Lors de la bataille de Bull Run en juillet 1861, le général confédéré Thomas Jackson avait gagné à la fois son surnom de Stonewall et une réputation de bon tacticien. Néanmoins, pour le Virginien, le meilleur était encore à venir. Cette fois, c’est une image de stratège brillant et insaisissable qu’il allait gagner, à l’issue d’une campagne éclair dans la vallée de la Shenandoah, au printemps 1862. Une opération tellement emblématique qu’elle reste encore aujourd’hui connue principalement comme la « Campagne de la Vallée », bien que la guerre de Sécession ait traversé d’autres vallées et que celle de la Shenandoah ait connu d’autres campagnes.
Singulier personnage
Après sa prestation remarquée à Bull Run, Thomas Jonathan Jackson fut promu major-général à seulement 37 ans. Ce descendant d’une des premières familles européennes à s’être installée dans la vallée de la Shenandoah présentait une personnalité pour le moins pittoresque – particularité grandement amplifiée par la légende qui viendrait plus tard entourer le personnage. Orphelin de père à deux ans et de mère à sept, Jackson fut élevé par ses oncles. Il reçut une éducation profondément religieuse qui le marqua pour le restant de ses jours, et en conçut une attitude ambiguë vis-à-vis de l’esclavage – ce qui ne l’empêchera pas de lutter jusqu’à la dernière extrémité pour défendre une nation dont la servitude était un des fondements idéologiques. Dès sa jeunesse pourtant, il n’hésita pas à apprendre à lire à des esclaves, chose alors interdite en Virginie comme dans le reste des États esclavagistes.
Autodidacte mais travailleur acharné, il entra à West Point en 1842 avant de servir dans l’armée au Mexique. Il y gagnera la bagatelle de trois promotions, une régulière et deux par brevet, qui en feront sans doute le soldat le plus « décoré » (à l’époque, l’armée des États-Unis ne distribue aucune médaille) du conflit. Malgré cela, il quitta l’armée en 1851 pour devenir enseignant au sein de l’Institut militaire de Virginie à Lexington, dans sa Shenandoah natale. Durant cette période, il continua à enseigner à des Noirs, libres ou non. Ces derniers l’adulaient, au contraire de ses élèves de l’Institut, qui détestaient ses méthodes d’enseignement rigides et basées sur l’apprentissage par cœur. Lorsque la guerre éclata, Jackson se mit tout naturellement au service de la Virginie, puis de la Confédération.
Jackson allait se rendre célèbre autant pour sa personnalité singulière que pour son style de commandement. Très à cheval sur la discipline, le Virginien entendait bien que ses ordres soient exécutés à la lettre. Il ne tolérait aucun échec de la part de ses subordonnés, même s’ils avaient de bonnes excuses, et n’hésitait jamais à faire traduire en cour martiale ceux qui échouaient à accomplir leur mission. Leur tâche se voyait compliquée par Jackson lui-même, qui ne confiait ses plans à personne. Passé maître dans l’art de tromper ses ennemis, « Stonewall » l’était également dans celui de mystifier ses propres officiers – ce qui n’allait pas sans poser, parfois, quelques problèmes dans l’exécution de ses plans.
Strict, religieux – il était aussi diacre presbytérien, Jackson était absolument dépourvu de toute forme d’humour. Bien qu’étant de toute évidence de santé médiocre, il avait également des tendances hypochondriaques. Il fut toute sa vie persuadé d’avoir un bras plus court que l’autre, ce qui le poussait constamment à lever le bras censément plus long pour « équilibrer la circulation sanguine ». Ayant été artilleur, il avait laissé au Mexique une partie non négligeable de son acuité auditive. James McPherson décrit encore quelques autres de ses excentricités, réelles ou supposées : « […] Jackson n’arrêtait pas de sucer des citrons pour soulager ses mots d’estomac et refusait de poivrer ses aliments parce que (disait-il) cela lui faisait mal à la jambe gauche ». Enfin, son acharnement au travail le conduisait à veiller extrêmement tard, ce qu’il payait en retour en s’endormant de manière impromptue et irrépressible dans n’importe quelles circonstances.
Sur le plan de l’apparence, Jackson n’était pas en reste. Le général sudiste se promenait pour ainsi dire en permanence vêtu d’une capote de simple soldat, usée jusqu’à la corde et maculée de boue. Pour ne rien arranger, il montait – mal – une jument famélique baptisée Little Sorrel, juché sur des étriers trop courts et coiffé d’une casquette défraîchie de l’Institut militaire de Virginie. Toutes ces bizarreries avaient conduit ses soldats à le surnommer Old Tom Fool (« Tom le vieux fou »). Ils étaient encore bien loin de se douter qu’il ferait d’eux une des unités d’élite de la Confédération, ni qu’ils lui voueraient une admiration sans bornes en dépit de ses travers.
L’expédition de Romney
Le 22 octobre 1861, Jackson reçut le commandement du district militaire de la vallée de la Shenandoah. Longue d’environ 250 kilomètres, cette dernière constitue, en plein cœur de la Virginie, une sorte d’enclave coincée entre les montagnes de la Blue Ridge, à l’est, et la chaîne principale des Appalaches, à l’ouest. Il s’agit en fait d’un ensemble de vallées étroites séparées par des montagnes souvent abruptes. Elle doit son nom à la rivière Shenandoah, un affluent du Potomac, qui se jette dans celui-ci à Harper’s Ferry. La vallée présente la particularité d’être orientée du sud-ouest vers le nord-est, ce qui en fait une sorte d’avenue pour circuler dans le sens nord-sud et inversement – contrairement aux fleuves côtiers de Virginie, qui coulent d’ouest en est et forment de ce fait autant d’obstacles pour une armée.
