La Vienne de Stefan Zweig (1881-1914)

Histoire Universelle | Le XIXe siècle

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Enfant de la Vienne culturelle et plurielle né en novembre 1881, issu d'une famille juive bourgeoise, Stefan Zweig développa très tôt un goût prononcé pour la lecture, goût qui lui permit d'acquérir une culture aussi grande  qu'éclectique, laquelle fut du reste favorisée par une production culturelle viennoise de grande qualité tant dans le domaine littéraire que musical. Très vite se manifesta un désir de liberté chez ce jeune adolescent qui se targuait de serrer la main aux sommités culturelles de la vie intellectuelle viennoise. On imagine aisément la grande satisfaction qu'il put ressentir à son entrée à l'Université en 1900. D'ailleurs, n'écrit-il pas dans son livre Le Monde d'Hier que « le seul moment de vrai bonheur que je doive à l'école, c'est le jour où je fermai pour toujours sa porte derrière moi » ?

 

Vienne au temps de Stefan Zweig

Rares furent en effet les jours où il se rendit à l'Université, ce qui ne l'empêcha aucunement d'effectuer et de réussir un doctorat de philosophie sur l'œuvre d' Hippolyte Taine. Voyageur, il devint un européen de cœur, faisant çà et là des rencontres, celles-ci lui permettant peu à peu de sonder l'âme de ses interlocuteurs. Ami de Freud, il se plut à comprendre autrui, à faire preuve d'empathie et à retranscrire par écrit les d'états d'âme des personnes qu'il apprenait à comprendre et connaître, ce qui a donné naissance à de magnifiques biographies, parmi lesquelles on peut citer son « Fouché » ou encore celle qu'il consacra à Marie-Antoinette. Et alors vint une guerre qui pour Zweig put légitimement marquer l'avènement de l'irrationnel sur la raison. Et pourtant, l'écrivain viennois, demanda à s'engager – sûrement faut-il y voir la force d'un mouvement de masse – mais on lui refusa le combat.

Au fond, pouvait-on envoyer un écrivain déjà loué pour son talent, promis à un destin glorieux, se battre et risquer sa vie ? Stefan Zweig condamna de nouveau très vite la guerre, jugement qu'il garda désormais jusqu'à la fin de sa vie. Cette période de l'entre-deux-guerres fut aussi celle de ses plus grands succès, à l'instar de son « Combat avec le démon », de son « Joseph Fouché » (1929), « Marie-Antoinette » (1931) mais aussi un autre genre où il s'essaya avec maestria, à savoir la nouvelle et qui donna: « Amok » (1922), « La confusion des sentiments » (1926), « Lettre d'une inconnue » (1927), « Vingt-Quatre heures de la vie d'une femme » cette même année et enfin « Le joueur d'échecs ».Mais c'est avec « Le Monde d'Hier », sous-titré « Souvenirs d'un Européen », sorte de livre-mémoires, qu'il termina sa vie littéraire, précédée de peu par sa vie terrestre.  Le manuscrit, tapé par sa nouvelle femme Charlotte-Elizabeth Altmann, fut finalement déposé chez un éditeur quelques jours avant sa mort.

Nous nous attacherons à décrire l'environnement dans lequel grandit et prospéra l'écrivain viennois, ce qui nous conduira à l'évocation de la musique et de la peinture, de la psychanalyse freudienne et enfin de la place de la culture dans la société viennoise d'avant-guerre.

Musique et peinture

« Chaque perte, le départ d'un chanteur ou d'un artiste aimé, se transformait irrésistiblement en deuil national » (Le Monde d'Hier).

