La poussée démographique du XVIIIème
Durant toute l'époque moderne, la France s'affiche comme le poids lourd démographique de l'Europe, mais semble avoir atteint un plafond avec environ 20-22 millions d'habitants, la plaçant malgré tout loin devant ses voisins : 7 millions en Angleterre, 13 pour l'Allemagne et l'Italie, 8 pour l'Espagne. Au début du XVIIIème, la poussée démographique est générale en Europe, et le plafond français est dépassé petit à petit pour atteindre 25 millions en 1725, et 28 millions vers 1770.
Cette évolution procède avant tout d'un recul sensible de la mortalité, qui influence l'accroissement naturel. L'Ancien Régime se caractérise par un régime démographique traditionnel, avec une natalité importante (40 pour 1000), cruellement régulée par une mortalité importante (30 pour 1000) surtout chez les jeunes enfants, 1 sur 2 n’atteint pas l'âge adulte (« Il faut 2 enfants pour faire un homme »), l'espérance de vie n'excède pas 30 ans, et au final la population augmente peu. Dès le XVIIIème, la tendance s'inverse légèrement, la mortalité recule (surtout celle des enfants), la natalité reste aussi forte, augmentant ainsi le nombre des hommes.
Les périodes de cherté, dont sont conscients les contemporains voient souvent apparaître des périodes de disette. On ne peut plus se nourrir, non pas par manque de nourriture, mais parce qu’elle est devenue trop chère. On souffre de la faim par manque de moyens, et on meurt souvent après avoir mangé des repas infects : pain de son, soupes d'orties, viscères de bestiaux récupérés aux abattoirs... Emmanuel Leroy-Ladurie explique que l'on meurt principalement de maladies digestives à cause d'aliments avariés. Le corollaire de cet affaiblissement général des organismes est l'apparition d'épidémies mortelles décimant parfois des villages entiers (peste, variole...), faisant des ravages sur les plus faibles (jeunes enfants et vieillards), et la mortalité s'envole comme à Marseille en 1750 où une épidémie de peste emporte 50 000 personnes.
Une alimentation plus variée et régulière au XVIIIème siècle met fin petit à petit à ces épisodes catastrophiques. La situation climatique devient plus clémente par rapport au siècle précédent (Le petit âge glaciaire), les mauvaises récoltes se font plus rares. L'introduction de la pomme-de-terre et du maïs (5 fois plus nourrissant que le blé) ainsi que le développement des cultures maraîchaires permet aux organismes de mieux résister aux épidémies, aux carences très fréquentes et symptomatiques (gros ventre, problème de dents...). Les gens sont globalement mieux nourris et en meilleure santé.
Une certaine avancée de l’hygiène élémentaire conduit à préserver la santé des plus jeunes et des mères. Souvent les paysans vivent avec leurs bêtes, le fumier à leur porte contamine souvent l'eau du puits. Des progrès significatifs sont enregistrés lors de l'accouchement, qui était jusque là l'apanage de matrones au savoir empirique, peu regardantes quant à l'hygiène. Les accouchements médicalisés font leur apparition avec un environnement technique plus élaboré, un personnel formé. Citons l'exemple de Mme de Coudrai, sage-femme, qui obtient un brevet royal en 1756 l'autorisant à enseigner l'art de l'accouchement en province, ou l'accoucheur Mauquet de la Motte qui fait paraître en 1715 un Traité des accouchements naturels et contre nature. Globalement les mentalités par rapport à l'enfant évoluent, on est de plus en plus vigilant sur les mises en nourrice, à l'origine d'une mortalité effroyable chez des jeunes enfants élevés « comme des poules » et livrés à eux-mêmes la plupart du temps.
Ainsi, l'amélioration des conditions biologiques s'est accompagnée d'une hausse notable de la population, favorisée en cela par la paix.