De par son caractère enclavé, la vallée de Shenandoah a favorisé chez ses habitants l’émergence d’une forte identité culturelle. À tel point qu’en Virginie, la vallée de la Shenandoah est simplement appelée « la Vallée », de la même façon que la péninsule entre les rivières James et York était baptisée « la Péninsule ». La Vallée allait être amenée à jouer un rôle important au cours de la guerre de Sécession, et de ce fait, son surnom virginien allait se généraliser. Ce rôle à venir n’était pas seulement dû à ses caractéristiques physiques. Contrairement à l’est de la Virginie, où la culture du tabac était prioritaire, on y récoltait d’importantes quantités de céréales et autres produits alimentaires, ce qui en faisait le grenier à blé de la Virginie. Qui plus est, la population, contrairement à celle de l’Ouest des Appalaches, y était restée dans l’ensemble très attachée à son État et, par extension, à la Confédération.
Jackson était né dans la Vallée, qu’il connaissait par cœur. Il était donc l’homme le plus indiqué pour commander le district militaire qui couvrait cette région. Il s’y montra très vite entreprenant. Peu de temps après les revers de Lee en Virginie occidentale, Jackson suggéra au président Davis d’accomplir un raid contre le chemin de fer du Baltimore & Ohio, similaire à celui qu’il avait mené avec succès au printemps. Cette opération serait le prélude à une campagne de plus grande envergure qui permettrait de réussir là où Lee avait échoué, et de reconquérir l’ouest de l’État. Dans cette optique, la ville de Romney constituait une base avancée possible, et Jackson se proposa de l’occuper. Davis donna son accord et fin novembre, Jackson commença à rassembler et à préparer ses forces.
Pour mener ses projets à bien, Jackson n’avait guère que 11.000 hommes en tout. Les forces nordistes qui lui faisaient face lui étaient supérieures en nombre mais, par chance, elles étaient divisées en deux commandements distincts. L’un était basé à Frederick, dans le Maryland, sous les ordres de Nathaniel Banks, et dépendait du département militaire du Potomac. L’autre constituait une entité indépendante, le département de Virginie occidentale. Ce dernier était commandé par William Rosecrans, dont les forces très dispersées avaient su résister aux offensives de Lee lors des mois précédents. Rosecrans envisageait lui aussi de passer à l’offensive, précisément contre la principale base d’opérations de Jackson à Winchester, vers laquelle il entendait envoyer l’essentiel de ses 22.000 hommes.
Toutefois, Rosecrans fut court-circuité en décembre par George McClellan, qui usa de sa qualité de commandant en chef pour lui retirer l’essentiel de ses troupes et les attribuer au département militaire du Potomac. Rosecrans se retrouva avec moins de 2.000 soldats, avec lesquels il ne pouvait évidemment plus accomplir la moindre action offensive. Le nouveau récipiendaire des 20.000 hommes transférés, le général Frederick Lander, n’avait pas les mêmes projets ni le même esprit offensif. De ce fait, Jackson put dérouler son plan sans être pris de court. Laissant 2.000 soldats garder sa base de Winchester, il se mit en route le 1er janvier 1862, par un froid mordant et de fortes chutes de neige.
Au bord de la mutinerie
Lander ayant déjà retiré ses éléments les plus avancés, les Confédérés avancèrent pratiquement sans rencontrer de résistance, et atteignirent le Potomac à la hauteur de Hancock, dans le Maryland, le 5 janvier. Là, ils se heurtèrent à une garnison commandée par Lander en personne, qui refusa de se rendre lorsque Jackson lui en fit la demande. Les Sudistes cherchèrent alors un point de passage pour franchir le fleuve, mais Lander les avait fait garder solidement. Deux jours durant, Jackson fit bombarder la ville par son artillerie, mais cela fut insuffisant pour affaiblir les défenses fédérales. Après avoir détruit une courte section du Baltimore & Ohio, Jackson renonça à y causer plus de dégâts et le 7 janvier, il fit route vers Romney.
La ville abritait une petite force de 5.000 Nordistes aux ordres de Benjamin Kelley. Elle accrocha le jour même l’avant-garde de Jackson et lui infligea une petite, mais cuisante défaite à Hanging Rock Pass. Bien que cet accrochage lui ait permis de ralentir l’avancée des Sudistes, Kelley jugea sa position trop exposée et, le 10 janvier, il évacua la ville – qui fut aussitôt occupée sans plus de combats par ses ennemis. Ayant atteint son objectif, Jackson ne s’éternisa pas. Laissant sur place la division du général William Loring, un vétéran manchot de la guerre contre le Mexique, il ramena à Winchester sa fidèle Stonewall Brigade, celle qu’il avait commandée à Bull Run.
Quelques jours après le départ de Jackson, le 24 janvier, la situation à Romney commença à se dégrader. Cantonnés dans une position avancée, mal ravitaillés et souffrant des rudesses de l’hiver, les hommes de Loring, qui pour la plupart n’étaient pas virginiens, se plaignirent de plus en plus ouvertement de leur sort. Ces protestations finirent par remonter jusqu’à Loring qui, inquiet à la fois de l’état de son détachement et du risque de contre-offensive nordiste, finit par demander à Jackson l’autorisation de ramener sa division à Winchester. Lorsque celui-ci refusa, Loring s’adressa directement au secrétaire à la Guerre, Judah Benjamin.
