L’une des pièces maîtresses de la stratégie de l’Union, résumée dans le « plan Anaconda » du général Scott, était le contrôle du fleuve Mississippi et de son embouchure. L’immense bassin fluvial, essentiel à l’économie du Sud profond, convergeait vers la Nouvelle-Orléans, ce qui faisait de la ville une cible idéale et prioritaire. Dès qu’elle en eut les moyens, la marine nordiste en entreprit le blocus, non sans difficultés. Mais c’est une importante opération amphibie qui allait donner au Nord, en avril 1862, le contrôle de cet objectif stratégique de première importance.
Une métropole sudiste
Avec près de 170.000 habitants en 1860, la Nouvelle-Orléans était, et de très loin, la plus grande ville du Sud. En fait, elle était cinq fois plus peuplée que sa dauphine, Richmond. Paradoxalement, c’était peut-être la ville confédérée où le sentiment unioniste, bien que minoritaire, était le plus développé. La ville avait voté à plus de 40% pour John Bell et son parti de l’Union constitutionnelle lors de l’élection présidentielle de 1860. Une proportion semblable de la population de la ville était née à l’étranger, dont un grand nombre d’Irlandais. Les uns et les autres constituaient tout un prolétariat de journaliers que la pratique de l’esclavage empêchait de se vendre comme main-d’œuvre dans les plantations avoisinantes. De surcroît, la sécession et la guerre civile qu’elle avait engendrée n’étaient pas forcément perçues comme étant bonnes pour les affaires, dans cette ville essentiellement tournée vers le commerce.
En effet, la Nouvelle-Orléans constituait la plaque tournante de l’économie du Vieux Sud. Plus de la moitié du coton exporté des États-Unis avant guerre partait de son port – soit une valeur supérieure à 150 millions de dollars annuels, près du tiers de ce que représentaient la totalité des exportations américaines, Nord et Sud réunis. Tous produits confondus, les marchandises qui quittaient la Nouvelle-Orléans représentaient un volume trois fois supérieur à ce qui était exporté par Mobile, le second port sudiste en termes de trafic. La position géographique de la ville, au terme du bassin navigable du Mississippi, explique le caractère hors normes de son commerce, le coton et les autres biens produits pouvant y être acheminés aisément par voie fluviale.
La Nouvelle-Orléans présentait une autre particularité, démographique celle-là. La ville comptait une forte proportion de Noirs libres : plus de 10.000 personnes, soit presque autant que les 13.000 esclaves de la cité. Ces « Créoles de couleur », comme on les appelait alors en Louisiane, étaient beaucoup plus intégrés à la société sudiste que les autres Afro-américains libres de la Confédération. La tradition de mixité culturelle de cette ancienne ville coloniale n’y était pas étrangère. Certains de ces Créoles noirs – par ailleurs souvent très métissés – avaient fait fortune dans les affaires. Ils possédaient des plantations en dehors de la ville, et les esclaves qui allaient avec. Cette communauté noire n’était pas forcément la moins loyale vis-à-vis de la Confédération. Au moment de la sécession de l’État, elle constitua même la Louisiana Native Guard, une unité de milice. Cette dernière ne fut cependant jamais intégrée à l’armée confédérée et fut essentiellement employée à construire des fortifications autour de la Nouvelle-Orléans.
De par sa vocation à la fois fluviale et maritime, la ville comprenait également quelques-uns des rares chantiers navals dont disposait la Confédération en 1861. De très nombreux navires y avaient leur port d’attache, mais très peu d’entre eux furent laissés disponibles pour que la marine sudiste naissante en fît l’acquisition. À la Nouvelle-Orléans, le sens des affaires l’emportait souvent sur le patriotisme. Lorsque le gouvernement confédéré octroya des lettres de marque à tous les aspirants-corsaires qui en faisaient la demande, à partir d’avril 1861, beaucoup de capitaines et d’armateurs décidèrent de tenter leur chance, que ce soit comme corsaires ou simplement comme forceurs de blocus, dans l’espoir d’en retirer un substantiel bénéfice.
Le blocus commence
Une des faiblesses majeures du port de la Nouvelle-Orléans est qu’il se trouve, dans les faits, à plus de 160 kilomètres de la haute mer. Le Mississippi charrie en effet des quantités astronomiques d’alluvions, de l’ordre de 400 millions de tonnes par an avant qu’il ne soit aménagé. Au fil des siècles, le fleuve a ainsi formé un immense delta marécageux, jusqu’à constituer une véritable péninsule s’avançant dans le golfe du Mexique. Celui qui contrôle cette péninsule isolée peut donc fermer complètement et sans difficulté le trafic portuaire de la Nouvelle-Orléans. À l’extrémité du delta, le cours principal du Mississippi se scinde en trois bras principaux, ou passes, menant à la mer. L’endroit où cette scission se produit est baptisé par conséquent « Head of Passes ».
Pour cette raison, les différents propriétaires de la Nouvelle-Orléans s’efforcèrent très tôt de fortifier l’embouchure du fleuve. Dès 1746, les Français établirent un fort, à environ 25 kilomètres en amont de Head of Passes. Cette position sera agrandie par les Espagnols lorsque ceux-ci hériteront de la Louisiane en 1764, après la guerre de Sept Ans. Baptisé « fort San Felipe », il devint le fort St.Philip après l’achat de la Louisiane par les États-Unis en 1803. Bien qu’ayant résisté victorieusement aux Britanniques en 1815, il montra ses limites. Non seulement le fort St.Philip fut modernisé dans les années qui suivirent, mais on lui adjoignit en 1822 le fort Jackson, construit face à lui sur l’autre rive. Les deux forts se couvraient mutuellement et, en 1861, ils constituaient le nec plus ultra du système de fortifications côtières états-unien. Tombés aux mains des Sudistes avec la sécession de la Louisiane, ils étaient garnis de près de 180 canons au total.
Un peu plus d’un mois après que le blocus des côtes sudistes eût été décrété, soit le 27 mai 1861, le premier navire de guerre fédéral commença à patrouiller l’embouchure du Mississippi. D’autres vinrent s’y ajouter et, dès le second semestre 1861, les bâtiments de l’escadron de blocus du Golfe multiplièrent les prises. Début octobre, 34 navires sudistes avaient été capturés par les vaisseaux nordistes. La supériorité de la marine de l’Union dans le secteur était totale. Elle contraignit les Confédérés à évacuer Ship Island le 16 septembre. Cet îlot sablonneux situé au large de Gulfport et à l’est de la Nouvelle-Orléans présentait la particularité de fournir un mouillage en eau profonde. Il fut aussitôt occupé par les Nordistes, leur faisant bénéficier d’un avantage stratégique supplémentaire.
Malgré ses efforts, la marine confédérée peina à assembler une force digne de ce nom pour faire face à l’escadre nordiste. À la Nouvelle-Orléans, corsaires et forceurs de blocus n’avaient laissé qu’une poignée de navires à l’usage du gouvernement. Ces bâtiments, six en tout, furent convertis en canonnières et constituèrent l’ossature des forces navales sudistes en Louisiane. Toutefois, le département confédéré de la marine misait davantage d’espoir sur les navires cuirassés. Outre le CSS Virginia à Norfolk, elle en fit mettre en chantier cinq dans l’Ouest : le CSS Eastport à Cerro Gordo sur la rivière Tennessee, le CSS Arkansas et le CSS Tennessee à Memphis, et les deux derniers à la Nouvelle-Orléans, le CSS Louisiana et le CSS Mississippi.
Contrairement au Virginia, ces bâtiments étaient construits à partir d’une page blanche, et tous étaient de conception différente. Le secrétaire à la Marine Mallory fondait en eux de grands espoirs. Ceux-ci, toutefois, allaient être, dans l’ensemble, déçus. Leur construction draina l’essentiel des maigres ressources du département de la Marine, empêchant qu’elles soient utilisées ailleurs. De surcroît, les offensives nordistes du début de l’année 1862 allaient prendre de vitesse leurs constructeurs. L’Eastport allait être capturé le 7 février par les timberclads du capitaine Phelps durant leur raid sur la Tennessee ; il serait achevé et utilisé par les Nordistes ensuite. Le Tennessee allait devoir être brûlé à Memphis pour éviter de subir le même sort en juin, tandis que l’Arkansas incomplet réussira in extremis à se réfugier dans la rivière Yazoo. Enfin, le Louisiana et le Mississippi étaient toujours incomplets alors que les Fédéraux menaçaient la Nouvelle-Orléans, en avril.
