Longtemps laissée pour compte par l’histoire militaire, car sans doute vue comme triviale et parfois sordide, l’étude du combat en tant que tel n’a été réhabilitée que de manière relativement tardive. En France, on l’associe généralement à la Première guerre mondiale et au courant de l’historial de Péronne, avec une histoire du conflit centrée sur l’étude du quotidien, des consciences et des individus plutôt que sur celle des campagnes et des batailles. Une vision défendue notamment par l’historien britannique John Keegan, mondialement connu, ou par le Français Olivier Chaline, qui l’appelle « la nouvelle histoire-bataille » pour mieux la démarquer de l’ancienne – cette dernière faite de chronologies parfois vides de sens comme en témoigne le fameux poncif « 1515 Marignan ».
Des tactiques anciennes
Aujourd’hui international, ce courant est pourtant né aux États-Unis, et c’est l’étude historique de la guerre de Sécession qui l’a généré. Par un processus similaire à celui qu’on retrouvera en France au sujet de la Grande Guerre, c’est la disparition progressive des derniers vétérans du conflit, dans les années 1930 et 40, qui amena les historiens américains à s’intéresser à leur vécu et leur quotidien de soldats. Leurs mémoires, souvenirs et témoignages passèrent du statut de récits autobiographiques à celui d’objets d’histoire. L’un des pionniers de cette voie fut certainement Bell Irvin Wiley avec ses ouvrages sur la vie quotidienne de « Johnny Reb » et « Billy Yank », archétypes des soldats sudiste et nordiste, parus respectivement en 1943 et 1952.
De manière générale, le soldat en guerre passe beaucoup plus de temps à marcher ou à camper qu’à se battre. En dépit de cela, le combat demeure sans doute, dans une guerre, l’expérience paroxystique la plus marquante pour la majeure partie de ceux qui y sont confrontés. Comme l’écrit Chaline, « la bataille est apocalypse au sens de révélation » – autrement dit, c’est souvent dans le combat que se révèlent les tempéraments, les personnalités et les idéaux de ceux qui le livrent. Connaître la façon dont ils se battent, c’est donc faire irruption dans leur vie tout autant qu’en se penchant sur d’autres aspects plus tranquilles de leur quotidien.
En 1861, les tactiques en général n’ont que peu évolué depuis la fin des guerres napoléoniennes. On se bat toujours sur des espaces relativement réduits, excédant rarement les 150 ou 200 kilomètres carrés. Les unités demeurent rangées en formations serrées, comme elles l’ont presque toujours été depuis l’Antiquité. La raison de cette situation est essentiellement pratique. En l’absence d’autres moyens, la transmission des ordres est limitée aux capacités visuelles et auditives de ceux qui les reçoivent. Sur un champ de bataille du milieu du XIXème siècle, obscurci par la fumée que dégage l’utilisation de la poudre à canon et envahi par le vacarme assourdissant de l’artillerie et de la mousqueterie, celles-ci sont forcément très restreintes.
L’officier qui doit donner des ordres à ses soldats doit donc les garder à portée de voix pour ce faire, d’autant plus que l’entraînement des recrues ne met en rien l’accent sur l’initiative individuelle. Si les régiments portent des uniformes plutôt voyants et un, voire plusieurs drapeaux, ce n’est pas par coquetterie mais pour être en mesure de se voir et de s’identifier plus aisément. Transmettre des ordres et des informations le long de la chaîne de commandement nécessite le recours à des estafettes à cheval, porteuses – lorsqu’elles parviennent à les remettre – d’instructions orales ou écrites. Quant à la transmission par sémaphore, elle existe – et sera employée avec bonheur par les Confédérés à Bull Run en 1861 – mais son utilisation demeure aléatoire et limitée, étant dépendante de la configuration du terrain et de la visibilité. Tous ces facteurs rendent pour ainsi dire obligatoire de livrer bataille en ordre serré.
Une guerre de fantassins
À travers les âges, l’infanterie a largement mérité son surnom de « reine des batailles », mais ce ne fut peut-être jamais aussi vrai que durant la guerre de Sécession. Cette dernière fut réellement une guerre de fantassins. McPherson estimait que la proportion d’infanterie dans l’effectif total des deux armées était de l’ordre de 85% pour les Fédéraux, peut-être un peu moins pour les Confédérés qui firent un usage plus important de la cavalerie. Rien que dans le Nord, près de 2.000 régiments et unités diverses furent formés durant la guerre et sur ce total, environ 1.700 étaient des unités d’infanterie. Alors que jusque-là, la cavalerie avait souvent joué un rôle décisif même si elle était déjà numériquement minoritaire, c’est l’infanterie qui, pour l’essentiel, gagna la guerre de Sécession.