Une agriculture en mutation
Cette poussée démographique s'accompagne d'une évolution agricole qui connaît dans le même temps des mutations importantes permettant d'assurer la subsistance de plus en plus de monde. On constate dans un premier temps des progrès de l'outillage. En effet, pendant des siècles il n'a que peu évolué. Il est en bois, souvent « bricolé », mais adapté aux pratiques culturales de l'époque qui débouchent sur des rendements médiocres. Cependant le « système technique » évolue. Cette notion présentée par Bertrand Gille décrit un ensemble cohérent de technologies constituant un stade identifiable de l'évolution des techniques et d'un système social correspondant. L'outillage paysan s'améliore, les revenus sont plus conséquents. Ainsi se développe la charrue avec plus de fer, un troisième cheval d'attelage est ajouté pour effectuer des labours plus profonds. La faux remplace progressivement la faucille.
Cette hausse de la production débouche par une meilleure spécialisation des terroirs. On distingue la France du Nord et de l'Est, espace de monoculture céréalière sur de grandes étendues, de la France du Sud et de l'Ouest, aux terroirs moins favorables, où l'on privilégie les cultures maraîchères. Les vignobles se spécialisent et mettent l'accent sur une production de qualité comme en Champagne par exemple. La Bretagne, pays herbeux, se concentre sur l'élevage, de même qu'en Normandie.
Enfin, qui dit plus de céréales dit plus de paille et de fourrage pour les bestiaux. Traditionnellement, le bétail est la ressource refuge en cas de difficulté, mais il est mal sélectionné et souvent maigre à cause des fréquentes crises fourragères. Le développement du bétail sur la période permet une meilleure fumure des terres. Certains paysans peuvent même vendre de la paille contre du fumier, qui jusque là était disponible en faible quantité, mal conservé, permettant une préparation des soles assez médiocre. Par ailleurs, les meilleurs approvisionnements en fourrage vont petit à petit permettre de supprimer les pratiques de vaine pâture et de clôturer les terres, l'enclosure, déjà pratiqué en Angleterre, qui voit petit à petit l’émergence de la propriété privée et faciliter l'implantation des techniques nouvelles citées plus haut.
Le XVIIIème siècle voit aussi le développement de nouvelles espèces de cultures, en particulier la pomme-de-terre et le maïs, tous deux importés d'Amérique à la fin du XVIème siècle. Le maïs, au rendement largement supérieur à celui du froment, permet d'obtenir une farine bon marché, moins chère que celle de seigle, d'orge ou de sarrasin. Au départ utilisé pour le bétail comme fourrage afin de palier aux récurrents problèmes de l'alimentation bovine, il vient au fur et à mesure en complément de l'alimentation des plus pauvres. Idem pour la pomme-de-terre, 5 fois plus nourrissante que le blé.
Indéniablement l'agriculture a le vent en poupe, comme le montre une littérature assez abondante traitant d'agronomie. Sous l'impulsion des Lumières et la pensée des physiocrates vers 1750, dont le chef de file François Quesnay met en avant l'importance de l'agriculture, seule branche jugée productrice de l'économie. Les physiocrates ont une grande influence chez l'élite aristocratique et les gros propriétaires terriens. On expérimente sur de nouvelles plantes à cultiver, de nouveaux systèmes d'assolement, etc. Par exemple, Lavoisier, chimiste, académicien et fermier général, est très investi dans cette démarche.
De nets progrès donc, par la conjonction de différents facteurs (outillage, nouvelles cultures, physiocrates...) qui permettent au secteur agricole, qui représente ¾ du produit physique au XVIIIème siècle, de connaître un meilleur rendement, une meilleure production, et de soutenir la croissance de la population.