Deux flottes inégales
Mais pour l’heure, les cinq cuirassés fluviaux étaient en chantier et leur sort appartenait encore à l’avenir. Début octobre 1861, le capitaine de vaisseau William McKean, qui commandait l’escadron de blocus du Golfe, estima ses forces suffisantes pour prendre directement le contrôle de Head of Passes, ce qui lui permettrait de couper les principaux chenaux du delta sans avoir à les surveiller séparément. Il envoya six de ses navires prendre possession du phare de Head of Passes : deux corvettes à hélice, USS Richmond (22 canons) et USS Brooklyn (21 canons), et deux autres à voiles, l’USS Vincennes et l’USS Preble, portant respectivement 18 et 16 canons ; s’y ajoutaient la canonnière à roues USS Water Witch (10 canons), et le voilier USS Nightingale, utilisé comme ravitailleur et doté de 4 pièces.
Face à cela, le commodore George Hollins, qui commandait la flotte de défense du Mississippi, avait un nombre équivalent de navires – mais ils étaient bien moins puissants. Son navire amiral, la CSS Calhoun, était une canonnière à roues portant trois canons seulement. Il disposait de trois autres navires semblables armés de deux canons chacun, CSS Ivy, CSS Tuscarora et CSS Jackson. Tout aussi légèrement armé était le cotre à voiles CSS Pickens. Si bien qu’avec son hélice et ses 8 canons, la canonnière CSS McRae faisait figure de géante moderne. Malgré tout, Hollins avait moins de 20 canons à opposer aux 91 pièces des navires de l’Union. Objectivement, sa « flotte-moustique » ne faisait pas le poids.
Hollins nourrissait toutefois l’espoir d’inverser la tendance. Pour cela, il prévoyait d’utiliser une très ancienne tactique de guerre navale, en employant des brûlots. Trois radeaux avaient été construits à cette fin et remplis de matériaux inflammables. Une fois mis à feu, ils seraient poussés vers les navires nordistes à l’ancre à Head of Passes, dans l’espoir de dériver jusqu’à eux et de les incendier. Néanmoins, Hollins était plus intéressé par un navire tout à fait atypique, le CSS Manassas. Ce bâtiment de commerce avait été modifié à l’initiative de son propriétaire, qui espérait l’employer comme corsaire. Le résultait ne ressemblait à rien de connu : sa superstructure se résumait à une sorte de carapace de tortue arrondie, légèrement blindée, et culminant à 75 centimètres au-dessus de la ligne de flottaison. Il n’en émergeait qu’une hampe de drapeau, une cheminée, et le sabord de son unique canon – l’arme principale du Manassas était l’éperon dont sa proue avait été dotée, couplé à de puissantes machines.
Le navire-éperon fut achevé le 12 septembre 1861. Aussitôt après, Hollins le fit réquisitionner manu militari par ses hommes, et l’ajouta à sa modeste flottille, qui mouillait à proximité des forts Jackson et St.Philip. Le 5 octobre, il fut informé que les navires de l’Union contrôlaient désormais Head of Passes, rendant pratiquement impossible le passage du moindre forceur de blocus. Avec ses sept navires et ses trois brûlots, il résolut de tenter quelque chose pour les en chasser. Le 9 octobre, il envoya l’Ivy tester la force de l’ennemi. L’engagement qui s’ensuivit constitua une première – bonne – surprise pour les Sudistes : leur canonnière disposait d’un canon rayé, dont il apparut que les vaisseaux de l’Union n’avaient, semble-t-il, pas l’équivalent. Elle put ainsi brièvement bombarder ses adversaires à distance sans essuyer de riposte.
Combat naval à Head of Passes
L’Ivy n’avait pas mis un seul coup au but, mais l’impunité avec laquelle elle avait accompli sa mission de reconnaissance donna confiance aux Confédérés. Dans la nuit du 11 au 12 octobre, le commodore Hollins et ses navires se mirent en route vers Head of Passes, espérant profiter de l’obscurité pour frapper par surprise. Le Manassas ouvrait la route, avec pour mission d’éperonner le navire amiral nordiste, la Richmond, puis de donner le signal aux autres navires pour qu’ils allument et lancent les brûlots. Malgré la nuit et la brume, la Preble repéra l’étrange navire avant l’aube. La corvette nordiste ouvrit le feu, mais l’originale architecture du Manassas n’offrait aucune prise à ses coups. Le navire-éperon continua à foncer sur la Richmond comme si de rien n’était.
Heureusement pour la Richmond, un autre navire se trouvait amarré le long de son flanc bâbord, s’interposant ainsi entre elle et le Manassas. Il s’agissait de la goélette Joseph H. Toone, capturée quelques jours plus tôt avec une cargaison de charbon à destination de la Nouvelle-Orléans. L’officier qui commandait la Richmond et les forces de l’Union à Head of Passes, le capitaine Pope, avait ordonné que ce charbon soit transféré dans les soutes de son propre navire, et l’opération n’était pas encore achevée. La présence de la goélette empêcha le Manassas de frapper la Richmond de plein fouet, et le coup oblique que porta le navire sudiste ne causa qu’une légère voie d’eau ne mettant pas la corvette fédérale en péril. Malgré tout, le choc avait été suffisamment violent pour endommager les machines du Manassas, obligeant le navire-éperon à se retirer à petite vitesse – mais toujours en toute impunité.
Le Manassas avait auparavant eu le temps de tirer les fusées signalant au reste de la flotte de procéder au lancement des brûlots. À la vue des radeaux enflammés dérivant vers ses vaisseaux, le capitaine Pope paniqua et ordonna un premier retrait. La manœuvre s’effectua dans une certaine confusion, la Preble s’échouant au passage. Ce fut également le cas pour la Richmond, mais c’était volontaire, pour empêcher qu’elle ne s’enfonce dans l’eau à cause de sa coque endommagée. Les brûlots sudistes n’atteignirent pas leur cible. En revanche, le Manassas s’échoua lui aussi au cours de son repli. L’action connut alors un temps mort, jusqu’à ce que le lever du jour permette la reprise des hostilités.
Les canonnières sudistes s’approchèrent de la Richmond mais celle-ci, ensablée perpendiculairement au chenal de Southwest Pass, les accueillit par une bordée qui les dissuada d’aller plus avant. Les navires sudistes se retirèrent alors jusqu’à une distance où les quelques canons rayés dont ils disposaient leur donnaient un avantage sur la flotte de l’Union. Un échange de tirs infructueux s’ensuivit jusqu’à ce que, vers dix heures, les Sudistes ne se retirent faute de munitions, après avoir pris le Manassas en remorque. Les Fédéraux n’avaient touché que la cheminée du navire-éperon sudiste, tandis que les Confédérés avaient placé deux coups au but sur la Richmond, qui n’avaient causé que des dégâts minimes. De part et d’autre, personne n’avait été blessé.
Pourtant, l’engagement allait s’avérer être un succès important pour les Sudistes… grâce au capitaine Pope. Celui-ci, qui n’avait déjà pris aucune mesure défensive à la suite de la reconnaissance menée trois jours plus tôt par l’Ivy, aggrava encore son cas. Estimant Head of Passes impossible à tenir, il décida de l’évacuer complètement une fois que la voie d’eau de la Richmond eût été colmatée. Le signal qu’il fit transmettre aux autres navires à cette fin fut interprété par le capitaine de la Vincennes, un certain Handy, comme… l’ordre d’évacuer son bateau et de le faire sauter. Le pire fut évité parce que l’homme chargé de faire exploser la poudrière de la Vincennes sabota délibérément son geste, et l’équipage de la corvette nordiste remonta à bord une fois que Pope le leur ordonna. La défaite des Nordistes devait plus à l’incurie des officiers présents (Pope et Handy furent d’ailleurs promptement transférés ailleurs), mais il n’en restait pas moins que la flotte de l’Union allait se tenir éloignée de Head of Passes pendant presque six mois.