Les raisons sont variées. L’amélioration technique des armes à feu y a largement contribué. Par leur portée accrue, les fusils et les canons rayés ont fait du champ de bataille un endroit nettement plus périlleux qu’il ne l’était un demi-siècle plus tôt. Là où les balles sphériques de mousquet n’étaient guère dangereuses au-delà d’une centaine de mètres, les balles Minié des fusils rayés sont précises à 200 mètres, portent facilement à 500 et, dans un fusil adéquat entre les mains d’un tireur expert, peuvent encore faire mouche à près d’un kilomètre. Face à un tel feu, une charge traditionnelle de cavalerie avait toutes les chances d’être décimée avant même d’arriver au contact de l’ennemi.
Quant à l’artillerie, ce fut la géographie qui l’empêcha de donner sa pleine mesure durant le conflit. Napoléon Bonaparte, lui-même artilleur de formation, en avait fait un outil important de ses victoires, capable d’affaiblir l’ennemi avant les charges de cavalerie qui le briseraient ensuite. Les progrès apportés par les canons rayés, en termes de portée comme de puissance de feu, auraient dû la rendre meurtrière sur les champs de bataille de la guerre de Sécession. Elle ne le fut pourtant que rarement.
En 1861, les États-Unis sont encore en grande partie couverts de forêts, même sur la côte Est. Limitant la portée visuelle, cette caractéristique empêchera l’artillerie de donner toute sa mesure. En l’absence de moyens de communication permettant de recourir à des observateurs avancés, le tir indirect est limité à la guerre de siège, et les canons de campagne ne peuvent ouvrir le feu que sur des cibles que leurs servants voient. Un autre problème concernait la médiocrité globale du réseau routier et vicinal, obstacle au déplacement aisé de l’artillerie et a fortiori à sa concentration.
Contraints de se rapprocher dangereusement des lignes ennemies pour les pilonner, les artilleurs eurent par conséquent à subir le tir de l’infanterie bien plus souvent que par le passé, et ils furent parmi les cibles privilégiées des tireurs d’élite. En résumé, la guerre de Sécession fut livrée à une époque et dans des circonstances où l’infanterie était déjà notoirement mieux armée que précédemment, reléguant la cavalerie à un rôle secondaire, et où l’artillerie n’avait pas encore la puissance de feu meurtrière qu’elle aurait acquis un demi-siècle plus tard. Le contexte était donc particulièrement favorable à ce que l’infanterie domine le champ de bataille.
Manœuvrer en colonne
À tout seigneur, tout honneur, donc. À la veille de la guerre, l’instruction et l’emploi tactique de l’infanterie repose essentiellement, aux États-Unis, sur deux manuels. Le premier avait été rédigé en 1835 par Winfield Scott et entérinait, en substance, les tactiques issues des guerres napoléoniennes. Il avait constitué la norme durant la guerre contre le Mexique, un type de conflit auquel il convenait très bien – même si c’était surtout l’artillerie qui avait fait merveille dans le camp américain. Ce manuel avait été remplacé en 1855 par un autre, œuvre du capitaine William Hardee. Conjugué avec l’adoption du fusil Springfield modèle 1855, une arme maniable et relativement courte à canon rayé, le manuel Hardee mettait l’accent sur la rapidité de mouvement et les tactiques de l’infanterie légère. Il sera actualisé en 1862, au Nord, par Silas Casey, afin d’intégrer l’usage du Springfield modèle 1861, plus long et légèrement différent.
Dans l’un comme dans l’autre, l’influence française est patente. Outre les particularités du manuel Hardee concernant l’infanterie légère, sur lesquelles on reviendra, on retrouve chez Scott des tactiques similaires à celles que Napoléon Bonaparte avait employées et raffinées un demi-siècle plus tôt. Ainsi, la formation de base est la colonne. Généralement de quatre rangs de front, elle sert essentiellement aux déplacements (colonne de route) et à la manœuvre. Elle n’est, en revanche, plus guère utilisée au combat. Au début des guerres de la Révolution et de l’Empire, c’était encore la formation d’attaque privilégiée de l’infanterie, permettant de faire peser tout le poids d’une charge à la baïonnette sur un point précis de la ligne adverse.
Toutefois, les énormes trouées faites à Borodino (1812) dans les colonnes de l’infanterie française par les canons russes, persuadèrent les tacticiens de tous pays que l’assaut en colonne n’était plus une solution viable contre une position disposant d’un soutien d’artillerie adéquat. L’apparition des fusils rayés ne fit qu’aggraver le problème. La colonne servit donc essentiellement, durant la guerre de Sécession, à se déplacer. À ce propos, on notera qu’un régiment de plusieurs centaines d’hommes placé en colonne par quatre occupe déjà une certaine longueur. Qu’on multiplie par une moyenne de quatre régiments par brigade, trois brigades par division et trois divisions par corps d’armée, et l’on pourra se figurer la longueur considérable (plusieurs kilomètres) sur laquelle pouvait s’étirer une armée en marche – sans parler des attelages d’artillerie et des centaines de chariots transportant vivres, munitions et équipements divers.
