En novembre 1860, l’élection d’Abraham Lincoln à la présidence des Etats-Unis d’Amérique allait déclencher la plus grave crise politique de l’histoire du pays. Trois mois suffiraient pour diviser la nation en deux entités politiques, et moins de six pour la plonger dans la guerre civile – et ce, malgré les tentatives répétées de conciliation pour éviter le pire.
Un séisme électoral
L’élection présidentielle s’était accompagnée, comme toujours, d’élections législatives pour la Chambre des représentants (renouvelée intégralement) et le Sénat (renouvelé par tiers tous les deux ans). Si dans la première, la progression habituelle des républicains fut freinée par le parti de l’Union constitutionnelle de John Bell, dans la seconde le parti républicain ravit encore quelques sièges supplémentaires aux démocrates divisés. Parmi ces derniers, nombre de ceux qui étaient originaires du Sud refusèrent même de siéger, protestant contre l’élection de Lincoln, qu’ils tenaient pour illégitime. Une véritable crise institutionnelle se fit jour.
Les « mangeurs de feu » et autres partisans de la sécession s’en donnèrent alors à cœur joie, déversant leur rhétorique à un électorat sudiste qui ne demandait qu’à l’entendre. Leur logique était la suivante : en plus d’avoir perdu le pouvoir exécutif, les esclavagistes purent constater que le Nord tout entier leur était devenu hostile en votant massivement républicain. L’arrivée au pouvoir d’un abolitionniste signifiait que le gouvernement fédéral chercherait tôt ou tard à imposer au Sud l’abolition de son institution particulière. Les représentants et les sénateurs des États du Nord étaient plus nombreux : ils voteraient l’abolition. La Cour suprême pourrait sans doute faire barrage un temps, mais ses membres étant nommés à vie par le gouvernement, ce n’était qu’une question d’années avant qu’elle ne se retrouve constituée en majorité d’abolitionnistes. Et alors, rien, absolument rien, n’empêcherait l’abolition de se produire.
Cette dernière serait, dans l’esprit des « mangeurs de feu », la garantie d’un effondrement rapide de l’économie du Sud. La ruine s’abattrait sur les États concernés, et c’en serait fini du « mode de vie » et de la culture sudistes. Cette idée était acceptée d’autant plus facilement par les électeurs du Sud que le durcissement des positions de chacun sur l’esclavage au cours des années précédentes leur avait réellement donné l’impression que les Nordistes vouaient une haine de plus en plus farouche à leur civilisation. La conclusion logique de ce raisonnement était que la meilleure chose à faire était de quitter l’Union, de se séparer dès maintenant de ce Nord qui voulait ôter aux États du Sud la liberté de vivre comme ils l’entendaient.
C’est du moins ce que croyaient les « mangeurs de feu » - mais tout le problème fût qu’ils parvinrent à le faire croire au reste de la population sudiste. Lincoln eut beau multiplier les déclarations conciliantes, rappeler que son programme ne portait nullement sur l’abolition de l’esclavage – il n’avait d’ailleurs aucune intention, au cours de sa présidence, de supprimer lui-même l’institution, ni maintenant ni plus tard – mais seulement sur l’arrêt de son extension, rien n’y fit. Les « mangeurs de feu », et avec eux les législatures des États du Sud, furent pris au piège d’un sophisme communément appelé « pente savonneuse » en rhétorique : en l’occurrence, l’idée que toute mesure visant à limiter l’esclavage d’une façon ou d’une autre serait obligatoirement suivie d’une autre le réduisant, et ainsi de suite jusqu’à son interdiction pure et simple.
Un Sud lui aussi divisé
Pourtant, la sécession n’avait pas que des amis. Nombre de partisans modérés de l’esclavage avaient pleinement conscience du fait que, depuis la crise de nullification de 1832-33, la sécession était considérée comme illégale par les institutions fédérales et que par conséquent, elle ne servirait qu’à s’aliéner les électeurs nordistes, encore nombreux bien que désormais minoritaires, qui se montraient compréhensifs envers le « mal nécessaire » que constituait pour eux l’esclavage. Les Sudistes les plus modérés – et les plus subtils – comptaient sur eux pour contrebalancer l’influence des républicains et leur servir éventuellement de garde-fou. Ils firent également remarquer qu’au cas où l’Union tenterait de s’opposer par la force à la sécession, le Sud, moins peuplé et moins industrialisé que le Nord, risquait fort d’avoir le dessous.
