Pas plus que sur la sécession, il n’y avait d’unanimité sur la conduite à tenir une fois celle-ci acquise. Parmi la classe politique sudiste, la question qui se posait à présent était de savoir si les États nouvellement indépendants allaient le rester, ou bien s’ils allaient eux-mêmes se regrouper au sein d’une nouvelle entité souveraine. Il apparut très tôt que les États sécessionnistes avaient, paradoxalement, tout intérêt à s’unir pour parer à toute tentative de les ramener dans le giron de l’Union de la part du gouvernement de Washington.
Naissance d'une nation
Sous l’influence notamment de Christopher Memminger, l’un des principaux artisans de la sécession de la Caroline du Sud – et auteur de la déclaration, publiée le 24 décembre 1860, des causes la justifiant – la législature de l’Alabama, en votant la sécession, proposa également d’accueillir une convention qui jetterait les bases de la nouvelle nation. Les différents États concernés désignèrent à cette fin des délégués qui prirent le chemin de Montgomery, la capitale de l’Alabama.
Ils s’y réunirent le 4 février 1861, sans leurs homologues texans – leur État venait tout juste de faire sécession, et avait décidé de faire ratifier cette décision par un référendum populaire – un processus dont les autres États sécessionnistes s’étaient dispensés. Venu à Montgomery avec un projet de constitution sous le bras, Memminger se vit aussitôt désigné pour présider un comité de douze membres chargé de rédiger la première loi fondamentale de la nouvelle nation. Le 8 février, cette constitution provisoire fut adoptée : les États Confédérés d’Amérique venaient de naître.
Dès le lendemain, ce qui constituait désormais le Congrès confédéré désigna comme président provisoire le sénateur (démissionnaire) du Mississippi et ancien secrétaire à la Guerre dans l’administration de Franklin Pierce (1853-57), Jefferson Finis Davis. Bien qu’il se fût prononcé contre la sécession – même s’il estimait qu’elle était légale, Davis accepta la décision de ses compatriotes et devint le chef d’État de la Confédération pour toute la durée de sa brève existence. Quant au vice-président, le Congrès désigna Alexander Stephens, de Géorgie. Les deux hommes prêtèrent serment le 18 février.
La constitution provisoire fut remplacée par une version définitive le 11 mars. Il s’agit essentiellement d’une copie, parfois mot pour mot, de celle des Etats-Unis. Il existe quelques différences légales, parfois significatives sur le plan juridique, mais la structure du pouvoir reste la même : un Congrès à deux chambres (Représentants et Sénat) et un pouvoir exécutif (le président et son cabinet). « Droit des États » obligent, le contrôle du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif est renforcé, ce qui n’ira pas sans poser de problèmes quand les nécessités de la guerre conduiront le gouvernement confédéré à mettre en place une politique plus centralisée. La différence la plus visible avec les institutions états-uniennes est que le président confédéré est élu pour six ans au lieu de quatre.
L’esclavage, qui n’était abordé dans la constitution des Etats-Unis que par un euphémisme (les esclaves y devenant des « personnes astreintes au service ou au travail »), est explicitement mentionné – et protégé – dans celle de la Confédération. Si l’importation d’esclaves de l’étranger est interdite, c’est autant pour ménager la frange la plus modérée de l’opinion sudiste que pour inciter les autres États esclavagistes, pour lesquels le commerce interne des esclaves constituait une source de revenus non négligeables, à rejoindre la Confédération. Surtout, la constitution sudiste interdit expressément au Congrès toute interférence avec l’esclavage.
Cette interdiction constitue un élément majeur de la nouvelle nation. Si la Confédération est née fondamentalement du « droit des États », elle repose aussi sur des bases clairement racistes, même si celles-ci ne sont guère plus extrêmes que les idées courantes de l’époque. Le vice-président confédéré le résumera le 21 mars 1861, dans une intervention restée connue sous le nom de « discours de la pierre angulaire » (Cornerstone Speech) : « Notre nouveau gouvernement est fondé sur l’idée exactement opposée [à l’égalité des races, NdR] ; ses fondations sont établies, sa pierre angulaire repose, sur cette grande vérité que le nègre n’est pas l’égal de l’homme blanc ; que l’esclavage – la subordination à la race supérieure – est sa condition naturelle et normale. »
L’impossible paix
Pendant que la Confédération voyait le jour, les politiciens qui espéraient encore sauvegarder l’Union poursuivaient leurs efforts. Le projet de Crittenden fut amendé par divers comités parlementaires et par Crittenden lui-même, et la proposition fut renouvelée le 14 janvier. Toutefois, il s’agissait toujours de protéger l’esclavage par le biais d’un amendement constitutionnel, et d’admettre le Nouveau-Mexique dans l’Union comme État esclavagiste, si bien que le nouveau projet n’alla guère plus loin que le précédent.