Sur les mauvaises routes d’alors, répertoriées sur des cartes souvent approximatives – lorsqu’il y en avait – et rarement tenues à jour, de telles colonnes pouvaient provoquer de gigantesques embouteillages, si bien que le seul fait de déplacer une armée relevait parfois de l’exploit. Pour les soldats, ces marches n’étaient pas de tout repos. Certes, ils n’y étaient pas astreints au pas : même les manuels d’instruction, soucieux d’économiser leurs forces, recommandaient de ne l’employer que pour les manœuvres et les assauts. En revanche, leurs lourds uniformes en laine étaient peu adaptés à la chaleur estivale du climat nord-américain, et ils souffrirent considérablement des insolations et des coups de chaud.
Combattre en ligne
La formation de combat par excellence était donc la ligne, de deux rangs de profondeur. Celle-ci avait remplacé progressivement la ligne de trois rangs en usage jusqu’au début du XIXème siècle. Comme l’avait remarqué Napoléon Ier lui-même, une ligne de trois rangs de profondeur était moins avantageuse, car en faisant feu, le troisième rang devait consacrer plus d’attention à ne pas blesser les hommes du premier rang qu’à viser correctement. Parallèlement, une ligne de trois rangs n’offrait guère plus de chances de résister à une charge à la baïonnette.
L’avantage principal de la ligne était qu’elle permettait d’exploiter pleinement la puissance de feu de l’infanterie, ce qui devint particulièrement crucial avec l’avènement des fusils rayés. En outre, le large front qu’elle présentait réduisait l’efficacité du tir de l’artillerie adverse : si la cible qu’elle représentait était plus grande, elle était aussi plus dispersée. Ainsi, chaque coup de canon individuel faisait moins de victimes dans ses rangs. Le défaut majeur de la ligne était sa minceur, qui la rendait vulnérable à une attaque au corps-à-corps.
Ces derniers, cependant, furent très rares durant la guerre de Sécession. Ils le sont déjà de manière générale : le plus souvent, si l’assaillant n’est pas repoussé, les défenseurs se replient instinctivement avant le contact. Ainsi que l’ont montré des études récentes sur le combat, seul un assaut sur dix se termine par un engagement au corps-à-corps. C’est finalement assez logique, s’embrocher à coups de baïonnette étant une activité encore plus contre-nature que se tirer dessus debout en rangs serrés. Pour cette raison, les combats au corps-à-corps se terminaient généralement assez vite, avec la fuite ou la reddition d’une des deux parties engagées. Les pertes qu’ils causaient n’en étaient pas moins élevées, ce type d’engagement demeurant, par essence, brutal.
Pour les raisons déjà citées, les charges de cavalerie furent encore plus rares, surtout contre les positions défendues par de l’infanterie. De ce fait, l’emblématique formation en carré typique des guerres napoléoniennes perdit son utilité, et ne fut pour ainsi dire jamais employée. Il existait toutefois une alternative à la ligne : la colonne par compagnie. Dans cette formation, les compagnies qui composent chaque régiment sont déployées en ligne sur un seul rang, mais elles sont placées l’une derrière l’autre plutôt que côte à côte. On obtient ainsi une ligne de dix rangs de profondeur au lieu de deux.
La colonne par compagnie, hybride entre la ligne et la colonne d’assaut, fut parfois employée lorsque les commandants voulurent focaliser leur force d’attaque sur un point donné des lignes ennemies, dans un assaut à la baïonnette. L’idée de départ était louable : il s’agissait d’éviter que l’attaque ne se transformât en un long et meurtrier échange de tirs rarement décisif, surtout pour les assaillants. Néanmoins, une telle tactique offrait, comme l’attaque en colonne, une cible de choix pour l’artillerie ennemie, et les quelques tentatives s’achevèrent généralement en désastre.
Lors de la bataille d’Antietam (17 septembre 1862), par exemple, le général Mansfield déploya de cette façon le XIIème corps nordiste, constitué en grande partie de recrues inexpérimentées, et le mena à l’attaque. Les canons et l’infanterie sudistes l’accueillirent par un feu d’enfer : le corps d’armée fut rapidement mis hors jeu et Mansfield lui-même fut mortellement blessé. Même le IIème corps de l’Union, jusque-là considéré comme une unité d’élite, fut décimé dans une attaque du même genre à Spotsylvania Court House, le 9 mai 1864. Non seulement l’assaut échoua à enlever la position sudiste, mais le IIème corps subit de telles pertes qu’il ne fut plus, par la suite, que l’ombre de ce qu’il avait été jusque-là.