Lorsque ce dernier accéda à sa demande et fit évacuer Romney, Jackson, fidèle à sa conception de la discipline et de la hiérarchie militaire, fit traduire Loring en cour martiale. Accessoirement, furieux que le secrétariat à la Guerre vienne s’immiscer dans les affaires de son district militaire, Jackson donna sa démission et demanda à réintégrer l’Institut militaire de Virginie. L’une et l’autre de ces demandes furent rejetées, et le héros de la bataille de Bull Run se laissa persuader de changer d’avis. Néanmoins, la relation entre lui et Loring était devenue trop difficile pour laisser les deux hommes servir dans la même armée. La division Loring fut, pour l’essentiel, transférée dans l’Ouest, où elle allait combattre à Shiloh.
Toutefois, ce dénouement priva Jackson de la majeure partie de ses forces, réduisant les effectifs sous ses ordres à seulement 4.000 hommes. Les Fédéraux réoccupèrent ainsi Romney sans opposition, annulant tout le bénéfice de l’opération entreprise précédemment par les Sudistes. Incapable de mener la moindre opération d’envergure, Jackson demeura à Winchester. Il se contenta de lancer le 7ème régiment de cavalerie de Virginie, sous les ordres de Turner Ashby, dans une série de raids sur le Baltimore & Ohio. Ces actions se montrèrent suffisamment gênantes pour que début mars, McClellan n’ordonne à Banks de transférer ses forces sur la rive sud du Potomac, afin de protéger la voie ferrée. Largement dépassé en nombre, Jackson dut se résoudre à évacuer Winchester le 9 mars.
Tandis que les Nordistes du général Banks occupaient Winchester le 12 mars, Jackson et ses hommes se retiraient lentement en amont de la vallée, vers le sud-ouest, jusqu’à un petit village ironiquement nommé Mount Jackson. Ce retrait faisait écho à celui de l’armée de Virginie septentrionale du général J.E. Johnston, qui avait quitté Manassas pour reculer jusqu’à Culpeper. Mais en bouleversant complètement la donne stratégique, le débarquement de l’armée nordiste du Potomac à la forteresse Monroe et le début de la campagne de la Péninsule, quelques jours plus tard, allaient donner à Jackson l’occasion de reprendre l’initiative.
Premier combat à Kernstown
Le lendemain de l’occupation de Winchester par les Fédéraux, les forces de Banks furent formellement organisées pour former le Vème Corps d’armée, rattaché à l’armée du Potomac. La petite armée de Jackson ne semblant plus constituer une menace, Banks reçut l’ordre de ramener près de Washington deux de ses trois divisions, où elles devraient dans un premier couvrir la capitale fédérale, puis être envoyées en renfort à McClellan. Seule devait demeurer dans la Vallée la division de James Shields, forte d’environ 9.000 hommes. Le 22 mars 1862, l’essentiel de ce redéploiement avait été effectué, et la division Shields campait immédiatement au sud de Winchester, au voisinage d’un petit village baptisé Kernstown.
Jackson avait été informé de ce mouvement, mais il surestimait son importance et crut que les Nordistes n’avaient laissé à Winchester qu’une force équivalente en nombre à la sienne. Ce même 22 mars, il se mit en route vers le nord-est avec moins de 4.000 soldats. Son avant-garde était formée par le 7ème de cavalerie de Virginie, toujours commandé par Turner Ashby, et qui constituait désormais une force combinée – il s’était vu adjoindre une batterie d’artillerie à cheval. Dès la fin de la journée, Ashby établit le contact avec les éléments nordistes avancés. Au cours de l’accrochage qui s’ensuivit, le général Shields fut blessé par un éclat d’obus qui lui cassa un bras. Il passa le commandement à l’un de ses subordonnés, le colonel Kimball, tout en faisant regrouper sa division autour de Kernstown en prévision du lendemain.
Mount Jackson était à plus de 65 kilomètres de Winchester, mais les hommes de Jackson couvrirent cette distance en seulement 36 heures. Cette marche forcée n’était que le premier d’une longue série d’exploits du même ordre. Le cœur de l’armée de Jackson était constitué par sa Stonewall Brigade, à présent commandée par le général Richard Garnett – dont le cousin Robert avait été le premier général à périr au combat durant la guerre, à Corrick’s Ford. Outre la cavalerie d’Ashby, l’armée sudiste comptait deux autres brigades, aux ordres des colonels Jesse Burks et Samuel Fulkerson. Ces forces étaient intégralement virginiennes et, pour la plupart d’entre elles, avaient été recrutées dans la Vallée même.
Pour y faire face, le colonel Kimball disposait de trois brigades : la sienne et celles des colonels Jeremiah Sullivan et Erastus Tyler. S’y ajoutaient cinq batteries d’artillerie et des éléments disparates de cavalerie – l’équivalent d’un régiment, mais provenant de pas moins de sept unités différentes. Lorsque les Confédérés arrivèrent en vue de Kernstown en fin de matinée, le 23 mars, seule la brigade Kimball était occupait une position défensive. Elle était toutefois bien placée, couvrant les batteries d’artillerie installées sur Pritchard’s Hill, une colline dominant Kernstown. La brigade de Sullivan était plus en arrière, sur la route principale (la « route à péage de la Vallée »), et celle de Tyler plus loin encore.
Mauvais départ
La foi religieuse quasi fanatique de Jackson lui inspira quelque répugnance à engager le combat un dimanche, mais sa conscience professionnelle prit le dessus. À 11 heures, il lança Ashby en avant le long de la route à péage, mais c’était essentiellement une feinte. Jackson prévoyait de s’attaquer à la position de Kimball sur Pritchard’s Hill avec deux de ses brigades, celle de Fulkerson précédant la brigade Stonewall. Ashby remplit sa mission avec zèle, affrontant les éléments avancés de Sullivan et drainant l’attention de cette brigade durant la plus grande partie du combat. Lorsqu’il dut reculer sous le nombre, il utilisa simplement la mobilité de ses forces pour mener une attaque de flanc.