Mais les sécessionnistes radicaux eurent tôt fait de balayer leurs objections. En premier lieu, ceux-ci tenaient l’esclavage non pour un « mal nécessaire » mais au contraire comme un « bien positif » protégeant les Noirs de la paupérisation qui touchait les masses ouvrières du Nord, ce qui limitait leur capacité à comprendre la nécessité de se concilier les démocrates nordistes. Mais surtout, ils pensaient détenir une arme imparable : le « coton-roi ». Ainsi nommée en référence à un discours du sénateur de Caroline du Sud James Hammond prononcé en 1858, l’idée reposait sur la part colossale du coton sudiste dans les exportations américaines : sur les 500 millions de dollars annuels que rapportaient celles-ci, le coton en fournissait à lui seul 300 millions. Les sécessionnistes pensaient qu’il suffirait que cessent les exportations de coton vers l’Europe pour que la Grande-Bretagne, sa première consommatrice, ne vole au secours du Sud et n’oblige le gouvernement fédéral à reconnaître l’indépendance des États séparatistes.
L’inévitable sécession
À Washington, les membres du Congrès – du moins ceux qui y siégeaient encore – ne ménagèrent pas leur peine, dans les semaines qui suivirent les élections, pour tenter de trouver un compromis qui permettrait de sauver l’Union. Le 18 décembre 1860, le sénateur du Kentucky John Crittenden soumit au Congrès un texte de loi destiné à apaiser les partisans de la sécession. En substance, celui-ci offrait aux esclavagistes d’énormes concessions : si l’esclavage était prohibé dans les territoires situés au nord du parallèle 36°30’ de latitude nord (une limite fixée par un précédent compromis sur l’esclavage, en 1820), il devenait en revanche autorisé au sud de celui-ci, y compris dans les territoires futurs – ce qui laissait virtuellement toute l’Amérique du Sud comme terrain potentiel d’extension de l’esclavage.
Les républicains formulèrent le 29 décembre une contre-proposition visant à intégrer à l’Union, comme État esclavagiste, le Nouveau-Mexique, ceci pour compenser celle, programmée pour le 29 janvier 1861, du Kansas en tant qu’État libre. Cette fois, ce sont les démocrates sudistes qui refusèrent ; et de toute manière, il était déjà trop tard. Très actifs, auteurs de nombreuses publications et autres pamphlets, les « mangeurs de feu » prenaient prétexte de toute manifestation publique pour enflammer les foules, et plonger les législatures des États du Sud en effervescence. William Gist, le gouverneur de Caroline du Sud, entretint une correspondance suivie avec ses homologues sudistes.
Les uns et les autres finirent par tomber d’accord sur le fait d’attendre que la Caroline du Sud prenne l’initiative de la sécession : les autres États esclavagistes suivraient alors. Les Caroliniens eurent alors les mains libres pour faire voter, le 20 décembre 1860, une « ordonnance de sécession » stipulant que « l’union existant actuellement entre la Caroline du Sud et les autres États, sous le nom de « Etats-Unis d’Amérique », est désormais dissoute », par la législature de l’État, réunie à Charleston.
Cette sécession en entraîna rapidement d’autres : le Mississippi franchit le pas le 9 janvier 1861, la Floride le 10, l’Alabama le 11, la Géorgie le 19, la Louisiane le 26 et le Texas, enfin, le 1er février. Dans un premier temps le mouvement s’arrêta là : il n’avait en effet connu qu’un succès mitigé et limité aux États du Vieux Sud, où l’économie cotonnière rendait omniprésent le recours à l’esclavage. Les autres États esclavagistes se montrèrent bien plus circonspects et refusèrent la sécession.
A suivre