Bien plus que le choc, c’est le feu qui sera utilisé pendant la guerre de Sécession. À l’échelon régimentaire, les manuels en vigueur donnent au colonel un éventail assez large de possibilités quant à son utilisation. S’il veut maintenir un feu continu, il peut ainsi ordonner un tir par file : les deux hommes formant l’extrémité droite de la ligne font feu, puis ce sont leurs deux voisins de gauche, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le régiment ait fait de même. Le tir par rang est également utilisé. Dans ce cas, la rangée de derrière ouvre le feu d’abord, puis celle de devant.
Le feu
Existent également le tir par compagnie – chacune des dix ou douze compagnies du régiment ouvrent le feu l’une après l’autre – et le tir par aile, les deux moitiés droite et gauche du régiment faisant feu successivement. On y ajoutera, bien évidemment, le tir par salve, où tout le régiment fait feu comme un seul homme. Cependant, l’application de ces différentes procédures réclamait une certaine discipline, que les volontaires constituant l’essentiel des armées de la guerre de Sécession eurent beaucoup de mal à acquérir. Le plus souvent, seul le premier coup de feu était tiré en salve, les officiers laissant ensuite les soldats recharger et tirer à leur guise – c’est-à-dire, le plus souvent, aussi vite (et mal) qu’ils le pouvaient.
Comparativement aux armées européennes encore réglées comme des horloges, cette apparente indiscipline ne lasse pas de surprendre. Ses causes sont diverses. Il y a ainsi, probablement, une dimension « culturelle », si l’on ose dire. Les armées de volontaires de 1861 sont encore les héritières en droite ligne de celles ayant combattu pendant la guerre d’Indépendance. Ces citoyens-soldats, qui élisaient encore (au début de la guerre) leurs officiers, n’acceptaient d’exécuter les ordres que jusqu’à un certain point, et il fallut du temps pour en faire des combattants disciplinés. Ce n’est pas un hasard si les premiers mois de la guerre virent fleurir plusieurs manuels d’instructions spécifiquement adaptés aux volontaires. En outre, durant les combats livrés pour la guerre d’Indépendance puis les guerres indiennes, le marksmanship, l’habileté individuelle au tir, avait primé sur l’effet de masse.
Il existe d’autres raisons, techniques et doctrinales. Le feu de salve avait été adopté pour compenser la précision et la portée réduites des mousquets à canon lisse : une volée de balles avait plus de chances d’avoir un effet significatif sur l’ennemi que des tirs individuels. Les fusils rayés avaient rendu cette disposition superflue. Les armes étaient désormais suffisamment précises et puissantes pour qu’un tir « à volonté » puisse être efficace. De surcroît, le manuel Hardee avait mis l’accent sur les tactiques de l’infanterie légère, dans lesquelles les feux de salve étaient accessoires, et qui laissait davantage la bride sur le cou du soldat quant au contrôle de ses tirs.
Il est intéressant de noter que malgré tout, le tir de l’infanterie demeura, dans l’absolu, assez inefficace. Rien que dans le Nord, près de deux milliards de cartouches furent fabriquées, et des centaines de millions d’entre elles, au bas mot, furent tirées. Rien qu’entre mai et septembre 1864, les trois armées nordistes du département militaire du Mississippi en ont utilisé plus de 20 millions. En dépit de cela, le nombre total de tués et blessés, majoritairement par balles, n’excéda pas quelques centaines de milliers. En conséquence, on peut raisonnablement estimer que le taux de réussite au tir était de l’ordre d’une sur mille. Ce fut néanmoins suffisant pour assurer au conflit son caractère sanglant.
Attaquer : la quadrature du cercle
Au niveau de la brigade, l’officier commandant a toute latitude quant au déploiement de ses forces. Disposer ses régiments sur une même ligne aura l’avantage d’en employer immédiatement et au mieux toute la puissance de feu. En conserver un ou plusieurs en réserve sur une seconde ligne peut s’avérer avantageux que ce soit en défense, pour renforcer un secteur plus fragile, ou en attaque – afin de pouvoir en faire porter le poids sur un point faible du dispositif ennemi une fois que celui-ci a été repéré. Un des régiments peut également être déployé en avant de la ligne principale, en tirailleurs : il fera office d’élément de reconnaissance (en attaque) ou de piquet avancé (en défense).