L’embarrassante, mais évitable défaite de Head of Passes convainquit le commandement nordiste qu’une opération de grande envergure était nécessaire pour venir à bout de la Nouvelle-Orléans. Lorsqu’en novembre les forces navales de l’Union s’emparèrent de Port Royal et démontrèrent qu’une flotte pouvait venir à bout de fortifications côtières, il devint envisageable d’attaquer les forts Jackson et St.Philip depuis la mer, sans nécessairement devoir en faire un siège long et difficile au préalable. En décembre 1861, Lincoln et le secrétaire à la Marine, Gideon Welles, entamèrent la conception et les préparatifs de l’expédition à venir.
L’étreinte du serpent
Le général en chef George McClellan s’opposa fermement au plan initial, qui impliquait de lui retirer plusieurs dizaines de milliers d’hommes pour les affecter à l’opération – alors que lui-même n’en avait jamais assez pour son armée du Potomac. Lincoln finit par passer outre, et le 23 décembre, il fit un premier pas en scindant en deux l’escadron de blocus du golfe du Mexique. Le commandement nouvellement créé, l’escadron de blocus du Golfe occidental, avait officiellement pour mission de s’assurer le contrôle des côtes confédérées, de Pensacola jusqu’à la frontière mexicaine. C’était essentiellement une couverture pour permettre de préparer en toute quiétude – et discrétion – la flotte qui devrait affronter les deux forts gardant l’embouchure du Mississippi.
Cette astuce avait aussi permis la nomination à la tête de l’escadron – et donc de la composante navale de l’expédition – d’un marin expérimenté de 60 ans, David Glasgow Farragut. Lui-même fils d’un officier de marine d’origine espagnole, ce Sudiste né dans le Tennessee et ayant grandi à la Nouvelle-Orléans avait farouchement refusé de quitter l’U.S. Navy lorsque la guerre avait éclaté. À la mort de sa mère, il avait été recueilli par une autre famille de marins, celle du futur commodore David Porter. Grâce à celui-ci, Farragut avait été admis dans la marine des États-Unis comme aspirant à l’âge de 9 ans. À ce titre, il était l’un des derniers représentants de cette race d’officiers ayant passé toute leur vie ou presque dans la marine.
Les Porter formaient une véritable dynastie de marins, et Farragut devait en grande partie sa nomination à l’un de ses frères adoptifs, David Dixon Porter. Ce dernier, alors capitaine de frégate, avait l’oreille du secrétariat à la Marine. Il devait d’ailleurs faire partie intégrante de l’expédition. En effet, l’adjoint du secrétaire Welles, Gustavus Fox, avait émis l’idée qu’il serait possible d’affaiblir les forts Jackson et St. Philip en les soumettant au préalable à un bombardement par des mortiers. Il fut donc décidé d’adjoindre à la force d’attaque une flottille de goélettes sur lesquelles on aurait installé de puissants mortiers côtiers de 13 pouces. Cette dernière fut confiée à Porter, qui parvint en outre à obtenir une certaine autonomie de commandement – obligeant ainsi Farragut, qui ne plaçait guère de confiance en ces goélettes armées, à les inclure dans ses plans.
Sur le plan stratégique, la mission de Farragut était relativement simple. Il devait réduire les forts Jackson et St.Philip, s’emparer de la Nouvelle-Orléans, puis remonter le cours du Mississippi jusqu’à faire sa jonction avec la flottille fluviale du commodore Foote, alors basée à Cairo dans l’Illinois. C’était là la touche finale à l’Anaconda de Scott : ayant pris le contrôle du Mississippi, l’Union n’aurait alors plus qu’à serrer ses anneaux, lentement mais sûrement, pour étouffer la rébellion du Sud. Pour mener à bien ce plan, Farragut se vit adjoindre une petite armée de 18.000 hommes, dont le commandement fut confié à Benjamin Butler le 23 février 1862.
Cette nomination tenait beaucoup, là encore, à des questions politiques, ce qui n’avait rien de surprenant au moment où les républicains radicaux, notamment au travers de la commission du Congrès sur la conduite de la guerre, gagnaient en influence. Butler, homme politique avant d’être soldat, était justement l’un d’entre eux. À vrai dire, Lincoln faisait en quelque sorte coup double par cette nomination : d’une part, il satisfaisait l’aile la plus radicale de son parti et d’autre part, il éloignait un officier qui commençait à être gênant. En effet, au cours de son commandement des troupes de la forteresse Monroe, Butler avait pris une initiative qui en avait inquiété plus d’un. Lorsque des esclaves fugitifs se présentèrent devant les lignes de l’Union, Butler, abolitionniste notoire, avait refusé de faire ce qui se pratiquait normalement ailleurs – c’est-à-dire de renvoyer ces esclaves à leurs maîtres.
Au lieu de cela, le général avait profité d’une proclamation de Lincoln autorisant à saisir les biens des partisans de la Confédération. Il fit considérer légalement leurs esclaves comme « contrebande de guerre », ce qui lui permit de les conserver et, accessoirement, de s’en servir comme main d’œuvre. L’astuce avait fait polémique, et suscité l’inquiétude des républicains modérés ainsi que des démocrates ralliés au gouvernement. Ces derniers ne soutenaient la guerre que parce que celle-ci visait à préserver l’Union, et non à interférer avec l’esclavage ou a fortiori à l’abolir. La question était particulièrement délicate, notamment, pour la loyauté des États esclavagistes restés fidèles à l’Union – Delaware, Maryland, Kentucky et Missouri. Envoyer Butler loin de la capitale ne pouvait qu’apaiser les choses, sans compter que la fermeté dont il avait fait preuve pour imposer la loi martiale à Baltimore en mai 1861 lui serait sans doute très utile dans une grande cité comme la Nouvelle-Orléans.
Laborieuse mise en œuvre
Le 20 janvier 1862, Farragut, désormais commodore, reçut l’ordre d’appareiller sur ce qui serait son navire-amiral, la corvette à hélices USS Hartford, pour aller prendre le commandement de l’expédition sur le terrain. Après avoir rassemblé sa flotte, il parvint à Ship Island le 20 février, et entreprit aussitôt d’y installer sa base. Entre les goélettes à mortier et les navires de combat et de soutien, sa force navale comportait près d’une cinquantaine de bateaux, sans compter les transports pour les troupes de Butler. Le 22 février, les ingénieurs topographiques commencèrent un minutieux travail de relevés afin de préparer au mieux l’opération. La partie la plus difficile de celle-ci serait peut-être de faire franchir à cette armada les hauts-fonds et bancs de sable qui constellaient l’embouchure du Mississippi.
Outre la Hartford, dotée de 24 pièces d’artillerie, Farragut disposait d’une puissante frégate à hélice, l’USS Colorado de 44 canons, et d’une autre à roues, l’USS Mississippi (10 canons). On comptait également cinq autres corvettes : une à voile – l’USS Portsmouth de 20 canons – et quatre à hélice – la Richmond et la Brooklyn, déjà engagées à Head of Passes, ainsi que l’USS Pensacola (17 canons) et l’USS Oneida (10 canons). L’ensemble était complété par onze canonnières : l’USS Varuna, 10 canons, l’USS Iroquois, 6 canons, et pas moins de neuf navires de la classe Unadilla. Commandées à l’automne précédent, ces canonnières portaient chacune 5 pièces : USS Cayuga, USS Katahdin, USS Kineo, USS Wissahickon, USS Sciota, USS Kennebec, USS Pinola, USS Itasca et USS Winona.
Carte du cours inférieur du Mississippi avec les forts Jackson et St Philip.
Dès le 10 mars, la flotte nordiste entreprit de franchir les bancs de la Passe a Loutre (une déformation du français « Passe à l’Outre »), le chenal le plus oriental de l’embouchure du Mississippi. Donnant le ton, la Brooklyn s’échoua. Les navires de Farragut, faits pour la haute mer et dotés d’un tirant d’eau conséquent, avaient les pires difficultés à naviguer dans ces eaux peu profondes et changeantes. Leur faire franchir les bancs de sable nécessitait souvent de les alléger le plus possible, en déchargeant vivres, canons, munitions et même le charbon qui n’était pas absolument nécessaire, pour ensuite rembarquer le tout une fois l’obstacle franchi. L’opération, du coup, s’éternisa durant des jours, puis des semaines. Seule satisfaction pour les Nordistes : la flottille de Porter arriva le 13 mars à Ship Island, entraînant dans son sillage les transports de troupes. Si les vingt goélettes à mortier entrèrent dans le delta dès le 18, en revanche, les soldats de Butler durent attendre que la flotte en eût fini de ses opérations de franchissement.
