition des redevances féodales touche aussi les chapitres et les abbayes, et évidemment l’abolition des privilèges en tant que tels prive l’ordre (qui disparaît officiellement) de ses privilèges fiscaux. Le clergé est ensuite touché plus directement par la suppression du casuel (rétribution par les fidèles des actes religieux), proposée par des curés, et évidemment par l’abolition de la dîme. C’est ce dernier point, contesté même par Sieyès, qui a le plus de conséquences puisqu’il oblige l’Etat à subvenir aux besoins du clergé, privé de l’essentiel de ses revenus pour l’exercice du culte.
Le contexte aidant, il demeure un sentiment d’union et toujours un peu d’euphorie dans les semaines et mois qui suivent. On voit ainsi célébrations du culte et célébrations révolutionnaires se dérouler conjointement, et les curés prennent des responsabilités, en particulier dans les structures municipales. On se méfie bien plus des nobles que des prêtres. Cette « lune de miel » dure au moins jusqu’au printemps 1790, malgré quelques tensions et surtout l’apparition de réelles divergences lors de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen le 26 août 1789.
C’est finalement la Constitution civile du clergé du 24 août 1790 qui va mettre le feu aux poudres…
La montée des tensions
Ce sont d’abord des décisions, comme la suspension provisoire d’émission des vœux de religion (28 octobre 1789), la mise à disposition de la Nation des biens du clergé (2 novembre), alors qu’au début 1790 on discute de la citoyenneté des non-catholiques, protestants ou juifs.
C’est ensuite le débat sur la liberté religieuse qui se pose, durant la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789. Les discussions sont houleuses pour aboutir finalement à l’article 10 : « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ».
Avec l’approche de la fin de la Constituante, certains tentent en vain d’imposer un article faisant de la religion catholique la religion d’Etat, ou la « religion nationale ». Le 12 avril 1790, Dom Gerle va jusqu’à demander que le catholicisme soit seul culte public, provoquant une levée de boucliers, les Constituants cherchant à l’inverse à mettre sur un même pied d’égalité les différentes religions.
La suspension des vœux solennels, quant à elle, vise à attaquer les chapitres, les Révolutionnaires estimant que la liberté ne doit pas s’arrêter à la porte des couvents. Le décret Treilhard du 13 février 1790 permet alors aux religieux des deux sexes de se libérer de leur vœu, et de quitter leur monastère ou leur couvent, leur accordant une pension. Les congrégations sont elles épargnées, pour le moment, même si elles sont touchées par ailleurs par la confiscation de leurs biens (comme de tous ceux du clergé). Avec les ordres enseignants, elles sont toutefois supprimées le 18 août 1792.
La Constitution civile du clergé
La décision majeure dans la question religieuse est certainement le vote de la Constitution civile du clergé. Il s’agit d’organiser l’Eglise catholique, et le Comité ecclésiastique de l’Assemblée y réfléchit dès août 1789. Ce Comité est renforcé en février 1790 par des prêtres patriotes tant les tensions sont vives en son sein. La base de la discussion à partir d’avril est le projet de Martineau, un catholique gallican, qui veut clarifier les procédures de nomination des prêtres et éviter les privilèges, en particulier ceux issus de Rome. C’est la Nation qui devra rétribuer les membres du clergé. Se pose alors la question du pape, qui n’est pas consulté, et les tensions se font de plus en plus vives.
Le projet est malgré tout voté le 12 juillet 1790, sans réelle difficulté, et le roi l’accepte le 22 juillet. Cela ne calme pas pour autant les tensions, bien au contraire. Les protestations viennent essentiellement des évêques, qui veulent en appeler au pape (qui ne condamne la Constitution qu’en mars 1791), tout en réclamant un concile national – ce que Robespierre refuse. Cependant, c’est plus encore le serment constitutionnel qui met le feu aux poudres.
Le serment constitutionnel et l’explosion
Ce serment est une suite logique de la Constitution civile du clergé. Il répond au refus des évêques d’appliquer cette dernière. Le 27 novembre 1790, est donc votée l’obligation aux religieux fonctionnaires publics de prêter serment de fidélité à la Nation, à la Loi, au roi et à la Constitution. A l’Assemblée, seuls sept évêques prêtent serment, à la suite de Grégoire. Les Constituants sont surpris par ce manque d’adhésion et, en 1791, il y a un peu plus de 50% de « constitutionnels », c’est-à-dire ayant signé le serment, les disparités régionales étant souvent très importantes.
On peut donc parler de schisme au sein de l’Eglise de France, ce qui provoque des heurts et des violences au niveau local, tant à l’encontre des constitutionnels que des réfractaires, et ce malgré les efforts de l’Assemblée pour faire respecter la liberté religieuse tout en imposant l’Eglise constitutionnelle. Expéditions punitives, humiliations collectives, jusqu’à la lapidation, sont des pratiques qui se développent, et pas uniquement chez les Sans-Culottes.
Le 29 novembre 1791, les réfractaires activistes sont « suspects de sédition » ; le 27 mai 1792, ils sont susceptibles d’être déportés. La chute de Louis XVI le 10 août 1792 provoque elle aussi une grande émigration chez les réfractaires.
La déchristianisation
A ces tensions de plus en plus fortes autour de la question de l’Eglise, sans oublier des violences plus locales (dans le Sud) avec les protestants, s’ajoute une montée parallèle de l’anticléricalisme. L’année 1793 marque ainsi le début d’une période où le rejet du christianisme n’est le fait ni d’une révolte spontanée, ni du gouvernement révolutionnaire.
Le phénomène est déjà présent dans les fêtes révolutionnaires, depuis la fête de la Fédération le 14 juillet 1790. Dans le même esprit, la fête de la Régénération ou de l’Unité et de l’Indivisibilité des Français, le 10 août 1793, qui est un véritable cérémonial laïcisé, marque une date. Mais l’offensive intervient durant l’hiver de la même année, sur l’initiative de milieux politisés.
On assiste ainsi à des renoncements au culte dans des communautés rurales, ou à des manifestations antireligieuses sous l’impulsion de personnages comme Fouché, dans la Nièvre. Ailleurs, des églises sont transformées en temples de la Raison (c’est le cas de Notre-Dame le 10 novembre 1793), les prêtres sont mariés, et on pratique l’autodafé…Les régions les plus touchées sont la région parisienne, le Centre, le Nord, une partie de la vallée du Rhône et le Languedoc. Dans un esprit moins radical, le 5 octobre 1793, la Convention abandonne le calendrier grégorien pour le calendrier républicain.
Cette déchristianisation choque jusqu’au Comité du salut public et Robespierre, dans un discours du 21 novembre 1793, critique sévèrement « l’athéisme aristocratique ». A sa suite, la Convention condamne « toutes violences et toutes mesures contraires à la religion ». Cependant, la déchristianisation continue dans les campagnes jusqu’au printemps 1794.
La fin de la période de déchristianisation voit l’influence déiste de Robespierre grandir et apparaître, à la suite des autres cultes révolutionnaires, celui de l’Être Suprême. L’année 1795 est aussi celle de la première loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat…
Bibliographie non exhaustive
- J. Le Goff, R. Rémond (dir), Du roi Très Chrétien à la laïcité républicaine, XVIIIe-XIXe siècle, Histoire de la France religieuse, Points Histoire, 2001.
- Révolution et religion, de Christine Le Bozec. Passés composés, 2021.
- C. Langlois, T. Tackett, M. Vovelle, Atlas de la Révolution française (Religion), tome 9, EHESS, 1996.