Il est également possible de disposer l’un derrière l’autre les régiments, voire les brigades (dans le cas d’une division), afin de permettre un assaut décomposé en plusieurs vagues. En théorie, cette tactique pouvait être un bon moyen de saturer les défenses ennemies. Dans la pratique, elle s’avéra difficile à mettre en œuvre, car la première ligne, une fois bloquée dans son élan, empêchait les suivantes d’avancer. Les Nordistes en firent l’expérience à Fredericksburg (13 décembre 1862), où 14 brigades assaillirent successivement les positions sudistes. Chacune se retrouva rapidement bloquée par la précédente, le tout sous le feu meurtrier des défenseurs.
Parmi les solutions envisagées pour faire face à l’amélioration des armes à feu durant la première moitié du XIXème siècle, il y avait tout simplement… marcher plus vite. Jusque-là, les unités militaires marchaient lentement, sur un rythme de l’ordre de 75 à 80 pas par minute. Même au combat, elles ne passaient que peu de temps à portée de tir de l’ennemi et n’avaient pas besoin de s’en rapprocher plus vite. Lorsque les platines à percussion augmentèrent la cadence de tir, et les armes rayées, leur portée, les choses changèrent. Les armées adoptèrent un pas soutenu (quicktime en anglais), nettement plus rapide : environ 120 mouvements à la minute. C’est encore aujourd’hui la cadence réglementaire dans la plupart des armées du globe. Seules quelques unités ont conservé l’ancien pas lent, la plus connue étant la Légion Étrangère française.
Le pas soutenu fut donc la démarche standard du soldat de la guerre de Sécession au combat. En cas de nécessité, on pouvait recourir au pas de gymnastique (double quick). Il ne s’agissait plus de marche à proprement parler : à 165 pas/minute, les soldats trottinaient. Ce n’était pas non plus une course. Il n’était, en fait, pas possible de hausser davantage le rythme sans risquer de faire perdre sa cohésion à l’unité. Accessoirement, courir avec un fusil posé sur l’épaule (comme c’était prescrit par les manuels) était assez peu pratique. Ce n’était donc souhaitable que dans les derniers mètres d’une charge, juste avant le contact avec l’ennemi – si toutefois celui-ci ne s’était pas dérobé.
S’enterrer pour survivre
Si les tactiques offensives s’avérèrent à ce point problématiques durant la guerre de Sécession, c’est aussi parce que le conflit vit l’utilisation à grande échelle d’un élément nouveau, qui allait révolutionner l’art militaire pour les décennies à venir : la fortification de campagne. Une tendance déjà amorcée quelques années plus tôt pendant la guerre de Crimée, mais que la plupart des observateurs avaient échoué à comprendre, essentiellement parce que les opérations militaires s’y étaient, en grande partie, confondues avec le siège de Sébastopol.
Jusque-là, les fortifications non permanentes – redoutes, parapets, abattis, tranchées, forts en terre – avaient surtout été employés pour la guerre de siège. Elles permettaient de s’approcher des remparts ennemis tout en restant à couvert, et de positionner son artillerie à l’abri des canons adverses. Ces travaux de terrassement devinrent un élément incontournable de la poliorcétique à l’époque moderne, à tel point que l’expression « ouvrir la tranchée » devint synonyme d’entamer un siège.
Malgré tout, ils avaient aussi servi, occasionnellement, en rase campagne. Une armée sur la défensive pouvait les employer pour renforcer sa position. La construction de redoutes était particulièrement utile pour garder ou bloquer un point de passage obligé, comme par exemple celles mises en place par les Russes à Borodino sur la route de Moscou, et dont les Français s’emparèrent en 1812 au terme d’une des plus sanglantes batailles rangées de l’histoire. Néanmoins, la relative inefficacité des mousquets ne nécessitait pas, alors, de rechercher constamment le couvert.
Quant au tir de l’artillerie, ses effets pouvaient être largement atténués en disposant les troupes légèrement en arrière d’une ligne de crête. Cette tactique du reverse slope, popularisée par le duc de Wellington lors de ses campagnes dans la péninsule ibérique, sera d’ailleurs réutilisée avec succès par « Stonewall » Jackson lors d’une des premières batailles importantes de la guerre de Sécession, celle de Bull Run (21 juillet 1861). De manière générale, l’exposition au feu demeurait suffisamment brève pour que le fait de creuser des retranchements durant des batailles qui, de surcroît, s’étalaient rarement sur plus d’une journée, soit considéré comme superflu.
Mais les armes à feu rayées allaient changer la donne. Avec des fusils dont la portée utile pouvait dépasser 500 mètres, et des canons qui demeuraient précis jusqu’à deux kilomètres voire au-delà, le champ de bataille devenait un endroit nettement plus dangereux qu’il ne l’avait été jusqu’alors. Le combattant, qui jusque-là n’était guère exposé que durant la dernière phase d’un assaut, n’était plus en sécurité nulle part. Soldats et officiers apprirent donc, durant le conflit, à chercher le couvert à chaque fois que c’était possible.