Sans attendre tous ses navires, Farragut lança une reconnaissance avec deux de ses canonnières le 28 mars. Elles furent accueillies par un feu nourri des forts et ne traînèrent pas, mais étaient restées suffisamment longtemps pour recueillir d’importantes informations sur le dispositif confédéré. Les Sudistes, qui avaient largement eu le temps d’être informés du déploiement de forces de l’Union, avaient barré le cours du fleuve à la hauteur des forts Jackson et St.Philip. Une série de vieux navires, reliés entre eux par une chaîne, avait été solidement ancrée sur toute la largeur du fleuve en prévision de l’attaque nordiste. Si elle empêchait en l’état de remonter la rivière, elle avait aussi l’intérêt de protéger les navires nordistes des entreprises de la flottille confédérée, qui s’était massée juste en amont des forts.
La reconnaissance et les relevés topographiques effectués permirent aussi de peaufiner le plan d’attaque. Il fut convenu que la flottille de Porter chercherait le couvert derrière un des rares bosquets d’arbres des environs, permettant ainsi aux goélettes de se mettre à portée de tir des forts tout en les masquant à la vue des canonniers sudistes. Évidemment, cela signifiait que les mortiers nordistes allaient devoir, eux aussi, tirer à l’aveuglette. Pour y remédier, des ingénieurs de l’U.S. Coast Survey avaient calculé, à partir des relevés faits, quelles seraient les meilleures positions de tir possibles. Chaque goélette se vit ainsi assigner un emplacement et une direction de tir bien précis, et un ingénieur, installé en haut des mâts, se chargerait de corriger les éventuelles déviations dues au courant.
Place aux goélettes
Le 8 avril, Farragut était enfin parvenu à faire passer tous ses navires dans l’embouchure du Mississippi, à l’exception d’un seul. Définitivement trop lourde, la Colorado, le bâtiment le plus puissant de la flotte, allait devoir être laissée en arrière – une contrariété dont Farragut se serait bien passé. Lorsque tout fut prêt, les 18 navires de guerre et les 20 goélettes de la flotte combinée de l’Union mirent le cap au nord, le 16 avril, et vinrent s’ancrer légèrement en aval du fort Jackson, hors de portée de ses canons. Porter, pour sa part, poursuivit sa route avec trois goélettes, afin de tester leur matériel ainsi que leurs positions de tir. Les mortiers nordistes tirèrent quelques obus sous le feu distant et imprécis des canons du fort. Satisfait des résultats, Porter se retira au bout d’une heure.
En tout, les 38 navires nordistes alignaient 205 canons face aux forts Jackson et St. Philip, qui en renfermaient 177. La flotte sudiste, en comparaison, paraissait bien faible. Sa modeste puissance de feu était encore aggravée par une organisation chaotique. Le mois précédent, le commodore Hollins avait emmené l’essentiel de ses canonnières loin au nord pour les engager à New Madrid, où elles avaient été durement étrillées. Il n’en avait laissé que deux à la Nouvelle-Orléans, la McRae et la Jackson. Elles étaient toutefois renforcées par trois navires cuirassés… mais c’était essentiellement sur le papier. Si le Manassas avait été réparé, le Louisiana et le Mississippi n’étaient pas encore achevés. À l’approche des Nordistes, le premier avait été mis en service à la hâte mais le 18 avril, il était en route pour les forts et n’y arriverait que le 20. C’était un bâtiment original, à propulsion mixte : quatre hélices à l’arrière et deux roues à aubes au centre de la coque. Il portait 16 canons. Quant au second, il n’avait pas encore été lancé, et encore moins armé.
Pour pallier à ces faiblesses, l’État de la Louisiane avait accepté de détacher deux canonnières lui appartenant, General Quitman et Governor Moore, portant chacune deux pièces d’artillerie. Ne dépendant pas de la marine confédérée, ces navires formaient un commandement distinct. Même chose pour les six cottonclads, ces navires-éperons pas ou peu armés, mais protégés par un « blindage » comprenant notamment du coton compressé. Ces navires avaient été affrétés par l’armée, et obéissaient à leur propre chaîne de commandement. Pour ne rien arranger, les cottonclads (à savoir les CSS Stonewall Jackson, CSS Warrior, CSS Defiance, CSS Resolute, CSS General Lovell et CSS General Breckinridge) étaient servis par des équipages composés essentiellement de civils sous contrat, plutôt que de militaires. À cela s’ajoutait, enfin, une demi-douzaine de remorqueurs non armés dont le rôle consistait surtout à pousser les barges aménagées en brûlots que les Sudistes avaient concentrées en amont des forts. Le dispositif naval était sous l’autorité, plus théorique que réelle, du capitaine de frégate John Mitchell. Quant à la garnison des forts, elle était dirigée par le général Johnson Duncan.
Finalement, l’action fut lancée le 18 avril, lorsque les goélettes à mortier rejoignirent leurs positions de tir et ouvrirent le feu sur les forts. Porter avait estimé que deux jours suffiraient pour les réduire au silence. Ses goélettes reçurent l’ordre de faire feu toutes les dix minutes, l’une après l’autre, soit un intervalle de trente secondes entre chaque projectile tiré par la flottille. À la fin de la journée, plus d’un millier d’obus avaient été lancés. Porter ordonna de réduire la cadence à la nuit tombée, afin de permettre à des patrouilles de s’approcher des forts pour en évaluer les dégâts. Le résultat fut décevant, en regard de la quantité de munitions utilisée. Si les deux forts étaient en feu, leur capacité de défense demeurait pratiquement intacte – même si Porter allait par la suite se vanter du contraire. De fait, le bombardement allait se poursuivre pendant six jours, laps de temps durant lequel deux soldats sudistes seraient tués et sept canons mis hors de combat dans le fort Jackson.
Dès le lendemain, Porter dût réduire encore la cadence de tir afin d’économiser les projectiles, portant le rythme des goélettes à un tir toutes les demi-heures. La riposte des Confédérés n’était pas nulle, mais condamnés à tirer aux limites de portée de leurs canons et à l’aveuglette, ceux-ci ne se montrèrent guère efficaces. Seul un coup chanceux leur permit d’envoyer par le fond une des goélettes, tuant au passage un marin nordiste. Un autre allait trouver la mort accidentellement en tombant d’un mât – la deuxième et dernière victime du bombardement côté fédéral. Au soir du 19 avril, il devint évident que l’objectif qu’avait fixé Porter à ses goélettes ne pourrait être atteint. En accord avec le reste de ses officiers, Farragut décida de forcer la main au destin : il allait faire franchir à sa flotte l’obstacle des forts.
La décision d’exposer une flotte de navires de bois au feu de deux des plus puissants forts du continent américain était audacieuse, mais à la réflexion, c’était sans doute la meilleure solution possible. Les stocks d’obus de 13 pouces n’allaient pas durer éternellement et la flottille de Porter, malgré les précautions prises, allait probablement se retrouver à court de munitions d’ici à quelques jours. Dans le même temps, les forces terrestres du général Butler n’étaient pas encore à pied d’œuvre. Plutôt que d’attendre en aval, la flotte serait certainement plus utile en forçant le passage. Une fois en amont, elle pourrait couper les forts Jackson et St.Philip, déjà très isolés, de leur base de ravitaillement – et peut-être même menacer directement la Nouvelle-Orléans.
Passage en force
Côté sudiste, le capitaine Mitchell s’était résolu à lancer, au moins symboliquement et pour soutenir le moral de la garnison des forts, une petite démonstration. Aussitôt après son arrivée, le 20 avril, le Louisiana entra en action. On s’aperçut bien vite que ses machines manquaient de puissance pour résister au fort courant du Mississippi, si bien qu’il fallut le remorquer jusqu’à un point d’où il pourrait pilonner, de loin, la flottille de goélettes. Toutefois, cette action révéla de nombreux défauts dans l’installation des canons et l’entraînement de l’équipage. Concrètement, l’armement du Louisiana ne portait pas assez loin, et il fallut se résoudre à l’ancrer sur la rive gauche du fleuve, où sa mobilité réduite allait le limiter à un rôle de batterie flottante.