Toutefois, le plan de Jackson ne fonctionna pas comme il l’aurait voulu. Rapidement accablée par les tirs de l’artillerie nordiste, la brigade Fulkerson vit son attaque contre Pritchard’s Hill repoussée avec de lourdes pertes. Plutôt que d’y épuiser ses forces, Jackson modifia son objectif et décida de manœuvrer. Il envoya ses troupes occuper une ligne de crête située plus à l’ouest, Sandy Ridge. Celle-ci était assez fortement boisée, mais elle dominait Pritchard’s Hill et commandait les arrières nordistes. Kimball détecta rapidement la manœuvre, et il ordonna à la brigade Tyler, rameutée en urgence de Winchester, de contrer le mouvement des Sudistes en les prenant de vitesse.
La bataille de Kernstown, 23 mars 1862 (carte de Hal Jespersen, www.cwmaps.com).
Les Confédérés, toutefois, arrivèrent les premiers sur Sandy Ridge. Fulkerson, sur la gauche, s’installa derrière un muret de pierre, tandis que Garnett couvrait la droite du dispositif. Avant 16 heures, Tyler déploya ses hommes en colonne par compagnie et passa à l’attaque. Toutefois, les Fédéraux devaient pour cela traverser un vaste plateau à découvert, si bien qu’en dépit de leur infériorité numérique, les Confédérés mieux retranchés purent parer leurs attaques. De surcroît, la formation choisie par les Nordistes, en diminuant la longueur de front des assaillants, réduisait aussi leur puissance de feu – donnant aux Sudistes un avantage supplémentaire.
La bataille se poursuivit ainsi pendant deux heures. La brigade Kimball tenta bien de soutenir l’action de Tyler, mais l’aile droite confédérée était tout aussi solide que la gauche et la brigade Stonewall avait l’avantage de la hauteur. Néanmoins, Jackson était désormais sur la défensive. L’occupation de Sandy Ridge lui avait donné une meilleure vue sur le champ de bataille, d’où il put constater que les forces nordistes étaient en réalité très supérieures aux siennes. Conscient qu’il ne pourrait pas tenir éternellement face aux attaques répétées de l’ennemi, le général confédéré fit appel à la brigade Burks, jusque-là gardée en réserve.
Il n’eut toutefois guère le temps de l’employer. Aux environs de 18 heures, la brigade Stonewall tomba à cours de munitions. Elle commença à reculer, laissant le flanc droit de Fulkerson sans protection. Kimball saisit aussitôt l’occasion qui lui était offerte, et lança sa propre brigade en avant pour s’engouffrer dans la brèche. Jackson contre-attaqua aussitôt avec la brigade Burks, mais elle ne put que retarder l’échéance. Alors que la nuit tombait, le recul des Confédérés se transforma en fuite, en dépit des efforts de Jackson pour tenter de rallier ses hommes. « Stonewall » venait d’essuyer sa première – et unique – défaite de la guerre sur le champ de bataille. Elle lui avait coûté 700 tués, blessés ou prisonniers, contre 600 à ses adversaires. Sa première réaction, une fois ses troupes regroupées, fut de faire mettre Garnett aux arrêts pour avoir fait reculer sa brigade sans son autorisation – le point de départ d’une longue animosité entre les deux hommes.
Échec tactique, succès stratégique
Jackson était loin de se douter à quel point son revers de Kernstown allait s’avérer profitable pour la Confédération. L’agressivité du général sudiste, même s’il avait abouti à une défaite, conduisit le commandement nordiste à surestimer largement la puissance de son armée. Excessivement inquiet pour la sécurité de sa capitale, Lincoln renvoya une des divisions de Banks dans la vallée pour prêter main forte à celle de Shields. Le Vème Corps fut formellement dissout après quelques jours d’existence seulement, et l’on abandonna l’idée – au grand déplaisir de McClellan – de l’envoyer renforcer l’armée du Potomac dans la Péninsule. De même, le président nordiste retint auprès de lui le Ier Corps d’armée du général McDowell, qui devait initialement rejoindre McClellan par voie terrestre.
Le 4 avril, Lincoln réorganisa complètement ses forces dans le nord de la Virginie en vue de ce changement stratégique. Puisque l’armée du Potomac était à présent engagée dans la Péninsule, il créa trois nouveaux départements militaires en Virginie. Celui du Rappahanock était commandé par McDowell et comprenait son Ier Corps (30.000 hommes), avancé jusqu’à Fredericksburg, ainsi que la garnison de Washington et de ses environs immédiats (38.000 soldats en tout). Le département de la Shenandoah, aux ordres de Banks, comptait 25.000 hommes auxquels s’en ajoutaient 10.000 autres en cours de transfert. Enfin, le département de la Montagne, qui correspondait en fait à la Virginie occidentale, fut confié à John Frémont, qui venait de succéder à William Rosecrans. Les quelque 20.000 hommes de ce département occupaient trois points d’appui principaux à Romney, Moorefield et Franklin.
En tout, la minuscule force de Jackson, de surcroît en pleine retraite, réussissait l’exploit d’immobiliser quelques 125.000 soldats nordistes ! Lorsque ses services de renseignements l’informèrent du redéploiement fédéral, Joe Johnston décida d’exploiter au mieux cette situation pour alléger la pression qui pesait sur lui, au moment où il était lui-même en train de transférer son armée vers la Péninsule pour défendre Yorktown. Il expédia des renforts à Jackson, principalement la division de Richard Ewell, qui avait été laissée en couverture face au Ier Corps nordiste – elle comportait en tout moins de 9.000 hommes. S’il était certainement moins brillant, Ewell n’avait pas grand chose à envier à Jackson en matière de bizarrerie.