Un autre facteur déterminant fut la nature même de la formation dispensée aux officiers avant la guerre. Bien qu’elle formât des cadres polyvalents, l’académie militaire de West Point mettait essentiellement l’accent, dans l’éducation qu’elle dispensait, sur les tactiques et techniques du génie. La défense du pays reposait avant tout sur son système de fortifications côtières, et West Point formait donc des ingénieurs militaires pour le construire et l’entretenir. Ce n’est pas un hasard si nombre des officiers sortis de l’académie quittaient ensuite l’armée pour devenir ingénieurs dans le civil.
Ces diplômés de West Point formèrent la majeure partie des généraux qui servirent dans les deux camps durant la guerre. Leur formation les inclina par conséquent à faire établir des fortifications provisoires aussitôt qu’ils le pouvaient, et la pelle comme la pioche devinrent rapidement aussi familiers des soldats que l’étaient leur fusil ou leur havresac. Robert Lee gagna ainsi auprès de ses hommes le désagréable surnom de « l’as de pique » (ace of spades en anglais ; il s’agit d’un jeu de mots car spade signifie aussi « pelle ») après avoir ceinturé Savannah, puis Richmond, de kilomètres de tranchées et d’innombrables forts et batteries au début de la guerre.
Au départ, les combattants utilisèrent tout ce qu’ils purent trouver comme couvert sur les champs de bataille : clôtures et murets abondaient dans les terres agricoles, et même un chemin creux pouvait offrir une excellente protection – comme ce fut le cas à Shiloh (6-7 avril 1862) et Antietam (17 septembre 1862). Le talus d’une voie ferrée inachevée servit même de retranchement lors de la seconde bataille de Bull Run, en août 1862. Avec un minimum d’aménagements, ces éléments du champ de bataille pouvaient même devenir de redoutables positions fortifiées, comme le fut le mur de pierres courant le long des Marye’s Heights à Fredericksburg ou celui coiffant Cemetery Ridge à Gettysburg (1-3 juillet 1863).
La fin de la guerre vit la généralisation de retranchements plus élaborés, rendant les assauts particulièrement meurtriers et forçant l’attaquant à établir un véritable siège s’il ne pouvait contourner l’obstacle. Les lignes que les Confédérés avaient fortifiées autour de Spotsylvania Court House furent le théâtre d’une des batailles les plus acharnées de toute la guerre en mai 1864, et dès le mois suivant, la bataille de Petersburg se figea en une guerre de tranchées préfigurant, avec cinquante ans d’avance, celle qui caractériserait la Grande Guerre.
Si elle fut, pour l’essentiel, livrée avec les tactiques traditionnelles de l’infanterie lourde, la guerre de Sécession n’en réserva pas moins une place notable à celles, plus récentes, de l’infanterie légère. L’influence du manuel Hardee de 1855, déjà évoquée, était d’autant plus importante qu’au cours de la décennie précédente, l’infanterie fédérale n’avait guère affronté que des Amérindiens, contre lesquels le combat se résumait le plus souvent à des escarmouches en ordre dispersé.
Une mode française
Comme dans beaucoup d’autres domaines de la chose militaire, l’armée américaine était alors largement influencée par sa contrepartie française. Le prestige de cette dernière, malgré sa défaite finale de 1815, était alors inégalé. Elle restait alors sur une série de victoires, remportées face aux Néerlandais (siège d’Anvers, 1832), aux Russes (guerre de Crimée, 1853-56) et aux Autrichiens (guerre d’Italie, 1859), sans parler de la conquête de l’Algérie (à partir de 1830). L’armée française passait surtout pour être à la pointe de la modernité, tant technique que tactique, et était vue par conséquent comme un modèle à suivre.
C’est aussi de France que vint l’intérêt pour l’infanterie légère. Dès les guerres de la Révolution et de l’Empire, l’armée française créa des régiments d’infanterie légère, distincts de ceux d’infanterie de ligne. Leur entraînement mettait l’accent sur la rapidité de mouvement et la précision du tir individuel. Ces unités étaient utilisées prioritairement pour les manœuvres exigeant un déplacement rapide, en particulier sur terrain difficile, ainsi que pour couvrir les flancs de l’armée et mener des opérations de reconnaissance et de harcèlement. Toutefois, en dehors de ces missions, ces régiments combattaient en rangs serrés, comme l’infanterie de ligne.