Le soir même, Farragut prépara son attaque en envoyant deux de ses canonnières s’en prendre au barrage flottant des Sudistes. Les officiers des deux navires auraient pu incendier les coques qui le constituaient, mais ils craignirent que la lueur des flammes, illuminant leurs canonnières, ne fassent d’elles des cibles faciles pour les forts confédérés. Sous un feu nourri, mais imprécis, leurs équipages s’en prirent donc à la chaîne qui barrait le cours du fleuve à la hache et à la scie. De longs efforts leur permirent de détacher deux des épaves composant le barrage, ouvrant ainsi une brèche suffisante pour permettre le passage de la flotte. Prévu pour le lendemain, celui-ci dût être reporté, car le courant était définitivement trop fort.
C’est finalement durant les premières heures du 24 avril que le passage eut lieu. Farragut divisa sa flotte en trois divisions : celle de tête comporterait huit bâtiments ; la seconde, les trois plus puissants navires de l’escadre, dont la Hartford ; quant à la dernière, elle formerait un groupe de six canonnières de petit gabarit. La Portsmouth, à voiles et par conséquent difficilement capable de lutter contre le courant du fleuve, fut laissée en arrière pour couvrir les goélettes de Porter. Celles-ci intensifièrent leurs tirs, tandis que les navires de Farragut faisaient monter leurs chaudières en pression. À deux heures du matin, le commodore nordiste donna l’ordre d’avancer. Dix minutes plus tard débuta un engagement que l’historien James McPherson résuma ainsi : « De mémoire d’Américain, on n’avait jamais vu pareil feu d’artifice. »
Dès qu’ils eurent franchi le barrage, les deux navires de tête, l’Oneida et la Varuna, se mirent à longer la rive au plus près pour échapper au feu des forts, réglé sur le milieu de la rivière. La riposte des navires sudistes fut désordonnée. Le Louisiana ne cause guère de dégâts depuis sa position avancée. Sa situation statique l’empêchait d’employer au mieux ses 16 canons, et limitait son feu à quelques minutes contre chaque vaisseau nordiste. Les forts ne firent guère mieux malgré le déluge de fer et de feu qui s’abattait sur cet espace d’un mile carré à peine. En retour, ils ne souffrirent pas non plus beaucoup des tirs nordistes, les navires fédéraux passant à pleine vitesse en ne prenant guère le temps de viser avec soin.
Sacrifice d’une flotte
De durs combats restaient néanmoins à venir. Pour les uns comme les autres, les premiers engagements entre navires avaient mal commencé. Côté sudiste, la Governor Moore s’était mise en route avec une telle précipitation qu’elle éperonna un de ses propres remorqueurs et l’envoya par le fond. Rejointe par le navire-éperon Stonewall Jackson, la canonnière louisianaise s’en prit alors à la Varuna, à présent dangereusement avancée. Ne pouvant faire face à deux adversaires à la fois, la canonnière nordiste fut éperonnée à deux reprises par chacun d’entre eux, non sans avoir au passage sérieusement endommagé le Stonewall Jackson. À l’agonie, la Varuna alla s’échouer sur la rive avant de s’enfoncer lentement dans l’eau, tandis que l’Oneida la vengea en obligeant l’équipage du Stonewall Jackson à l’abandonner en y mettant le feu.
Continuant seule, la Governor Moore se lança dans une charge insensée contre la Cayuga. Ce faisant, elle fut accablée de tirs par les six navires restants de la première division. Bientôt désemparée, et avec 64 marins tués sur un équipage de 93 hommes, la Governor Moore dériva et fut incendiée elle aussi. Lancés en avant sans souci de coordination, les autres navires sudistes passèrent l’un après l’autre à l’attaque, mais l’absence de commandement centralisé joua contre eux. Le redouté Manassas fut cette fois dépassé en agilité : la Pensacola évita son attaque, et le navire-éperon confédéré ne fit que glisser le long de la coque de la Mississippi sans lui causer de dégâts sérieux. Le cuirassé se désengagea, attendant de trouver une autre cible parmi les navires suivants.
Cette pause permit au remorqueur CSS Mosher, non armé mais poussant un brûlot, de se rapprocher. Le Manassas fonça alors droit sur la Hartford, semant la confusion dans l’escadre fédérale. Le navire-amiral de Farragut évita la charge du Manassas mais ce faisant, il s’échoua. Le Mosher poussa alors son radeau vers la Hartford qui, immobile, commença à brûler. La corvette fédérale se vengea par une salve dévastatrice, envoyant instantanément au fond de la rivière le remorqueur et tout son équipage. Heureusement pour Farragut, l’incendie fut rapidement maîtrisé, tandis que la première division envoyait à la rescousse la Mississippi et la Kineo pour couvrir la Hartford. Cette dernière finit par se dégager.
Pendant ce temps, le Manassas s’en prit à la Brooklyn, et la corvette, en évitant le coup d’éperon, entra en collision avec la Kineo, l’endommageant sérieusement. La Brooklyn évita de justesse une autre attaque qui la frôla seulement. Ce chaos fut le chant du cygne du cuirassé-éperon confédéré. Encerclé de toutes parts, accablé de coups, le Manassas se dirigea tant bien que mal vers la rive, où son équipage y mit le feu. Il dériva vers l’aval avant d’exploser. La Brooklyn, toutefois, n’était pas au bout de ses peines, étant cette fois prise à partie par le cottonclad CSS Warrior. La corvette nordiste l’accueillit d’une bordée meurtrière qui plaça simultanément onze coups au but, incendiant sans rémission le navire confédéré. Le reste de la deuxième division finit par passer sans essuyer plus de dégâts.
La voie est libre
Le Louisiana, pour sa part, continuait à faire feu sur les navires nordistes à mesure qu’ils se présentaient. Ceux-ci ripostaient, mais le blindage du cuirassé sudiste s’avérait efficace. Il n’eut à déplorer que trois tués durant tout le combat, dont son capitaine qui s’était imprudemment exposé. Lorsque vint le tour de l’Iroquois d’affronter brièvement le Louisiana, une des salves de ce dernier trouva pour une fois sa cible. La canonnière nordiste fut sérieusement endommagée, mais elle parvint malgré tout à poursuivre sa route. Ce ne fut que pour être aussitôt prise à partie par deux canonnières sudistes, la McRae et la General Quitman. Quelques coups bien placés endommagèrent gravement la première, obligeant la seconde à se retirer.
L’engagement durait à présent depuis plusieurs heures. Le ciel commençait à s’éclaircir, permettant aux défenseurs des forts d’ajuster leurs feux. La Pinola connut ainsi un début d’incendie qui menaça un moment sa poudrière avant d’être maîtrisé, épargnant à la canonnière fédérale une destruction certaine. Ce fut le dernier navire nordiste à passer car derrière elle, les choses ne tardèrent pas à tourner au vinaigre. La Kennebec se trouva confrontée aux restes de la barrière de navires qui bloquait précédemment le cours du fleuve. Heurtant l’un d’entre eux, elle demeura immobilisée durant un laps de temps où elle servit de cible facile aux canonniers des forts. Ces derniers, une fois que le gros de la flotte nordiste eût franchi les défenses du fleuve et se fût mise hors de portée, n’avaient plus d’autre cible que les trois canonnières restantes, sur lesquelles ils concentrèrent leur feu.
Derrière la Kennebec, l’Itasca reçut un coup direct dans sa chaudière qui la priva de propulsion. Elle se mit à dériver vers l’aval, incontrôlable, et la Winona, qui la suivait, fut incapable de l’éviter. Il lui fallut une bonne demi-heure pour se dégager. Se regroupant, la Kennebec et la Winona prirent l’Itasca en remorque et s’apprêtèrent à faire une nouvelle tentative pour rejoindre le reste de la flotte. Toutefois, le jour était à présent pratiquement levé. Estimant que la manœuvre conduirait immanquablement à la perte des trois canonnières, Porter les rappela. Tandis qu’elles se mettaient à l’abri auprès de sa flottille de goélettes, il fit cesser le feu à ses mortiers. Il lui faudrait conserver des munitions en vue du siège à venir et, pour l’essentiel, il avait rempli sa mission de soutien à la flotte ce matin-là.
