Genèse d’une Histoire alternative
L’essai de Frank Stora et Loïc Mahé sous la direction de Jacques Sapir (Directeur d’études à l’EHESS et spécialiste de l’économie soviétique, notamment de l’économie de guerre) a été rédigé selon une méthode à la fois rigoureuse et originale. Fin 2004 à la suite d’une discussion sur un site internet portant sur la possibilité politique et militaire de la France de rester dans la guerre en juin 1940, un groupe de travail, composé de chercheurs et d’étudiants en stratégie français, mais aussi américains, britanniques, italiens, russes et japonais est mis en place. Il s’attelle à l’élaboration d’une chronologie historique alternative(ou Time Line selon le terme anglo-saxon consacré) nommée Fantasque Time Line (en référence au pseudo de l’initiateur du projet).
Cette chronologie, forcément spéculative, se veut d’emblée réaliste ou du moins plausible. Elle s’inscrit dans le cadre d’une « enveloppe technique des possibles », qui suppose une analyse rigoureuse des conditions techniques et matérielles pesant sur le second conflit mondial. Les auteurs ont accordé une attention poussée à la psychologie des acteurs de la période, et aux structures décisionnelles dans lesquelles ils évoluèrent historiquement. Ce second tome a du faire face au défi de l’éloignement progressif du point de divergence fixé au 6 juin 1940, confrontant ainsi les auteurs à une accumulation d’inconnues. Ils nous présentent ici une réflexion sur 17 mois de conflit, de janvier 1941 à mai 1942, bien différents de ce qu’il advint historiquement.
1941-1942 : Et si la France avait continué la guerre ?
En janvier 1941, malgré le « Sursaut » (dans cette histoire alternative, le terme « sursaut » fait référence au redressement politico-militaire français après la débâcle de mai 1940) et la conquête de la Libye italienne, la position des alliés face au IIIe Reich semble bien fragile. La République française dont les autorités se sont réfugiées à Alger est confrontée à de multiples défis tant institutionnels, qu’économiques et militaires. Comment la France peut elle continuer la guerre, les reins brisés avec des moyens forcément limités et dans une situation de dépendance de plus en plus croissante par rapport à l’aide américaine ? Le Royaume Uni n’est pas dans une situation beaucoup plus confortable, malgré le volontarisme de Churchill.
Il n’en reste pas moins que la présence des alliés tant en Afrique du Nord qu’en Corse et en Sardaigne (conquise de haut lutte l’année précédente) représente une source d’inquiétude pour le IIIe Reich. Ainsi qu’historiquement, l’Italie représente le maillon faible de l’Axe et Hitler avant de se tourner vers ses projets de conquête à l’est va devoir sécuriser son flanc sud. Les théâtres Méditerranéens puis Balkaniques vont bientôt se révéler décisifs.
Sur le plan militaire l’année 1941 s’ouvre par conséquent sur l’opération Merkur (historiquement l’opération aéroportée allemande visant à la conquête de la Crète en mai 1941.) offensive combinée de l’Axe sur la Corse et la Sardaigne. Allemands et Italiens y engagent l’élite de leur infanterie légère, parachutistes et troupes de montagne. La Luftwaffe et la Regia Aeronautica fournissent un effort maximal et la flotte italienne n’est pas en reste. Face à une telle démonstration de force, les efforts des alliés pour conserver les deux iles vont se révéler vains et la bataille est perdue après un mois de combats (17 mars 1941). La victoire de l’Axe est pourtant en trompe l’œil. L’arme parachutiste allemande aura bien du mal à se remettre de ses opérations en Corse, la Luftwaffe a perdu nombre de pilotes difficilement remplaçables et le potentiel aérien et naval Italien déjà bien affaibli, a peut être poussé là son chant du cygne.
Cette faiblesse Italienne est tellement criante qu’elle pousse la Grèce, largement influencée par les britanniques, à envahir l’Albanie suite à de nombreuses provocations de la part de Rome. La débâcle Italienne face à une armée grecque tout à fait à la hauteur de la tâche, comme le prouvèrent historiquement les combats de l’automne 40, est vite consommée. La présence italienne en Albanie n’est sauvegardée que par l’envoi d’un corps expéditionnaire allemand commandé par le général Rommel, surnommé par la suite le « Renard des Balkans. » Bien évidemment les auteurs nous offrent là un clin d’œil appuyé aux faits historiques, mais en tenant compte du passé de spécialiste du combat en montagne de Rommel et de sa faveur auprès d’Hitler, sa présence sur ce théâtre fait sens.