Les choses changèrent à partir de 1838 sous l’impulsion du duc d’Orléans, le fils aîné du roi Louis-Philippe. De son expérience d’officier en Algérie, le jeune prince avait tirée l’idée de faire combattre l’infanterie légère en ordre dispersé, non plus seulement lors de missions spécifiques, mais en permanence. Il fit créer cette année-là les premiers bataillons de chasseurs à pied. Libérés de l’obligation de combattre en ligne, ces soldats devaient se déplacer en courant, pouvaient tirer à volonté et se voyaient encouragés à prendre des initiatives – chose relativement nouvelle tant les armées européennes avaient, jusque-là, fonctionné dans un respect rigide de la chaîne de commandement.
Les chasseurs à pied comptaient sur leur rapidité de mouvement et leur usage du couvert pour se rapprocher des lignes ennemies, et sur leur meilleur entraînement au tir pour abattre leurs adversaires. En théorie, ils pouvaient ainsi prendre le dessus sur l’infanterie de ligne en limitant leurs pertes. Dans la pratique, ce concept ne résista pas à l’épreuve des faits. Les armées européennes déployaient désormais une puissance de feu autrement supérieure à celle des guerriers d’Abd-el-Kader en Algérie. L’expérience de la guerre de Crimée, face aux tranchées qui ceinturaient Sébastopol, montra aux Français qu’ils avaient fait fausse route, et les chasseurs à pied apprirent à « rentrer dans le rang » au sens littéral du terme.
Une utilisation problématique
Ironiquement, les Américains commencèrent à s’intéresser aux tactiques de l’infanterie légère au moment précis où l’armée française était sur le point de les délaisser. Le fusil Springfield modèle 1855, doté d’un canon relativement court lui conférant une meilleure maniabilité que les mousquets traditionnels, se prêtait admirablement à ce type de combat. En outre, les engagements contre les Indiens présentaient de grandes similitudes avec ceux que les Français avaient livrés en Algérie. Le contexte se prêtait donc à diffuser au sein de l’armée américaine la « mode » des chasseurs à pied.
Le manuel Hardee consacrait donc d’importants passages à la formation en ligne de tirailleurs (skirmish line). Il s’agit d’une ligne simple et clairsemée, au sein de laquelle les soldats sont espacés d’au moins un yard (0,91 m), généralement deux. Ainsi déployé, un régiment peut facilement couvrir le front d’une brigade entière. Les tirailleurs peuvent ainsi tenir l’ennemi à distance tandis que la brigade s’organise, mener des reconnaissances – surtout en l’absence de cavalerie – ou bien harceler l’adversaire. Ils étaient, chose relativement nouvelle, entraînés à se servir du couvert et même à faire feu en position couchée.
La ligne de tirailleurs fut abondamment utilisée au cours de la guerre, même si elle ne fut jamais la formation principale de l’infanterie. De fait, disperser les hommes revenait aussi à éparpiller leur puissance de feu, et on a vu que sans un entraînement adéquat – dont les volontaires bénéficiaient rarement – l’habileté au tir des combattants était toute relative. Malgré tout, la ligne de tirailleurs se montra utile et parfois même décisive en plusieurs occasions, comme à Chancellorsville (3 mai 1863) où deux régiments nordistes déployés de cette manière ralentirent suffisamment la progression des Confédérés pour permettre à l’Union de s’établir sur une nouvelle ligne de défense.
Une telle formation n’était cependant guère adaptée à l’offensive. Il y eut bien quelques tentatives pour employer les tactiques de l’infanterie légère à plus grande échelle. La plus connue est celle faite par le colonel nordiste Morgan Smith durant la bataille du fort Donelson (15 février 1862). Smith, qui se tenait crânement à cheval derrière son régiment de tête, avait ordonné à celui-ci de progresser par bonds successifs, courant quelques dizaines de mètres avant de se mettre à plat ventre pour éviter les salves de l’ennemi. Ses hommes purent ainsi s’approcher des retranchements adverses et les prendre d’assaut en limitant leurs pertes.
Malgré ce succès, cette tactique ne sera que rarement employée par la suite. Les officiers voyaient en effet avec un certain scepticisme une formation où les soldats risquaient d’échapper à leur contrôle direct. De surcroît, elle était vue comme étant de nature à nuire à la cohésion de l’unité. Combattre efficacement de cette manière nécessitait un entraînement prolongé que les volontaires de la guerre de Sécession ne possédaient pas. Enfin – et surtout – le succès de cette tactique reposait sur l’utilisation par l’adversaire d’un feu de salve, qui permettait à l’assaillant d’avancer pendant que les défenseurs rechargeaient leur fusil. Un tir par file ou à volonté annulait l’effet escompté, et l’apparition d’armes à répétition, vers la fin du conflit, ne fit qu’aggraver le problème. Si les soldats se couchèrent fréquemment, ce fut le plus souvent en défense, pour échapper au tir de l’artillerie en l’absence d’autre couvert, ou pour se dissimuler.