Une fois le soleil levé, le calme était revenu sur cette portion du Mississippi, seulement perturbé par la fumée des incendies et les épaves de toutes sortes charriées par le fleuve. David Farragut avait atteint son objectif. Sur les 17 navires ayant tenté de forcer le passage des forts, 13 y étaient parvenus. L’escadre nordiste n’avait perdu qu’un seul navire, la canonnière Varuna, même si plusieurs autres vaisseaux avaient été endommagés à des degrés divers. On dénombrait toutefois 227 morts et blessés parmi les équipages. Néanmoins, les forts Jackson et St.Philip étaient effectivement isolés, et tout ce qui séparait les navires de Farragut des quais de la Nouvelle-Orléans était une batterie installée à Chalmette, huit kilomètres en aval de la cité.
La flotte confédérée, pour sa part, avait payé le prix fort. Qu’ils aient ou non participé au combat, presque tous les navires sudistes présents avaient été détruits. Trois des cottonclads de la flotte de défense fluviale avaient été abandonnés par leurs équipages sans réellement prendre part à l’engagement : le Resolute fut sabordé, le Breckinridge et le General Lovell incendiés. Les Louisianais mirent également le feu à la General Quitman pour qu’elle ne soit pas capturée. La canonnière Jackson, qui se trouvait plus au nord au moment de la bataille, se réfugia à la Nouvelle-Orléans lorsqu’elle vit la flotte fédérale s’approcher. Les mortiers nordistes avaient également détruit deux navires auxiliaires non armés, portant les pertes navales sudistes à douze vaisseaux en tout. Si bien qu’il ne restait plus sous les canons des forts que le Louisiana, que les deux remorqueurs survivants avaient ramené à proximité du fort Jackson, la McRae, le navire-éperon Defiance et un transport. Entre les navires et les forts, les pertes humaines s’élevaient, en tout, à 780 tués et blessés.
Aussitôt après son exploit du 24 avril, la flotte du commodore Farragut, après un bref arrêt pour enterrer ses morts, poursuivit sur sa lancée et remonta le Mississippi en direction de la Nouvelle-Orléans. La batterie confédérée de Chalmette ne tint pas longtemps face au feu concentré des navires nordistes. Le 25 avril, les vaisseaux de l’Union approchèrent de la grande métropole sudiste dans une ambiance de fin du monde. Les Confédérés avaient incendié tout ce qui pouvait servir aux Nordistes, à commencer par la canonnière Jackson et le cuirassé inachevé Mississippi.
Une ville sans défenses
La flotte nordiste fut accueillie par une foule hostile et menaçante, mais impuissante face à l’envahisseur. Farragut fit braquer les canons de ses navires sur les quais de la Nouvelle-Orléans et envoya deux officiers demander au maire la capitulation de la cité – ce qui lui fut refusé. Ne pouvant raisonnablement occuper une ville aussi peuplée avec les quelques marines dont il disposait à bord de ses bateaux, Farragut se prêta au jeu d’une étrange comédie, celle d’une ville sans défenses cherchant malgré tout à négocier sa capitulation. Le commodore nordiste résista à la tentation de bombarder la ville et, au bout de trois jours de palabres inutiles, il se contenta de faire hisser le drapeau de l’Union sur les anciens bâtiments officiels fédéraux de la ville, l’hôtel des monnaies et celui des douanes. Farragut décida d’attendre que Butler en aient fini avec les forts pour occuper la ville en bonne et due forme.
Sur ce plan, le cours des événements n’allait pas tarder à lui donner satisfaction. Le passage de l’escadre nordiste avait laissé les forts Jackson et St.Philip complètement isolés, et le moral n’y était guère élevé. Le premier indice en ce sens fut donné le 26 avril, quand Porter fit reprendre le bombardement par ses goélettes à mortier, avant l’arrivée imminente de l’armée de Butler. Ses navires n’essuyèrent cette fois aucune riposte. C’était pour le moins surprenant, car le bombardement précédent et les combats de l’avant-veille n’avaient qu’assez peu endommagé les forts. Si ces derniers avaient subi d’importants dégâts en raison des incendies, ils conservaient l’essentiel de leurs canons, et les murs n’avaient guère été entamés.
Le véritable problème était ailleurs. Déjà isolée dans cet endroit inhospitalier et loin de tout, la garnison des deux forts était à présent encerclée, tandis que le passage des navires nordistes avait démontré son impuissance. De surcroît, le niveau élevé des eaux du Mississippi avait partiellement inondé les forts, dans une région déjà très marécageuse à la base. Pour échapper à l’interminable bombardement des mortiers nordistes, les soldats sudistes n’avaient d’autre choix que de se réfugier dans les casemates de leurs forts, où ils pataugeaient dans une eau croupie et insalubre. De nombreux Confédérés contractèrent la malaria, y compris le général Duncan qui allait en mourir en décembre 1862. Pour ne rien arranger, les incendies allumés par le bombardement avait privés les soldats de la plupart de leurs effets personnels, aggravant la dureté de leurs conditions de vie.
En fin de journée, Porter fit finalement reculer ses goélettes. Le lendemain, la McRae, réparée tant bien que mal par les Sudistes, quitta le fort Jackson pour ramener, sous la protection d’un drapeau blanc, des blessés vers la Nouvelle-Orléans. Une fois ceux-ci débarqués, son équipage l’incendia. Dans la nuit du 27 au 28, la garnison du fort Jackson finit par se mutiner, refusant d’exécuter les ordres. Quelques heures plus tard, Duncan signifiait à Porter, qui était resté en vue des forts avec les canonnières et une corvette, qu’il capitulait. Les marins confédérés incendièrent le cuirassé Louisiana et le navire-éperon Defiance avant de tenter de s’enfuir à bord des deux remorqueurs survivants, mais ils furent facilement cueillis par les canonnières nordistes. La flotte sudiste avait cessé d’exister, et le Mississippi était totalement sous contrôle nordiste jusqu’à la Nouvelle-Orléans.
À la conquête du Grand Fleuve
Les soldats de Benjamin Butler débarquèrent dans la ville le 1er mai, en prenant possession pour de bon. Avec un zèle encore plus affirmé qu’à Baltimore un an plus tôt, le général nordiste y imposa une occupation sans ménagements qui allait lui valoir la haine des habitants et plus généralement de tout le Sud – à tel point que le gouvernement confédéré allait finir par mettre sa tête à prix. Ses troupes ayant fâcheusement tendance à accaparer l’argenterie des demeures sudistes où elles logeaient, il y gagna le surnom moqueur de Spoons (« Petites cuillères »). Il se fit également détester en ordonnant que les femmes de la Nouvelle-Orléans qui insulteraient ou prendraient à partie ses soldats soient arrêtées pour… racolage, ce qui lui valut son autre surnom : Beast, « la Bête ». Son application sans merci de la loi martiale – il avait fait pendre un homme pour avoir déchiré un drapeau nordiste – et quelques démêlés avec le consul de Grande-Bretagne finirent par entraîner son transfert à un autre poste, en décembre 1862.
Pendant que Butler étayait son contrôle de la Nouvelle-Orléans et de ses environs, Farragut s’apprêtait à appliquer l’étape suivante de la stratégie nordiste. Le 7 mai, il emmena sa flotte remonter le cours du Mississippi, dans le but de faire sa jonction avec la flottille fluviale de l’Union, désormais commandée par Charles Davis, et qui assiégeait alors le fort Pillow, au nord de Memphis. Le 8 mai, ses navires les plus avancés atteignirent Baton Rouge, la capitale de la Louisiane, et un détachement de fusiliers marins en prit possession sans rencontrer de résistance. L’opération se répéta le 13 mai à Natchez, dans l’État du Mississippi. Le lendemain, la Hartford s’échoua dans le cours sinueux du fleuve, immobilisant le gros de la flotte pendant trois jours. Farragut envoya en avant-garde quelques-uns de ses navires, et ceux-ci se présentèrent devant Vicksburg le 18 mai.