Trois jours plus tard, l’ancien président John Tyler suggéra de confier la réalisation d’un compromis par des politiciens de tout le pays, idée qui obtint rapidement l’adhésion de tous. 131 délégués, représentant seulement 21 États, se réunirent à Washington le 4 février – au moment même où les délégués sudistes commençaient leurs travaux à Montgomery. Au-delà de sa portée symbolique, cette coïncidence allait résumer à elle seule la futilité de cette tentative.
L’essentiel des délégués de la « conférence de paix » de Washington étaient des vétérans de la classe politique américaine : anciens ministres, sénateurs, gouverneurs, représentants et même juges. Après trois semaines de travaux, ils aboutirent à une proposition d’amendement en sept points qui différait assez peu des précédentes propositions faites sous l’égide de Crittenden. Tout au plus abandonnèrent-ils l’idée explicite d’étendre la protection de l’esclavage aux territoires futurs, mais en restant flous sur leur statut exact.
Ce résultat ne convint à personne, et d’autant moins aux républicains car la conférence avait réaffirmé la nécessité d’une stricte application de la loi sur les esclaves fugitifs. Tant est si bien que l’amendement, soumis au Sénat quelques jours avant la clôture de la session parlementaire en cours, fut rejeté sans équivoque. La conférence se sépara peu de temps après dans une ambiance pesante : la Confédération avait d’ores et déjà proclamé son indépendance, la prestation de serment d’Abraham Lincoln approchait, et la situation se dégradait de jour en jour.
Pourtant, le représentant de l’Ohio Thomas Corwin sembla réussir in extremis là où ses devanciers avaient échoué. À la tête d’une commission de 33 membres (un par État), il finit par soumettre au vote du Congrès une proposition d’amendement très simplifiée, visant seulement à interdire à ce même Congrès d’interférer avec l’esclavage là où il était déjà pratiqué. Il fut voté le 2 mars 1861, et rallia les républicains les plus modérés, dont Lincoln lui-même, essentiellement parce que ceux-ci estimaient que la constitution protégeait déjà l’esclavage, et que l’amendement Corwin était donc redondant.
Une fois que Lincoln eût prêté serment le 4 mars, son administration encouragea donc l’adoption de l’amendement Corwin, en gage de bonne volonté vis-à-vis des sécessionnistes. Le lent processus de ratification se mit donc en marche… bien trop tard. Le 13 mai 1861, l’Ohio fut le premier État à ratifier ce qui aurait dû devenir le treizième amendement à la constitution des États-Unis d’Amérique. Mais les premiers coups de canon avaient alors déjà été tirés, et l’amendement Corwin perdit son utilité. Bien qu’encore ratifié en 1862 par le Maryland et l’Illinois, il n’alla pas plus loin et tomba dans l’oubli – bien que, techniquement, son adoption demeure encore de nos jours, au moins en théorie, pendante.
John Crittenden n’abandonnera pas pour autant ses idées. Si ses premières propositions de compromis n’avaient plus de raisons d’être une fois la guerre civile entamée, il demeurait soucieux des intérêts et surtout de la loyauté de ses compatriotes du Kentucky. La résolution qu’il fit voter, avec le sénateur du Tennessee Andrew Johnson, le 25 juillet 1861, précisait que l’objectif du gouvernement nordiste n’était pas d’interférer avec les lois des États du Sud, mais simplement de défendre et restaurer l’Union. Si elle fut finalement abrogée en décembre 1861 sous l’impulsion du républicain radical Thaddeus Stevens, la résolution Crittenden-Johnson joua cependant un rôle décisif dans la lutte pour les « États-frontière », et allait définir les buts de guerre de l’Union pendant plus d’un an.
Une affaire de souveraineté
La sécession des États du Sud avait laissé le président sortant James Buchanan complètement apathique. Considéré même par ses contemporains comme sans envergure, Buchanan avait passé l’essentiel de son mandat à faire toujours plus de concessions aux « mangeurs de feu » dans l’espoir de maintenir le parti démocrate au pouvoir tout en évitant la sécession – en vain. À présent, Buchanan estimait que la sécession était illégale, mais qu’il n’avait pas les moyens constitutionnels de l’empêcher, et surtout pas par la force. La Confédération put ainsi naître et se doter d’institutions en toute impunité.
Elle put aussi s’armer à peu de frais. Les deux derniers secrétaires à la guerre en date, Jefferson Davis et, depuis 1857, John B. Floyd, avaient fait renforcer les arsenaux et forts du Sud au cours des années précédentes, notamment à la suite du raid de John Brown sur Harper’s Ferry en 1859. Déjà soupçonné de corruption, Floyd fut accusé d’avoir délibérément offert des armes aux sécessionnistes en prévision de la crise à venir, ce qui le conduisit à démissionner le 29 décembre 1860. Natif de Virginie, Floyd rejoignit quelques mois plus tard l’armée sudiste, où il devint général.