La vie des paysans au XVIIIe siècle
Les progrès démographiques enregistrés sont assortis de lourds contrastes. En premier lieu la mortalité. Même si elle a baissé, la mortalité infantile reste effroyable car les progrès sont lents, l'hygiène reste sommaire, l'habitat collectif propice à la crasse, et la proximité des bestiaux propage toujours les maladies. L'alphabétisation fait des progrès, ainsi que l'instruction en générale. Mais l'ignorance reste malgré tout assez vaste surtout dans les campagnes. Un curé estime que dans sa paroisse de Bretagne, une part importante des décès est imputable à l'ignorance des matrones. S'ajoutent le poids des habitudes et la superstition, déjà dénoncés en son temps par Erasme au XVIème siècle. Les contemporains, généralement au fait de cet état des croyances populaires, sont bien conscients qu'il s'agit d'un frein. Les paysans amènent leurs bestiaux à l'église en vue d'une bénédiction pour protéger leur cheptel de la rage...
La misère reste le quotidien de la majeure partie de la population, majoritairement paysanne, rurale à 80%. Les crises, même si elles sont en recul n'en sont pas moins encore très présentes et le peuple reste soumis aux maladies (la peste de Marseille en 1750) ou aux aléas climatiques (le Grand Hyver de 1709) et chaque crise s'accompagne de phénomènes d'errance de gens fuyant la misère pour aller chercher un hypothétique meilleur sort ailleurs. La pauvreté débouche sur un fort endettement pour payer l'impôt, les semences, le matériel, souvent bien au-delà de la valeur des biens possédés. Laurence Fontaine évoque le cas d'une blanchisseuse de Lyon qui décède en laissant un patrimoine de 150 livres et une créance de 2000 livres, et ce cas n'a rien d'exceptionnel.
Une agriculture qui reste traditionnelle
D'un point de vue agricole, certes il y a des progrès, mais on ne peut pas parler de révolution agricole, loin s'en faut. Les progrès sont diffus et varient selon les provinces. Il s'agit bien souvent d'une accumulation de petites innovations qui au final constituent un progrès, mais très localisé. L'utilisation du fer reste une exception dans cette civilisation du bois, et la base familiale des exploitations agricoles n'est pas propice au progrès car le savoir se transmet de façon empirique.
La spécialisation des terres entraîne dans le Nord (essentiellement axé sur la monoculture céréalière) une grande fragilité en cas de mauvaise récolte, problème que rencontre beaucoup moins les paysans du sud où le climat et les terroirs permettent une culture plus diversifiée, même si le pain reste la base du bol alimentaire.
De fortes résistances s'affichent par rapport aux nouvelles cultures. Malgré les nombreux avantages du maïs et de la pomme-de-terre, ceux-ci restent principalement dédiés à l'alimentation bovine et ne servent de nourriture d'appoint qu'en cas de coup dur. Ces plantes ont du mal à s'imposer, malgré de bonnes dispositions pour le maïs dans le Sud. Ces résistances s'expliquent en partie par le fait qu'un petit paysan ne veut pas prendre le risque de « rater » une récolte d'une plante qu'il n'a jamais cultivé avant, ce qui signifierait la catastrophe pour lui. Pour le moment, on peut encore parler d'impérialisme des bledz, et même si des efforts sont faits, ils restent marginaux et ne concernent qu'une minorité de gros propriétaires. La jachère représente encore 27% de la surface cultivée en France en 1840.
Enfin, le système des enclosure largement utilisé en Angleterre dès le XVIIème siècle, est perçu comme une atteinte aux exploitations collectives. En clôturant les champs et en supprimant la vaine pâture, c'est tout un pan de la paysannerie qui se voit privé de ses ressources.
La croissance démographique résulte donc d'efforts en matière d'hygiène mais les progrès sont lents et différenciés selon que l'on soit à la ville ou à la campagne. L'agriculture quant à elle reste encore largement traditionnelle par de nombreuses résistances face aux novelletés.
Sources
- Arthur Young, Voyage en France. Texto, 2009
- Joël Cornette, Absolutisme et Lumières. Hachette Sup. 2008.
- Arlette Jouanna, La France de la Renaissance. Tempus, 2009.