Pour décrire celui que ses soldats surnommaient Old Baldy, « le Vieux Chauve », laissons la parole à l’historien Larry Tagg : « Plutôt petit avec 1,70 mètre [sic.], il ne lui restait qu’une frange de cheveux bruns autour d’un crâne chauve et bombé. Des yeux brillants et globuleux saillaient au-dessus d’un nez proéminent, lui donnant une allure que beaucoup comparaient à celle d’un oiseau – d’un aigle, disaient certains, ou d’un pic-vert – particulièrement lorsqu’il penchait la tête sur le côté, comme cela lui arrivait souvent, et tenait des discours étranges de sa voix aiguë et zézayante. Il avait l’habitude de proférer des remarques incongrues au beau milieu d’une conversation normale, comme par exemple "Mais quoi qu’il en soit, pourquoi croyez-vous que le président Davis m’ait nommé major-général ?" Il pouvait se montrer d’une vulgarité aussi incendiaire que spectaculaire. Il était si nerveux et tendu qu’il était incapable de dormir dans une position normale, et passait ses nuits enroulé autour d’un tapis. Il s’était convaincu d’être atteint de quelque mystérieuse « maladie » interne, et pour y remédier, ne s’alimentait pratiquement qu’avec du blé bouilli dans du lait et adouci avec du sucre. Un de ses amis caractérisa sa personnalité par "un condensé d’anomalies" ».
Fin mars 1862, Jackson parvint à rassembler ses forces à Mount Jackson après sa défaite de Kernstown, mais le répit fut de courte durée. Le 1er avril, ses avant-postes furent assaillis par les forces désormais très supérieures en nombre de Banks, obligeant les Confédérés à se replier plus loin vers le sud, à New Market. Préoccupé par la sécurité de sa ligne de ravitaillement, désormais très étirée, le général nordiste ne le poursuivit que lentement. Malgré tout, les piquets déployés par Ashby se firent à nouveau surprendre le 16 avril, obligeant Jackson à évacuer New Market pour se replier au sud, vers Harrisonburg, avant d’obliquer vers l’est pour atteindre Conrad’s Store le 19 avril.
Jackson l’insaisissable
Lorsqu’il occupa prudemment Harrisonburg le 22 avril, Banks n’avait qu’une vague idée d’où se trouvait Jackson, et pensa qu’il avait quitté la Vallée – alors qu’en réalité le rusé Sudiste était parvenu à le mystifier. Le mouvement inattendu de Jackson porta ses fruits : croyant la Vallée sécurisée, Lincoln détacha des forces de Banks la division Shields pour l’envoyer renforcer le Ier Corps à Fredericksburg. La division Blenker fut quant à elle transférée au département de la Montagne en vue d’une autre opération, si bien qu’il ne restait plus à Banks qu’une seule de ses divisions. Il reçut de Lincoln de se retirer vers le nord et de s’installer à Strasburg, où son ravitaillement en provenance de Harper’s Ferry parcourrait nettement moins de distance pour l’atteindre.
L’une des principales lubies du président Lincoln – la sécurité de Washington – paraissant assurée, les Nordistes pouvaient désormais se consacrer à la seconde : l’invasion du Tennessee oriental. Le chef de l’État nordiste avait depuis le début des hostilités à cœur de soutenir la forte minorité unioniste de cette région, un objectif d’une grande importance politique pour lui. Accessoirement, il transitait par cette zone montagneuse une voie ferrée importante pour la Confédération, la Virginia & Tennessee Railroad, qui reliait directement Richmond à Chattanooga – autrement dit, l’est à l’ouest. Or, cette voie ferrée transitait par le sud de la vallée de la Shenandoah, à Staunton. Au moins aussi importante à protéger pour les Sudistes qu’à couper pour les Nordistes, elle devint l’enjeu de la suite des opérations.
L’ancien candidat républicain aux présidentielles de 1856 qu’était John Frémont se faisait fort de mener une offensive vers le Tennessee oriental en partant de la Virginie. Il estimait possible de faire transiter son ravitaillement à travers les Appalaches, un optimisme auquel son expérience d’explorateur des Montagnes Rocheuses et de conquérant de la Californie n’était sans doute pas étrangère. Pathfinder (« l’Éclaireur »), comme on le surnommait, se proposait ensuite de remonter le Virginia & Tennessee après s’être emparé de Staunton. D’un point de vue pratique, ce plan n’était guère réaliste, mais Lincoln n’avait pas beaucoup d’autres options. Malgré l’embarras provoqué par sa tentative avortée d’abolir l’esclavage dans le Missouri l’année précédente, Frémont conservait le soutien des républicains radicaux. Qui plus est, la force initialement chargée de pousser vers le Tennessee oriental, l’armée de l’Ohio du général Buell, avait été détournée par le général Halleck pour assiéger Corinth.
Le président nordiste donna donc son accord, et Frémont envoya une avant-garde se rapprocher de Staunton. Cette force de 6.500 hommes se composait des brigades de Robert Milroy et Robert Schenck. Face à elles, Edward « Allegheny » Johnson avait moins de 3.000 soldats à opposer. Jackson, de son côté, reçut le renfort d’Ewell le 30 avril. Il avait également fait dresser une carte très précise de la région, dont les Nordistes n’avaient pas l’équivalent. Ainsi préparé et renforcé, Jackson se disposait à frapper Banks, mais réalisa qu’il devait d’abord éliminer la menace que faisait peser sur ses arrières la petite armée de Milroy. Laissant à Conrad’s Store le gros de la division Ewell, il se prépara à un mouvement éclair avec ses propres forces.