Avec 4.591 habitants en 1860, Vicksburg était la deuxième ville du Mississippi, derrière Natchez. Une position qu’elle devait essentiellement à sa situation géographique. Placée immédiatement en aval du confluent entre le Mississippi et la Yazoo, Vicksburg accueillait une ligne de chemin de fer qui la reliait au nœud ferroviaire de Jackson, également capitale de l’État. Cette ligne reprenait de l’autre côté du fleuve – une des rares liaisons ferroviaires du Sud existant à l’ouest du Mississippi. À ce titre, Vicksburg constituait un lien de tout premier ordre entre la partie occidentale de la Confédération, peu peuplée mais riche en ressources – notamment en bétail et en chevaux – et le reste du pays.
Par un heureux hasard, ce point stratégique était également facile à défendre. Vicksburg est située au fond d’un méandre très serré du Mississippi, où le fleuve fait pratiquement un virage à 180 degrés en l’espace d’un mile à peine. Qui plus est, elle est bâtie sur les pentes de falaises par endroits assez abruptes, les Chickasaw Bluffs, qui s’étirent parallèlement au fleuve sur une quinzaine de kilomètres. Ces escarpements dominent le cours du Mississippi, par endroits, de près de cent mètres. Des batteries installées au sommet de ceux-ci pourraient accabler d’un tir plongeant une flotte ennemie contrainte de négocier l’étroite épingle à cheveux formée par le fleuve à cet endroit. Les collines permettent également de fortifier la ville du côté de la terre ferme, où les approches de Vicksburg sont couvertes en outre par la Big Black River. Enfin, la rive droite du Mississippi n’est qu’un immense dédale de méandres, bras morts, étangs et marais impénétrables.
Le problème Vicksburg
Lorsqu’elle atteignit Vicksburg, l’avant-garde de Farragut demanda une reddition qui lui fut refusée avec aplomb. Les navires présents procédèrent alors à un bref bombardement avant de se mettre hors de portée des canons de la place. L’un d’eux fit demi-tour pour informer Farragut de l’état des défenses de la ville, bien supérieures à tout ce qu’ils avaient pu rencontrer depuis que la flotte avait quitté la Nouvelle-Orléans. Après avoir été prise à partie par des batteries confédérées installées à Grand Gulf, au confluent du Mississippi et de la Big Black River, l’escadre nordiste arriva au complet devant Vicksburg le 27 mai. N’ayant que 1.500 soldats et marines à sa disposition, Farragut convint de l’impossibilité de prendre Vicksburg d’assaut, les canons de ses navires ne pouvant pas pointer assez haut pour atteindre les batteries installées en haut des falaises.
Laissant quelques navires patrouiller sur le fleuve, Farragut rebroussa chemin avec le gros de ses forces. Le 28 mai, un détachement débarqué d’un de ses navires fut accroché à Baton Rouge par un groupe d’irréguliers sudistes, et la ville fut bombardée en représailles. Après avoir chassé les guérilléros confédérés de la capitale louisianaise, la flotte nordiste revint à la Nouvelle-Orléans le 30 mai. Il y trouva toutefois des ordres lui enjoignant derechef de s’emparer de Vicksburg. En attendant des renforts en troupes, Farragut demanda à Porter de lui expédier la moitié de sa flottille de goélettes à mortier, mais lorsque celui-ci parvint à la Nouvelle-Orléans, il avait amené avec lui la totalité de ses navires.
Dans l’intervalle, la situation avait évolué avec la chute de Corinth. L’évacuation du fort Pillow et de Memphis était devenue inévitable, et le 6 juin, la flottille fluviale sudiste avait été anéantie en face de la ville. Les navires qui ne furent pas détruits ou capturés – la canonnière CSS Livingston et les navires-éperon CSS General Van Dorn et CSS General Polk – se réfugièrent dans la rivière Yazoo. Le 26 juin, Charles Davis envoya à leur poursuite deux navires-éperon, l’USS Monarch et l’USS Lancaster, les confiant au propre fils de Charles Ellet, mortellement blessé à Memphis. Âgé d’à peine 19 ans, Charles Ellet Jr. n’eut pas à combattre. Les Confédérés mirent le feu à leurs navires dès que les vaisseaux nordistes s’approchèrent, et Ellet, sa mission accomplie, rebroussa chemin sans pousser jusqu’à Yazoo City – ce qui allait s’avérer être une grave erreur.
En effet, si le Mississippi était à présent vide de navires de combat sudistes sur toute sa longueur, cela n’allait pas durer très longtemps. Au moment de la chute de la ville, deux cuirassés confédérés étaient toujours en construction à Memphis. Si le Tennessee avait été brûlé sur son berceau, l’Arkansas avait pu être remorqué jusqu’à Yazoo City. À ce stade, ce n’était guère qu’une coque inerte, que son commandant, le lieutenant de vaisseau Isaac Brown, s’employa fébrilement à transformer en navire de guerre. Il le dota d’une casemate cuirassée, ressemblant assez largement à celle dont avait été doté le CSS Virginia, et faite de bric et de broc – rails de chemin de fer et plaques de chaudière étant les matériaux les plus aisément accessibles. L’Arkansas portait dix canons, servis par des artilleurs de l’armée. Brown réussit l’exploit de mener à bien le gros du travail en à peine plus d’un mois, et à la mi-juillet, le cuirassé fluvial sudiste était sur le point d’être achevé.
Les goélettes à mortier de David Porter étant à voiles, il fallut attendre d’avoir suffisamment de remorqueurs à disposition pour leur faire remonter le Mississippi simultanément. Pendant ce temps, les éléments avancés de la flotte de Farragut engagèrent à plusieurs reprises les batteries sudistes de Grand Gulf, du 7 au 9 juin. C’est finalement le 17 juin que Porter put quitter la Nouvelle-Orléans. Après avoir réduit au silence les canons de Grand Gulf, les goélettes apparurent devant Vicksburg le 27 juin en fin de journée, et commencèrent aussitôt à bombarder la ville.
Loups de mer et marins d’eau douce
Avant l’aube du 28 juin, Farragut réédita son coup des forts Jackson et St.Philip : il emmena neuf de ses navires en amont, avec le soutien des goélettes à mortier. Les canonniers de Vicksburg manquaient encore d’expérience, et les navires de tête purent passer sans être endommagés. Une fois que les artilleurs sudistes eurent ajusté leur feu, initialement trop long, ils firent mouche, s’acharnant sur les deux derniers vaisseaux nordistes – l’USS John P. Jackson et l’USS Clifton, des canonnières que Porter utilisait initialement comme remorqueurs pour sa flottille. Toutes deux eurent leurs chaudières percées par des projectiles et, privées de vapeur, elles ne purent aller plus loin. Se laissant dériver, elles se retirèrent en aval du fleuve.
Une fois à l’abri des canons de Vicksburg, les sept navires restant de Farragut firent leur jonction avec la flottille de navires-éperons nordistes, désormais commandée par Alfred Ellet, le frère aîné de feu Charles Ellet. Sur l’insistance de Farragut, Ellet dépêcha un de ses navires à Memphis pour demander à la flottille fluviale du commodore Davis de venir les rejoindre. Appareillant le 29 juin, Davis fit occuper le lendemain la ville de Helena, dans l’Arkansas, pour y établir une base d’opérations avancée. Amenant avec lui les radeaux à mortier qui avaient déjà servi contre l’île numéro 10, il rejoignit Farragut et Ellet le 2 juillet. Les mortiers lourds des deux flottes – ceux de Porter en aval et ceux de Davis en amont – unirent aussitôt leurs efforts en bombardant Vicksburg. Ils redoublèrent leurs coups à la date symbolique du 4 juillet, mais n’obtinrent guère de résultats.