Avec l’intervention allemande en Albanie, ce sont tous les Balkans qui s’embrasent. Tandis que des troupes britanniques mais aussi françaises (commandées par le général Giraud dont les auteurs réhabilitent au passage les talents d’officier) débarquent en Grèce et que les aviations alliées se préparent à s’attaquer tant à la logistique allemande dans la région qu’aux champs pétrolifères roumains, la Yougoslavie bascule dans le conflit. Comme historiquement, envahie par l’Allemagne et ses satellites elle subit un assaut d’une grande violence. Une partie de ses armées peut néanmoins faire retraite vers des positions fermement tenues par les alliés.
Ainsi alors qu’historiquement la conquête des Balkans et de la Grèce continentale par l’Axe se termine le 30 avril 41, ici grâce à un engagement allié bien plus puissant, la campagne se prolonge jusqu’au 18 juillet. Si, une fois de plus les alliés ont été vaincus, ils n’en ont pas moins tiré d’importantes leçons sur les plans tactiques et opérationnels et infligé de lourdes pertes aux italiens et aux allemands. Des pertes suffisamment conséquentes pour forcer Hitler à reporter l’opération Barbarossa au printemps 1942… L’ « effet papillon », bien connu des amateurs d’uchronie, joue donc ici à plein et va permettre à l’Armée soviétique de bénéficier d’un an de répit pour se remettre des désorganisations induites par les purges staliniennes de la fin des années 30.
Si les théâtres méditerranéens et Balkaniques accaparent une partie significative de l’ouvrage, les auteurs n’en négligent pas pour autant les autres zones affectées par le conflit. Dans l’Atlantique la Kriegsmarine allemande mène une lutte encore plus déséquilibrée qu’historiquement puisqu’elle doit faire face à une Royale Navy secondée par une Marine Nationale aux effectifs importants. Cela nous vaut quelques beaux affrontements de surface, que les auteurs affectionnent, et notamment un combat d’anthologie entre le Prinz Eugen et le Bismarck d’une part et le Hood et le Richelieu d’autre part. Pendant ce temps l’Afrique orientale italienne par trop isolée agonise et les Britanniques sécurisent leur influence au Moyen Orient. L’Irak de Rashid Ali est repris en main avec l’aide des troupes françaises du Levant (ce qui ne manque pas de sel) puis vient le tour de l’Iran que Londres et Moscou s’entendent à soustraire à l’influence de l’Axe. Sont alors abordés des enjeux pétroliers et commerciaux qui engagent le futur du Moyen Orient.
Bien évidemment cette histoire alternative ne peut faire l’impasse sur les évènements d’Asie Orientale et notamment ceux en rapport avec les menées du Japon. Celui-ci soutient comme historiquement les revendications thaïlandaises sur plusieurs provinces du protectorat français du Cambodge. Un bref conflit s’en suit (qui historiquement eut lieu à l’automne 1940) et sert de prétexte au positionnement de troupes japonaises dans la région, en vue d’opérations ultérieures contre la Malaisie, la Birmanie et bien sûr l’Indochine. Celle-ci est fermement défendue par le gouvernement d’Alger et notamment par le général de Gaulle, ministre de la guerre, qui comprend bien que se joue là l’avenir de l’influence française en extrême orient. Malgré des moyens militaires français locaux limités, l’Indochine constitue une épine dans le pied de Tokyo qui s’achemine comme historiquement vers la guerre contre les alliés.
C’est là l’occasion d’évoquer le rôle des Etats Unis dans cette seconde guerre mondiale alternative. Sous l’impulsion du Président Roosevelt ceux-ci ne ménagent par leurs efforts pour soutenir Londres et Alger sans pour autant entrer en guerre. L’industrie américaine, renforcée par les commandes françaises redécolle plus rapidement qu’historiquement. Des officiers généraux américains comme Patton sont à bonne école auprès de leurs collègues français pour assimiler les leçons de la guerre mécanisée moderne. Des pilotes américains « infiltrés » au sein d’escadrilles françaises préparent discrètement la montée en puissance de l’USAAC (puis de l’USAAF). En secret, le programme qui vise à l’élaboration de la bombe atomique se met en place, avec le renfort appréciable d’Irène et Frédéric Joliot Curie…
Les derniers chapitres de l’ouvrage nous présentent la globalisation du conflit en deux étapes cruciales. Premièrement, l’entrée du Japon et des Etats Unis dans la guerre, après l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Puis la conflagration germano-soviétique le 17 mai 1942 avec le déclenchement de l’opération Barbarossa.