La bataille de McDowell
Le 2 mai, la division Jackson, désormais forte de 6.000 soldats, se mit en route vers le sud dans l’intention ostensiblement avouée de rejoindre Richmond. Pendant qu’Ashby couvrait le mouvement et qu’Ewell multipliait les diversions pour occuper les hommes de Banks, Jackson atteignit en deux jours le Virginia & Tennessee à l’ouest de Charlottesville. Il y surprit même ses propres hommes en les faisant embarquer pour des trains à destination de Staunton, et non de Richmond, dans la direction opposée. Le 5 mai, il rejoignit « Allegheny » Johnson à Staunton. Lorsque leurs forces combinées marchèrent sur celles de Milroy le 7 mai, celui-ci fut pris par surprise et commença à se retirer. Une fois de plus, les manœuvres de Jackson avaient porté leurs fruits.
Toutefois, la rapide progression des Confédérés impliquait que ceux-ci étaient à présent très étirés. Lorsqu’il s’en rendit compte, Milroy chercha à en tirer profit. Il s’installa sur une bonne position défensive près du village de McDowell, massant son artillerie sur une colline protégée par une petite rivière, la Bullpasture. Le combat s’engagea dans la matinée du 8 mai. Après une série d’accrochages entre tirailleurs et alors que la brigade Johnson, qui formait l’avant-garde des forces sudistes, s’apprêtait à marcher sur la position nordiste, Milroy et Schenck le prirent de vitesse et passèrent à l’attaque à 15 heures. Bien soutenus par leur artillerie, les Fédéraux s’efforcèrent pendant quatre heures de percer le centre du dispositif confédéré ou d’en contourner les ailes.
Bataille de McDowell, 8 mai 1862. Carte du Civil War Preservation Trust.
Jackson, cependant, parvint à contrer chacune de leurs manœuvres, engageant successivement les brigades Burks et Fulkerson, cette dernière menée temporairement par William Taliaferro. La brigade Stonewall, à présent commandée par Charles Winder, ne joua par contre aucun rôle dans l’engagement, étant trop loin en arrière. L’arrivée de ces renforts permit à Johnson, dont les régiments quelque peu dispersés avaient initialement dû reculer, de se stabiliser sur la colline de Sitlington’s Hill. Malgré l’échelle modeste de l’engagement, les ravins boisés qui bordaient la Bullpasture furent le théâtre de combats parfois acharnés, durant lesquels Johnson fut grièvement blessé d’une balle dans la cheville, et où des régiments de Virginiens confédérés en affrontèrent d’autres levés parmi les Virginiens unionistes dans une lutte fratricide. Les Sudistes essuyèrent des pertes supérieures à celles de leurs adversaires – 420 hommes contre 260 – mais ils tinrent bon.
Le soir venu, Milroy et Schenck jugèrent plus prudent de se retirer sur leur position de départ puis, dans la nuit, jusqu’à leur base de Franklin. Jackson les poursuivit, mais les actions d’arrière-garde efficacement menées par les Nordistes empêchèrent les Confédérés d’en tirer profit. Peu désireux de faire face au gros des forces de Frémont, Jackson fit demi-tour le 12 mai. Son repli fut couvert par la fumée des incendies de forêt que ses troupes avaient allumés, et Frémont échaudé ne se lança pas à sa poursuite. Bien que n’ayant pas été une victoire très nette sur le plan tactique, la bataille de McDowell avait permis à Jackson de remplir ses objectifs, sécurisant ses arrières et mettant temporairement l’armée de Frémont hors jeu.
Jackson ramena sa division dans la Vallée et, le 19 mai, il réoccupa Harrisonburg, que les forces désormais affaiblies de Banks avaient évacuée. La situation était désormais favorable pour que Jackson et Ewell marchent conjointement sur Strasburg. Cette offensive faillit toutefois être compromise par une série d’ordres contradictoires donnés à Ewell par Jackson d’une part, et Joseph Johnston d’autre part. Le commandant de l’armée de Virginie septentrionale était à présent acculé aux faubourgs de Richmond par l’avancée de McClellan, et réclamait d’urgence le retour de la division Ewell pour renforcer les défenses de la capitale confédérée. Jackson s’y opposa, et en appela au conseiller militaire du président Davis, le général Lee. Ce dernier, favorablement impressionné par les manœuvres de Jackson sur le terrain, usa de son influence, et Davis donna gain de cause à Jackson.
Panique à Front Royal
Dans sa partie centrale, la Vallée est divisée en deux par la montagne Massanutten, une éminence qui culmine à 891 mètres seulement, mais présente un terrain boisé et accidenté sur près de 80 kilomètres de long. Délicate à franchir pour une armée, elle sépare les deux branches de la rivière Shenandoah, très originalement baptisées North Fork et South Fork. Harrisonburg se situe à l’extrémité sud de la montagne, tandis que Strasburg se trouve à l’opposé. Une fois arrivée à Strasburg, la North Fork oblique vers l’est, pour rejoindre la South Fork à Front Royal et former la Shenandoah proprement dite.
Les forces de Banks, désormais limitées à la seule division d’Alpheus Williams, étaient justement cantonnées à l’extrémité nord des vallées jumelles. Banks en personne s’était établi à Strasburg avec 9.000 hommes et deux brigades, la troisième se trouvant plus au nord, autour de Harper’s Ferry, pour protéger sa base de ravitaillement. Un petit détachement d’environ un millier de soldats nordistes, sous les ordres du colonel John Kenly, tenait Front Royal. Pour l’essentiel, ils provenaient d’un régiment du Maryland – État esclavagiste, pourvu d’une forte minorité sécessionniste, mais qui était resté dans l’Union. Front Royal présentait le double intérêt stratégique de couvrir à la fois les approches de la South Fork et celles de la cluse de Manassas, par laquelle transitait une voie ferrée menant de Mount Jackson à Manassas – ce qui en faisait une voie de communication privilégiée entre la Vallée et l’est de la Virginie.