Une fois leur indépendance proclamée, les États sécessionnistes furent confrontés à la nécessité de démontrer que celle-ci n’était pas simplement fictive, mais suivie d’effets. La première chose qu’ils firent en ce sens fut de mobiliser leur milice, afin de parer à toute intervention militaire. De fait, relativement peu de troupes fédérales étaient stationnées dans le Sud, hormis au Texas pour garder la frontière avec le Mexique. Mais ces forces reçurent l’ordre de leur commandant, le brigadier-général David Twiggs, de se rendre aux miliciens texans le 19 février 1861. Twiggs était en effet originaire de Géorgie : il se mit au service de la Confédération pendant que ses soldats étaient évacués vers le Nord. Beaucoup d’officiers d’origine sudiste l’imitèrent, démissionnant de l’armée fédérale pour rejoindre leur État.
Afin de marquer leur souveraineté, les milices d’État s’emparèrent de toutes les installations fédérales – notamment les arsenaux et dépôts dispersés à travers le territoire – sans combats. Il y eut bien quelques incidents, mais forts et arsenaux n’étaient parfois gardés que par un seul homme et quand il y en avait davantage, l’apathie de l’administration Buchanan les avait laissés sans ordres, si bien que la réaction des troupes régulières dépendait essentiellement de l’initiative personnelle des officiers. Les Sudistes firent ainsi main basse sur des centaines de milliers de fusils et des centaines de canons, pratiquement sans tirer un seul coup de feu.
La prise de contrôle des bâtiments fédéraux du Sud ne laissa rapidement aux mains du gouvernement de Washington que quatre forts. Trois étaient situés en Floride, un État alors très peu peuplé, et sur ce total, deux – les forts Jefferson et Zachary Taylor – se trouvaient dans les Keys, un archipel situé au large de l’extrémité sud de l’État et virtuellement hors d’atteinte, pour l’heure, des Confédérés. Le troisième, le fort Pickens, commandait l’entrée de la baie de Pensacola. Le lieutenant Adam Slemmer s’y retrancha le 10 janvier 1861 après avoir rendu inutilisables les canons des autres forts défendant l’accès au port. La modeste milice de l’État de Floride étant bien incapable de l’en déloger, elle se contenta de l’y bloquer jusqu’à ce que le fort Pickens soit renforcé par voie maritime, après le début des hostilités.
C’est le quatrième et dernier fort, le fort Sumter, qui capta toute l’attention du public et des dirigeants, au Nord comme au Sud. Il se trouvait en effet dans la rade de Charleston, port majeur et capitale économique de la Caroline du Sud – et accessoirement, berceau de la sécession. Les 127 hommes de la garnison fédérale de Charleston, aux ordres du major Robert Anderson, s’y étaient réfugiés dès le 26 décembre 1860, mais se retrouvèrent rapidement sous blocus et n’allaient pas pouvoir tenir indéfiniment. Toutefois, tant qu’il restait entre les mains du gouvernement fédéral, le fort Sumter se dressait, tel une insulte à la souveraineté confédérée, au cœur du territoire sudiste.
Conscient de cette portée symbolique, le président Buchanan décida pour une fois d’agir en faisant ravitailler le fort Sumter. Le plan fut intelligemment monté dans le but d’éviter tout incident : officiellement, l’opération devait être menée par un navire de guerre, l’USS Brooklyn ; mais une fois en mer, celui-ci devait rejoindre un navire marchand censé faire escale à Charleston, le Star of the West, pour y transférer en secret sa cargaison d’armes, de munitions et de vivres, ainsi que 200 soldats. Une fois ceci fait, le bateau civil pourrait tranquillement approcher Sumter sans éveiller les soupçons des Caroliniens, et y décharger ravitaillement et renforts.
Malheureusement, le plan fut bientôt éventé, et les membres du gouvernement favorables à la cause sécessionniste eurent tôt fait de prévenir leurs amis dans le Sud. Si bien que lorsque le Star of the West se présenta à l’entrée de la rade de Charleston le 9 janvier 1861, il fut accueilli à coups de canon par les Caroliniens. Il n’y eut ni mort ni blessé mais, touché deux fois, le transport dût faire demi-tour sans avoir rempli sa mission. L’incident montrait que les velléités souveraines du Sud n’étaient pas seulement verbales, et qu’il ne manquait pas grand-chose pour qu’on passât de la crise politique et institutionnelle à la guerre civile.
La situation au printemps 1861 : en rouge, les États Confédérés d'Amérique ; en jaune, les États esclavagistes n'ayant pas fait sécession ; en bleu, les États libres. Les quatre forts (Sumter, Pickens, Jefferson et Zachary Taylor) encore aux mains du gouvernement fédéral en territoire confédéré sont indiqués. Carte réalisée par l'auteur sur un fond créé par Nations Online Project.