Vienne danse, tournoie et s'effondre. Le 3 juin 1899, lorsque Johann Strauss fils (à ne pas confondre avec son père qui porte le même nom et qui est l'auteur de la sensationnelle « Marche de Radetzky ») succomba à une double pneumonie, le tout Vienne pleura cet enfant de l'Autriche né en 1825, considéré comme le roi d'une danse de couple à trois temps: la valse. Si le musicien, aussi génial puisse-t-il être, est mortel, sa musique lui survit. On ne pense pas si bien dire de Johann Strauss. De fait Strauss l'omnipotent, l'auteur de « Sang viennois », de la « Valse de l'empereur » ou encore de l'opérette « Chauve-souris » (die Fledermaus) semble partout, tant dans les sculptures viennoises, que dans les concerts. Ne joue-t-on pas chaque année depuis 1939 le « Beau Danube Bleu » au concert du nouvel an viennois ?
Le cinéma n'est au demeurant pas en reste, un des plus grands réalisateurs, Stanley Kubrick, ayant pris entre autres cette valse de Strauss pour la bande son de son film « 2001, l'odyssée de l'espace ». Ancrée dans la culture, la musique viennoise est, vers 1900, enrichie par le talent d'une myriade de musiciens et le génie de quelques-uns. Les frères Schrammel furent, avec Strauss que l'on a déjà cité, les promoteurs de la musique légère viennoise. Trois romantiques géniaux, Brahms, Bruckner et Wolf, furent des Viennois de coeur, adoptés par les Viennois eux-mêmes. Le premier, Brahms, né en 1833, s'installa à Vienne en 1862 et connut un grand succès auprès de ses contemporains. Il fut l'auteur de quatre symphonies, sa première ayant été considérée par le compositeur allemand Hans von Bülow comme la dixième de Beethoven.

De grandes figures comme Gustav Mahler, auteur de la symphonie n°5 en do dièse mineur, et Richard Strauss, auteur du poème symphonique « Ainsi parlait Zarathoustra », dirigèrent l'opéra royal de Vienne. On eut également pu évoquer Arnold Schönberg qui fut très certainement, après Mahler, le musicien le plus célèbre de la capitale autrichienne, ou encore Franz Lehar et son opérette « La veuve joyeuse ». Signe du temps, Vienne, assurément capitale de la musique, accueillit au Prater (l'immense parc de la ville) une Exposition internationale de la musique et du théâtre en 1892, à l'occasion du centenaire de la mort de Mozart. Décidément, la réputation de la capitale autrichienne n'était plus à faire.

En peinture, on vit la naissance, autour de Gustave Klimt et d'une quarantaine d'artistes dont Arnold Schönberg et le grand architecte Otto Wagner, du mouvement dit « Sécession », inscrit dans un mouvement plus large qui est celui de l'Art nouveau, et qui s'inspirait d'une part des impressionnistes français et des naturalistes belges et rejetait les traditions académiques d'autre part. Ils n'avaient donc plus aucun intérêt à faire partie des artistes officiels et firent sécession. La Sécession Viennoise trouva dans Freud une source d'inspiration. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que les naissances de la psychanalyse et de la Sécession furent presque concomitantes.

Freud et la psychanalyse

Pilier de la vie intellectuelle viennoise, devenu une référence (du moins jusqu'aux dernières semaines, avant que le philosophe Michel Onfray, enseignant à Caen, n'effectue une attaque ad hominem du psychanalyste dans un livre paru ce mercredi), Freud, né en 1856, étudia la médecine à l'université de Vienne. Il se spécialisa dans la neurologie et créa la psychanalyse, c'est-à-dire à la fois la description de l'âme humaine, complexe s'il en est, et la méthode permettant de soigner les souffrances nerveuses et psychiques. Freud était convaincu, contrairement aux rationalistes du XVIIIème siècle, que la seule raison ne guidait pas l'action humaine.
Son but était, avec l'aide de son patient, de creuser dans la conscience de ce dernier pour faire resurgir les expériences qui, un jour, ont provoqué des souffrances psychiques et qui ont été enfouies dans l'inconscient. Il cherchait donc à amener l'expérience traumatisante à la conscience pour que son patient règle l'expérience enfouie au plus profond de lui-même. Il distingua trois concepts: le ça, le principe de pulsion éhonté, propre à chaque nouveau-né, et qui s'exprime par la libre demande du besoin. Au ça, qui n'est au demeurant jamais perdu, s'ajoute le moi, imprégné du principe de réalité qui a lui-même succédé au principe de plaisir. Avec le moi, il est moralement inconcevable de s'asseoir et de crier en public que l'on telle ou telle chose. Enfin le surmoi, lequel s'est nourrit, depuis la prime enfance, des convenances morales. Cela concerne d'ailleurs souvent les désirs et pulsions sexuelles qui restent un tabou.