Jackson décida de frapper là où Banks était le plus vulnérable : à Front Royal. Le 20 mai, il occupa New Market, tandis qu’Ewell se mettait en marche vers le nord. Le lendemain, la division Jackson obliqua vers l’est, traversa la montagne Massanutten en moins de vingt-quatre heures, et rejoignit celle d’Ewell à Luray. Ce nouvel exploit valut aux soldats de Jackson de mériter définitivement le surnom de « cavalerie pédestre », d’autant plus mérité si l’on songe que la plupart d’entre eux portaient des souliers passablement usés voire, dans bien des cas, plus de souliers du tout. Le 22 mai, les forces combinées de Jackson et d’Ewell, qui se montaient désormais à un peu moins de 17.000 hommes, marchèrent aussitôt sur Front Royal, qu’elles approchèrent le 23.
L’avant-garde de cette troupe, désormais baptisée « armée de la Vallée », était formée par la brigade de Richard Taylor. Constituée intégralement de Louisianais, elle comprenait notamment le bataillon de zouaves qui s’était illustré à Bull Run, les « Tigres de la Louisiane ». Ce surnom allait par la suite désigner la brigade entière. Son commandant, qui avait épousé une riche héritière de la Nouvelle-Orléans, était également le fils de Zachary Taylor, héros de la guerre du Mexique et président des États-Unis de 1849 à sa mort en 1850. La brigade Taylor était renforcée par un régiment indépendant recruté parmi… les sécessionnistes du Maryland. Un nouvel affrontement fratricide se profilait.
Pendant que les cavaliers d’Ashby coupaient la route qui reliait Front Royal à Strasburg, Kenly recula graduellement en s’efforçant de ralentir la progression des Sudistes. Abandonnant la ville, il essaya d’incendier les ponts sur la Shenandoah, mais les Confédérés le suivaient d’assez près pour réussir à maîtriser rapidement les flammes. La cavalerie sudiste prit alors le relais, empêchant les Fédéraux de se retirer vers Winchester et transformant leur repli en déroute. Dans une des rares charges de cavalerie réussies de la guerre, les cavaliers confédérés enfoncèrent les fantassins nordistes, capturant la plupart d’entre eux dont Kenly – qui ne se rendit pas, toutefois, avant d’avoir été sérieusement blessé. Jackson avait fait près de 700 prisonniers, et menaçait désormais les arrières de l’armée de Banks.
La bataille de Winchester
La victoire des Sudistes à Front Royal rendait la position de Banks intenable : si Jackson parvenait à Winchester avant lui, tant sa ligne de ravitaillement que sa principale porte de sortie vers Harper’s Ferry lui étaient coupées. Dès qu’il apprit la défaite de Kenly, le 24 mai, il ordonna une retraite précipitée sur Winchester. Ses hommes quittèrent Strasburg de la manière la plus précipitée qui soit, laissant sur place d’énormes quantités de vivres, munitions et équipements. Autant de richesses inestimables pour les soldats frugaux de Jackson, qui s’en emparèrent avec joie. Ils ne tardèrent pas à surnommer ironiquement Banks « le commissaire aux subsistances » pour leur avoir fourni à son corps défendant ce que leur propre intendance peinait trop souvent à obtenir.
La cavalerie sudiste, désormais renforcée par deux autres régiments de la division Ewell, harcela toute la journée les colonnes nordistes, dont la retraite ressemblait de plus en plus à une débâcle. Des trains entiers de chariots capturés vinrent ajouter leur contenu à ce qui avait été pris à Front Royal et à Strasburg, tandis que la liste des prisonniers nordistes s’allongea. À l’aube du 25 mai, Banks n’avait déjà plus à sa disposition que 6.500 hommes – les autres étaient dans la nature ou entre les mains des Sudistes. Il réussit malgré tout à atteindre Winchester le premier, semblait-il, et résolut de s’y arrêter pour établir de nouvelles défenses.
Le général nordiste établit ses forces en lisière immédiate de Winchester, non loin du lieu où s’était déroulée la bataille de Kernstown, deux mois plus tôt. Sur sa droite, il disposa la brigade de George Gordon pour protéger la route à péage de la Vallée, venant de Strasburg. Sur sa gauche, la brigade du colonel Dudley Donnelly couvrait pour sa part la route arrivant de Front Royal. Entre les deux, une brigade ad hoc de cavalerie, aux ordres de John Hatch, et des éléments épars d’infanterie protégeaient le centre. Gros problème pour Banks : il ignorait complètement la position de l’insaisissable Jackson, ce qui l’empêchait d’anticiper correctement d’où viendrait l’attaque.
Jackson, pour sa part, était bien mieux renseigné que son adversaire. Tandis que sa propre division progressait le long de la route de la Vallée, la division Ewell, plus avancée, suivait celle de Front Royal. Cela permit à Jackson de transférer trois de ses quatre brigades sur la gauche, où il entendait mener son attaque principale. Réduite à la seule brigade d’Isaac Trimble, la division d’Ewell engagea le combat dès le lever du soleil. Repoussé par la brigade Donnelly, Trimble tenta par deux fois d’en déborder l’aile gauche, mais à chaque tentative les Nordistes s’arc-boutèrent un peu plus sur la ville de Winchester pour contrer la manœuvre.