Si la guerre dans le Pacifique et en Extrême-Orient semble débuter en suivant le cours des évènements historiques (on pense notamment aux détails de l’attaque sur Pearl Harbor, un point qui pourrait être critiqué…) elle en diverge rapidement par la suite. En effet, la nécessité pour les Japonais de s’emparer d’une Indochine défendue avec courage, affaibli leurs offensives en direction de la Malaisie, de la Birmanie et des Philippines. Résultat à la suite d’une bataille dantesque Yamashita ne parvient pas à s’emparer de Singapour et au printemps le général MacArthur résiste encore à la tête des ses troupes à Corregidor.
Quant à l’offensive allemande contre l’URSS elle part sous de mauvais auspices. Il se trouve que depuis fin février l’Axe doit faire face au retour offensif des Britanniques et des Français qui avec l’opération Crusader/Croisade ont débarqué au Péloponnèse avec le renfort de troupes Grecques et Yougoslaves. Cette offensive fruit de la volonté de Londres et Alger de ne pas mener une guerre simplement défensive, tout autant pour des raisons de politique intérieure que de prestige international, mais aussi en vue d’opérations ultérieures dans le sud de l’Italie, s’accompagne d’attaques aériennes qui perturbent la logistique axiste sur le flanc sud de Barbarossa. Résultat même si le débarquement est contenu l’effort allemand en direction de l’est s’en ressent. Sans compter que le 17 mai, c’est une tout autre armée soviétique que celle de juin 1941 que la Wehrmacht affronte…
Au vu ce rapide résumé du contenu de l’ouvrage, il ne faudrait pas en conclure que celui-ci ne s’attache qu’à l’aspect militaire du conflit. Cet essai trouve aussi sa valeur dans de nombreux éclairages économiques, politiques et culturels. Avec leur sens de l’humour habituel, les auteurs nous content les destinées alternatives de quelques figures bien connues telles que Louis Ferdinand Céline, Saint-Exupéry ou Hubert Beuve Méry . Quant aux historiens ils ne sont pas en reste avec l’évocation de la carrière de Marc Bloch qui n’aura pas à subir le terrible destin qui historiquement fut le sien.
Centré sur un point de vue français du second conflit mondial ce 2éme tome est aussi l’occasion d’aborder les milieux politiques des deux côtés de la Méditerranée, c'est-à-dire ceux gravitant autour du Nouvel Etat Français collaborationniste de Pierre Laval et ceux perpétuant une IIIe République en pleine mutation à Alger. L’amateur d’histoire politique ne manquera pas d’apprécier les allusions à des intrigues et manœuvres historiquement survenues, tout comme la réflexion esquissée sur la souplesse institutionnelle d’une IIIe République souvent décriée.
Une uchronie distrayante
Tout comme le 1e tome, cet ouvrage constitue à ne pas en douter un exercice distrayant et passionnant pour tous les amateurs de seconde guerre mondiale. Bien que le style se veuille sobre, les auteurs ne négligent pas de nous offrir de beaux moments de bravoure, en hommage aux combattants de toutes nationalités. On notera cependant un tropisme naval qui pourrait déconcerter ceux qui ne sont pas au fait des techniques de guerre maritime. Une des grandes forces de cet ouvrage, qui lui évite de se résumer à une simple chronologie, reste les nombreux clins d’œil et allusions aux évènements historiques qui provoquent tout autant l’amusement que la réflexion. Ceux attachés au sérieux des sources et aux travaux universitaires devraient être convaincus tant par une bibliographie solide que par une passionnante postface. Celle-ci présente une analyse limpide des réflexions ayant conduit au développement de l’uchronie sur la période 41-42 et aborde des points de stratégie et d’économie souvent relégués en arrière-plan dans les études consacrées à la seconde guerre mondiale.
Et si la France n’est pourtant pas exempte de défauts. On reprochera ainsi à ce second tome, tout comme au premier, sa relative pauvreté en termes d’annexes. On aurait souhaité par exemple disposer de cartes plus précises et en plus grand nombre et l’ouvrage aurait gagné en clarté s’il y avait été inclue une chronologie simplifiée. D’autre part en dehors des férus d’histoire militaire, nombre de lecteurs pourront trouver certaines descriptions d’opérations et de combat indigestes.
Quoiqu’il en soit ce second tome représente un essai d’une grande originalité dans le contexte français et un divertissement de qualité. Ses plus de 700 pages refermées on attend avec impatience une suite qui si, elle venait à paraitre, devrait conduire cette seconde guerre mondiale alternative à une conclusion heureusement plus rapide que la nôtre…
1941-1942. Et si la France avait continué la guerre. De Jacques Sapir, Franck Stora, Loïc Mahé... Tallandier, avril 2012.