Tireurs d’élite
Une des nombreuses nouveautés de la guerre de Sécession fut le recours élargi aux tireurs de précision. Le concept n’était pas nouveau, pas plus que les armes rayées d’ailleurs. Des fusils rayés existaient dès le XVIIIème siècle, mais leurs balles sphériques devaient être littéralement forcées dans le canon, ce qui impliquait un rechargement de l’arme difficile et long, toutes choses peu pratiques sur un champ de bataille. Pour cette raison, ces armes n’étaient distribuées qu’à quelques très bons tireurs et n’étaient par conséquent employées qu’à très petite échelle.
L’invention de la balle Minié permit la généralisation du fusil rayé, changeant ainsi la donne en permettant la fabrication d’armes très précises et d’utilisation plus aisée. Dès le début de la guerre de Sécession apparut l’idée de former des unités entières constituées de tireurs d’élite. Hiram Berdan, un ingénieur qui passait pour être le meilleur tireur de l’État de New York, proposa au département de la Guerre la création d’un régiment constitué des meilleurs tireurs de tout le pays. Le président Lincoln ayant intercédé en sa faveur, Berdan obtint rapidement gain de cause. Pour être enrôlé, chaque candidat devait se montrer capable de placer consécutivement dix balles à l’intérieur d’un cercle de 25 centimètres placé à 180 mètres de distance.
L’initiative eut un tel succès qu’on eut assez de soldats pour former non pas un, mais deux régiments, désignés 1er et 2ème U.S. Sharpshooters regiments. Ces « tireurs de précision » (sharp signifiant « précis » en anglais) furent dotés d’uniformes verts pour leur permettre de se soustraire plus aisément à la vue de l’ennemi : une des premières tentatives d’utilisation du camouflage sur un champ de bataille, même si elle demeura limitée à ces deux seules unités. Initialement priés d’amener leurs propres armes, souvent des fusils de chasse, les recrues furent ensuite dotées d’une version spécialement modifiée du fusil Sharps modèle 1859.
Réputée pour sa précision, cette arme était à chargement par la culasse, ce qui lui permettait une cadence de tir allant jusqu’à 9 coups/minute. Berdan demanda notamment à son concepteur, Christian Sharps, d’en remplacer l’encombrant sabre-baïonnette par une baïonnette à douille. Il lui fit également installer un viseur métallique amovible, et modifier la hausse de sorte qu’elle permette de viser jusqu’à 1.000 yards, soit plus de 900 mètres. Ces modifications firent grimper le coût unitaire du fusil de 35 à plus de 45 dollars, contre 12 dollars pour un Springfield modèle 1861. À cause de la cadence de tir élevée de leur fusil, les Sharpshooters de Berdan se virent distribuer 100 cartouches par homme, là où le fantassin de base n’en recevait que 40.
Au grand déplaisir de Berdan – qui était colonel des deux régiments à la fois – ces unités ne furent jamais engagées en une seule brigade, comme il l'aurait souhaité, mais dispersées à travers toute l’armée du Potomac. Les compagnies furent détachées auprès des différents échelons de l’armée en fonction des besoins. Malgré tout, elles y excellèrent dans les rôles habituellement dévolus à l’infanterie déployée en tirailleurs. Elles se firent surtout une spécialité d’abattre les servants de l’artillerie ennemie, les officiers, les estafettes transmettant les ordres.
Leur feu précis, dense et meurtrier les vit rapidement être imitées, et d’autres unités du même genre furent créées. Dans l’Ouest furent ainsi employés le 64ème régiment de l’Illinois et le 1er régiment du Michigan, dont une des compagnies était constituée d’Amérindiens. Les Sudistes ne furent pas en reste, créant par exemple les Palmetto Sharpshooters de Caroline du Sud. Les quelques centaines d’exemplaires du fusil Whitworth que les Confédérés purent importer de Grande-Bretagne leur furent distribués en priorité. Dans les deux camps, certains tireurs assortirent des lunettes nettes télescopiques à leur fusil, mais le caractère encombrant de ces premiers modèles – certaines étant plus longues que le fusil lui-même ! – rendait peu pratique leur utilisation au combat.
Pour Napoléon Bonaparte, la cavalerie était l’arme décisive du champ de bataille. C’étaient ses charges qui brisaient l’armée ennemie après que celle-ci eût été usée à ses points les plus faibles par des attaques d’infanterie et les tirs concentrés de l’artillerie. Par sa puissance de choc et sa capacité à poursuivre l’ennemi, elle pouvait muer sa retraite en déroute, lui causant des pertes élevées. La guerre de Sécession ne connut rien de tout cela. Cinquante années d’évolution militaire avaient réduit la cavalerie à un rôle secondaire, et les Américains furent parmi les premiers à en faire l’expérience.
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