Porter en convint, faisant remarquer que « Des navires ne peuvent escalader des falaises de 300 pieds ». Le bombardement ne pouvait réussir que s’il était mené avec une opération terrestre pour réduire au silence les batteries confédérées les moins accessibles. Or, les troupes promises par le général Butler n’arrivaient pas. À sa décharge, les forces dont il disposait alors étaient à peine suffisantes pour contrôler la Nouvelle-Orléans et ses environs immédiats. Pour ne rien arranger, la situation sur le front de Virginie s’était brusquement détériorée pour l’Union. Après sept jours d’offensive, l’armée du général Lee avait contraint celle de McClellan, vaincu plus moralement que militairement, à lever le siège de Richmond et à se réfugier sous la protection des canons de la flotte nordiste à Harrison’s Landing. Pour en renforcer les défenses, Porter reçut l’ordre d’envoyer 12 de ses goélettes en Virginie.
Elles quittèrent la flotte le 11 juillet. Dans les jours qui suivirent, les escadres combinées de l’Union, à la puissance de feu sérieusement diminuée, restèrent à proximité de Vicksburg sans mener d’entreprise significative contre la ville. Durant cette période, Farragut et Davis eurent vent des rumeurs de plus en plus insistantes sur la présence d’un cuirassé sudiste à Yazoo City. Le second détacha de sa flotte un groupe de trois navires pour aller vérifier directement sur place de quoi il retournait : la canonnière cuirassée USS Carondelet, le timberclad USS Tyler et le navire-éperon USS Queen of the West.
L’équipée du CSS Arkansas
Les trois navires nordistes allaient être renseignés plus tôt que prévu sur l’état d’avancement du cuirassé sudiste. En effet, l’Arkansas venait tout juste d’être achevé, et appareilla le 15 juillet de Yazoo City – soit le jour même où les vaisseaux de Davis entamèrent leur mission. Les quatre bateaux se rencontrèrent un peu en amont de l’endroit où la Yazoo se jette dans le Mississippi. Dépourvu de canon et ne pouvant compter que sur son éperon, le Queen of the West s’empressa de faire demi-tour lorsque l’Arkansas le visa en premier. Tentant de s’interposer, la Carondelet reçut un obus qui mit son gouvernail hors service, et s’échoua. Craignant de s’échouer à son tour s’il s’en approchait, le capitaine Brown, de l’Arkansas, résista à la tentation de venir l’achever et se lança plutôt à la poursuite de la Tyler, qui faisait elle aussi route à toute vapeur vers le reste de la flotte.
La course-poursuite coûta néanmoins au cuirassé confédéré ses cheminées, touchées par le canon arrière de la Tyler, et ses machines commencèrent à perdre en pression à cause de cette avarie. Lorsque l’Arkansas déboucha dans le Mississippi, il se trouva nez à nez avec les forces combinées de Farragut et Davis, une quarantaine de navires en tout. Cela ne dissuada aucunement Brown, bien décidé à atteindre Vicksburg, de poursuivre sa route – si bien que l’Arkansas fonça droit à l’ennemi dans une folle fuite en avant. Toutefois, les bâtiments de l’Union avaient leurs chaudières éteintes, si bien qu’ils furent incapables de manœuvrer pour lui barrer la route. Seul le navire-éperon USS General Bragg, capturé à Memphis et remis en service par les Nordistes sous le même nom, tenta de l’intercepter, mais l’Arkansas lui logea un projectile dans la chaudière, coupant court à sa tentative.
Le cuirassé fluvial fut bien touché à plusieurs reprises, essuyant des pertes sensibles – dont Brown blessé à la tête – mais en dehors de la perte de puissance de ses machines, aucun des coups portés par ses adversaires ne le mit en danger. Les canonnières cuirassées USS Benton et USS Louisville, qui furent les plus promptes à mettre leurs chaudières en marche, se lancèrent à sa poursuite, mais l’Arkansas était déjà à portée des canons de Vicksburg. Lorsque la Benton fut touchée à son tour, les deux navires fédéraux abandonnèrent la partie. Rudoyé mais toujours à flot, l’Arkansas atteignit le port de Vicksburg, sous les acclamations des civils.
Cet exploit était pour Farragut un véritable camouflet, et le commodore au tempérament bien trempé décida aussitôt de ne pas laisser les Confédérés profiter trop longtemps de leur succès. Le soir même, il allait emmener ses navires, renforcés par une partie de ceux de Davis, vers l’aval. Au passage, il espérait bien attaquer et couler l’Arkansas au mouillage. La colère n’était pas la seule motivation à cette manœuvre. En plein cœur de l’été, le niveau des eaux commençait à baisser dangereusement. Conçus pour la haute mer, les grands bâtiments de Farragut avaient un tirant d’eau important et risquaient fort de se retrouver pris au piège par l’étiage. Aussi était-il plus prudent de se préparer à redescendre le fleuve jusqu’à la Nouvelle-Orléans, le cas échéant.
L’opération fut menée après le coucher du soleil, par une nuit sans lune. L’obscurité ne facilita pas la tâche des marins de l’Union qui, pour la plupart, ne réussirent pas à viser correctement l’Arkansas et encore moins à le toucher. Le navire sudiste reçut bien un coup dans ses machines, mais cela ne l’affecta pas puisqu’il était déjà à l’arrêt. En revanche, deux bateaux nordistes, la canonnière Winona et le navire-éperon USS General Sumter, furent sérieusement endommagés durant l’action. Ironie du sort, Farragut fut promu le lendemain au grade de contre-amiral, créé spécialement pour l’occasion – ce qui faisait de lui le tout premier amiral de l’U.S. Navy.
Vicksburg résiste
Tandis que l’Arkansas pansait ses plaies, les navires de l’Union demeurèrent sur le qui-vive pour parer à toute nouvelle sortie du cuirassé confédéré. Afin d’être prêts à la moindre alerte, ils firent chauffer leurs machines jour et nuit, transformant en étuves les coques déjà surchauffées par le soleil estival. Agressif, Farragut était également tenace, et bien déterminé à en finir avec son adversaire le plus rapidement possible. Puisque son plan précédent avait échoué, il conçut pour le 22 juillet une attaque en tenailles dans laquelle la canonnière cuirassée USS Essex et le Queen of the West, par le nord, et le cottonclad à peine réparé General Sumter, par le sud, prendraient entre deux feux l’Arkansas.
Derechef, goélettes et radeaux à mortiers ouvrirent le feu pour soutenir l’opération, qui fut cette fois menée en plein jour. L’attaque faillit réussir, car l’Arkansas n’avait plus qu’un équipage réduit à son bord pour servir les canons, et un tir bien ajusté de l’Essex en tua la moitié après avoir pénétré la casemate blindée par un sabord. Toutefois, le pilote du navire sudiste était indemne, et parvint à éviter le coup d’éperon de l’Essex, qui glissa sur la coque de l’Arkansas sans l’endommager. Emportée par son élan, la canonnière nordiste s’échoua, offrant aux artilleurs de Vicksburg une cible facile qu’ils s’empressèrent d’accabler de coups. Les deux autres bâtiments fédéraux attaquèrent eux aussi avec leurs éperons, mais les manœuvres de l’Arkansas les obligèrent à perdre de la vitesse pour frapper et ils ne lui infligèrent que des dégâts mineurs. Aucun d’entre eux ne s’éternisa. Le Queen of the West parvint à retourner en amont, mais le General Sumter fut de nouveau endommagé et se réfugia tant bien que mal, avec l’Essex enfin dégagée, auprès des navires de Farragut.
Afin de parer à toute nouvelle tentative des Fédéraux pour l’éperonner, l’Arkansas fut amarré entre deux barges. Il n’y eut toute fois pas d’autre action contre le cuirassé sudiste. Le 24 juillet 1862, Farragut reçut un télégramme de Henry Halleck, nommé la veille commandant en chef des armées de l’Union. Il lui indiquait qu’à la suite des combats livrés en Virginie, il ne lui serait pas possible de lui envoyer les troupes qu’il réclamait pour prendre Vicksburg. Le niveau des eaux continuant à baisser, l’amiral nouvellement promu appareilla le soir même pour la Nouvelle-Orléans. Simultanément, la flottille fluviale de Davis et les navires-éperons d’Ellet se retirèrent jusqu’à Helena. La première tentative – exclusivement navale – pour s’emparer de Vicksburg et ravir le contrôle du Mississippi à la Confédération s’achevait en défaite pour les Nordistes. Natchez, trop exposée, allait être évacuée le 25 juillet.