Société et culture

« Il n'y avait guère de ville en Europe où l'aspiration à la culture fût plus passionnée qu'à Vienne » (Le Monde d'Hier).

Aspect fondamental, car il permet de comprendre l'environnement singulier dans lequel grandit Stefan Zweig, l'inclination de la société viennoise pour les domaines de la culture, fut fortement prononcée, comme l'attestent généralement les peintures de Wilhelm Gause ou cette phrase du livre: « Avoir vu Gustav Mahler dans la rue constituait un événement qu'on rapportait à ses camarades le lendemain comme un triomphe personnel ». A l'instar de Paris (pour laquelle Zweig consacre un chapitre dans son livre) mais encore plus intensément, Vienne est à la culture ce que Londres est à la finance.
 
Les cafés littéraires, où il arrivait que l'on rencontre des intellectuels, étaient l'occasion de parler du dernier tableau, de la dernière pièce de théâtre ou du dernier opéra. Au café Griensteidl, fondé en 1847, il arrivait parfois que l'on tombe inopinément sur Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, l'écrivain Félix Salten, Arnold Schönberg, ou encore l'écrivain Peter Altenberg. Parfois y discute-t-on aussi de l'engagement politique de Theodor Herzl et de son livre L'Etat Juif, paru en 1896, et dans lequel il envisage, dans un contexte de progression des idées antisémites (il faut rappeler qu'un an après la parution du livre, Gustav Mahler est obligé de se convertir au catholicisme pour pouvoir diriger l'opéra national) la création dans l'actuelle Palestine d'un État pour les juifs issus des différentes diasporas.

Suivant Rousseau qui écrivit que « les grandes occasions font les grands hommes », on eût pu dire que les événements les plus tragiques ont désespéré et défait un des plus grands écrivains du XXème siècle. De fait, cette mort du monde d'autrefois détruisit tout un idéal fondé sur une même coopération pacifique européenne. C'est à la recherche du temps perdu que coururent ainsi un Zweig ou un Romain Rolland pendant l'entre-deux-guerres, sombre période durant laquelle se mêlèrent des innovations scientifiques et des nouveaux extrémismes s'appuyant sur les masses, tels que le fascisme et le nazisme. Avec l'avènement de ce dernier, préparé à la fin des années 1920, concrétisé entre 1933 et 1934, Stefan Zweig et sa liberté créatrice furent menacés. Il écrit que son « œuvre littéraire, dans sa langue originelle, a été réduite en cendres ». Or, le poète allemand de confession juive Heinrich Heine, mort en 1856, n'a-t-il pas écrit que la crémation d'un livre précédait souvent la crémation de son auteur ? On comprend dès lors la nécessité pour l'écrivain de fuir.

C'est en cela que la vie de Zweig est tragique, comme il l'écrit: « J'ai été fêté et proscrit, j'ai été libre et asservi, riche et pauvre ». Fêté ? Assurément. Dans la Vienne d'hier, dans l'Europe d'hier, dans le Monde d'hier (de fait Stefan Zweig a non seulement eu un grand succès en Amérique latine mais dans le monde entier, il l'était. Proscrit, il l'a été pour ses idées, celles d'un humaniste pacifique critiquant indirectement le régime nazi. Or durant l'entre-deux-guerres, l'humanisme pacifique s'avéra relever, les années passant, de la chimère. Si, réfugié dans la ville de Pétropolis au Brésil, Stefan Zweig décida in fine de mettre un terme à ses jours en février 1942, c'est qu'il y vit l'annihilation de son idéal fondé sur un monde rationnel et paisible. Non qu'il eût nécessairement rêvé d'une Europe de cocagne, mais d'une Europe où la paix et la raison eurent été une règle d'or, Europe qui, en 1942, semble morte. Par la prise d'une pléiade de narcotiques, Stefan Zweig, habillé solennellement pour l'occasion, mit définitivement fin à sa vie. Définitivement, « entre notre aujourd'hui, notre hier et notre avant-hier, tous les ponts sont rompus ».

Bibliographie indicative

ZWEIG Stefan, Le Monde d'hier, Souvenirs d'un Européen, Paris, Livre de Poche, 2000, 506p

SEKSIK Laurent, Les derniers jours de Stefan Zweig, Paris, Flammarion, 2010, 187p

 

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