Vienne au temps de Stefan Zweig
Rares furent en effet les jours où il se rendit à l'Université, ce qui ne l'empêcha aucunement d'effectuer et de réussir un doctorat de philosophie sur l'œuvre d' Hippolyte Taine. Voyageur, il devint un européen de cœur, faisant çà et là des rencontres, celles-ci lui permettant peu à peu de sonder l'âme de ses interlocuteurs. Ami de Freud, il se plut à comprendre autrui, à faire preuve d'empathie et à retranscrire par écrit les d'états d'âme des personnes qu'il apprenait à comprendre et connaître, ce qui a donné naissance à de magnifiques biographies, parmi lesquelles on peut citer son « Fouché » ou encore celle qu'il consacra à Marie-Antoinette. Et alors vint une guerre qui pour Zweig put légitimement marquer l'avènement de l'irrationnel sur la raison. Et pourtant, l'écrivain viennois, demanda à s'engager – sûrement faut-il y voir la force d'un mouvement de masse – mais on lui refusa le combat.
Nous nous attacherons à décrire l'environnement dans lequel grandit et prospéra l'écrivain viennois, ce qui nous conduira à l'évocation de la musique et de la peinture, de la psychanalyse freudienne et enfin de la place de la culture dans la société viennoise d'avant-guerre.
Musique et peinture
Vienne danse, tournoie et s'effondre. Le 3 juin 1899, lorsque Johann Strauss fils (à ne pas confondre avec son père qui porte le même nom et qui est l'auteur de la sensationnelle « Marche de Radetzky ») succomba à une double pneumonie, le tout Vienne pleura cet enfant de l'Autriche né en 1825, considéré comme le roi d'une danse de couple à trois temps: la valse. Si le musicien, aussi génial puisse-t-il être, est mortel, sa musique lui survit. On ne pense pas si bien dire de Johann Strauss. De fait Strauss l'omnipotent, l'auteur de « Sang viennois », de la « Valse de l'empereur » ou encore de l'opérette « Chauve-souris » (die Fledermaus) semble partout, tant dans les sculptures viennoises, que dans les concerts. Ne joue-t-on pas chaque année depuis 1939 le « Beau Danube Bleu » au concert du nouvel an viennois ?
De grandes figures comme Gustav Mahler, auteur de la symphonie n°5 en do dièse mineur, et Richard Strauss, auteur du poème symphonique « Ainsi parlait Zarathoustra », dirigèrent l'opéra royal de Vienne. On eut également pu évoquer Arnold Schönberg qui fut très certainement, après Mahler, le musicien le plus célèbre de la capitale autrichienne, ou encore Franz Lehar et son opérette « La veuve joyeuse ». Signe du temps, Vienne, assurément capitale de la musique, accueillit au Prater (l'immense parc de la ville) une Exposition internationale de la musique et du théâtre en 1892, à l'occasion du centenaire de la mort de Mozart. Décidément, la réputation de la capitale autrichienne n'était plus à faire.
En peinture, on vit la naissance, autour de Gustave Klimt et d'une quarantaine d'artistes dont Arnold Schönberg et le grand architecte Otto Wagner, du mouvement dit « Sécession », inscrit dans un mouvement plus large qui est celui de l'Art nouveau, et qui s'inspirait d'une part des impressionnistes français et des naturalistes belges et rejetait les traditions académiques d'autre part. Ils n'avaient donc plus aucun intérêt à faire partie des artistes officiels et firent sécession. La Sécession Viennoise trouva dans Freud une source d'inspiration. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que les naissances de la psychanalyse et de la Sécession furent presque concomitantes.
Freud et la psychanalyse
Société et culture
Suivant Rousseau qui écrivit que « les grandes occasions font les grands hommes », on eût pu dire que les événements les plus tragiques ont désespéré et défait un des plus grands écrivains du XXème siècle. De fait, cette mort du monde d'autrefois détruisit tout un idéal fondé sur une même coopération pacifique européenne. C'est à la recherche du temps perdu que coururent ainsi un Zweig ou un Romain Rolland pendant l'entre-deux-guerres, sombre période durant laquelle se mêlèrent des innovations scientifiques et des nouveaux extrémismes s'appuyant sur les masses, tels que le fascisme et le nazisme. Avec l'avènement de ce dernier, préparé à la fin des années 1920, concrétisé entre 1933 et 1934, Stefan Zweig et sa liberté créatrice furent menacés. Il écrit que son « œuvre littéraire, dans sa langue originelle, a été réduite en cendres ». Or, le poète allemand de confession juive Heinrich Heine, mort en 1856, n'a-t-il pas écrit que la crémation d'un livre précédait souvent la crémation de son auteur ? On comprend dès lors la nécessité pour l'écrivain de fuir.
C'est en cela que la vie de Zweig est tragique, comme il l'écrit: « J'ai été fêté et proscrit, j'ai été libre et asservi, riche et pauvre ». Fêté ? Assurément. Dans la Vienne d'hier, dans l'Europe d'hier, dans le Monde d'hier (de fait Stefan Zweig a non seulement eu un grand succès en Amérique latine mais dans le monde entier, il l'était. Proscrit, il l'a été pour ses idées, celles d'un humaniste pacifique critiquant indirectement le régime nazi. Or durant l'entre-deux-guerres, l'humanisme pacifique s'avéra relever, les années passant, de la chimère. Si, réfugié dans la ville de Pétropolis au Brésil, Stefan Zweig décida in fine de mettre un terme à ses jours en février 1942, c'est qu'il y vit l'annihilation de son idéal fondé sur un monde rationnel et paisible. Non qu'il eût nécessairement rêvé d'une Europe de cocagne, mais d'une Europe où la paix et la raison eurent été une règle d'or, Europe qui, en 1942, semble morte. Par la prise d'une pléiade de narcotiques, Stefan Zweig, habillé solennellement pour l'occasion, mit définitivement fin à sa vie. Définitivement, « entre notre aujourd'hui, notre hier et notre avant-hier, tous les ponts sont rompus ».
Bibliographie indicative
ZWEIG Stefan, Le Monde d'hier, Souvenirs d'un Européen, Paris, Livre de Poche, 2000, 506p
SEKSIK Laurent, Les derniers jours de Stefan Zweig, Paris, Flammarion, 2010, 187p