De l’autre côté du champ de bataille, Jackson fit occuper par la brigade Stonewall une colline sur laquelle il put déployer son artillerie. Puis il lança une attaque frontale avec les deux autres brigades de sa division, soutenue par celle d’Arnold Elzey, auxquelles les soldats de Gordon résistèrent vaillamment. Même tenu en échec, cet assaut permit à Jackson d’étendre ses lignes vers la gauche, et la brigade Taylor, entraîna celle de George Steuart dans son sillage, put menacer le flanc droit de l’Union. L’avancée des Tigres de la Louisiane fut couronnée de succès. En passe d’être écrasée, la brigade Gordon recula, obligeant Banks à sonner la retraite dès 8 heures du matin.
Cette bataille – la première des trois qui allaient être livrées à Winchester durant le conflit – résultait en un nouveau triomphe pour Stonewall Jackson. Il n’y avait perdu que 400 hommes, contre 2.000 à son adversaire, parmi lesquels nombre de prisonniers. L’armée de Banks était virtuellement hors jeu. Réduite à moins de la moitié de son effectif de l’avant-veille, elle se réfugia à Martinsburg, puis à Harper’s Ferry. Seule ombre au tableau : Jackson manqua l’occasion de l’anéantir complètement. Non qu’il n’en eût pas la volonté, mais ses hommes étaient épuisés et les chevaux fourbus par les incessantes marches, contre-marches, manœuvres de diversion et batailles. Néanmoins, il était redevenu maître de la Vallée. Que de chemin parcouru – au propre comme au figuré – depuis sa défaite de Kernstown !
La bataille de Winchester fit souffler un vent de panique à Washington. La possibilité que Jackson atteigne Harper’s Ferry, puis descende la vallée du Potomac jusqu’à Washington, fut prise au séreux. La milice fut appelée en urgence à travers tout le pays, et les lignes de chemin de fer réquisitionnées pour transporter les miliciens ainsi rassemblés jusqu’à Washington. La défaite de Banks eut d’autres répercussions, plus immédiates, sur la stratégie nordiste. Le Ier Corps de McDowell, désormais fort de 40.000 hommes devait quitter Fredericksburg le 26 mai en direction du sud, pour rejoindre l’armée du Potomac qui assiégeait Richmond. La veille de son départ, l’ordre fut purement et simplement annulé, au grand dam du général McClellan.
Sus à Jackson !
Abraham Lincoln avait désormais d’autres plans pour ce corps d’armée. Sachant pertinemment que la mobilisation de la milice était surtout destinée à rassurer la population nordiste, le président conçut un plan audacieux destiné à reprendre l’initiative dans la Vallée et à y piéger Jackson. En premier lieu, McDowell devrait envoyer la moitié de ses forces dans la Vallée par la cluse de Manassas et Front Royal, pour s’en prendre à la droite de Jackson. Simultanément, Frémont devrait quitter Franklin pour marcher sur Harrisonburg, afin de remonter la vallée de la Shenandoah par le sud et couper la retraite des Confédérés. Enfin, dès que Jackson aurait décroché, Banks devrait faire volte-face pour se lancer à sa poursuite.
Ce plan paraissait bien conçu, au moins sur le papier, surtout quand on considérait l’inexpérience de Lincoln en matière de stratégie militaire. Toutefois, il était assez optimiste. Il demandait en effet une parfaite coordination dans les mouvements des trois armées, et la coopération pleine et entière de leurs commandants respectifs. Or, Lincoln n’eut ni l’une ni l’autre. McDowell ne fit initialement que renvoyer dans la Vallée la division Shields, qui venait à peine d’en arriver, et ne consentit qu’avec retard à le faire suivre par une de ses propres divisions, en l’occurrence celle d’Edward Ord. Frémont fit pire encore : estimant que sa ligne de ravitaillement depuis Franklin était trop exposée, il ramena son armée bien plus au nord, à Moorefield, et pénétra dans la Vallée par le nord-ouest plutôt que par le sud. Enfin, Banks ne livra aucune poursuite – à sa décharge, son armée avait été trop malmenée les jours précédents pour être utile à quoi que ce soit.
Mouvements dans la Vallée, entre le 21 mai et le 19 juin 1862. Carte de Hal Jespersen (www.cwmaps.com).
D’autant que Jackson n’avait pas complètement relâché sa pression sur Banks. Sur l’ordre de Lee, il avait envoyé la brigade Stonewall se livrer à une démonstration contre Harper’s Ferry le 29 mai. Le conseiller militaire du président Davis avait bien senti que la présence de Jackson aussi loin au nord était susceptible de mobiliser d’importantes forces nordistes. C’était précisément ce dont la Confédération avait besoin, car l’armée de Virginie septentrionale du général Johnston se préparait à une contre-offensive pour tenter de briser l’étau dans lequel les Nordistes enserraient Richmond. Tout ce qui pouvait priver l’armée du Potomac de renforts était donc le bienvenu, et menacer Harper’s Ferry en faisait partie.
Cap au sud
Le 30 mai, la division Shields réoccupa sans opposition Front Royal. Aussitôt informé, Jackson décida qu’il était temps de reculer. Il ordonna de marcher vers le sud et le 1er juin, son armée s’était entièrement regroupée à Strasburg. Shields ne fit rien pour lui couper la retraite, car il attendait l’arrivée de la division Ord pour lui prêter main forte. De son côté, retardé par son détour par les routes de montagne entre Franklin et Moorefield, Frémont n’était pas encore dans la Vallée. Tant est si bien que Jackson échappa impunément aux tenailles qui étaient sur le point de se refermer sur lui. Après avoir brûlé les ponts dans le voisinage de Strasburg, pour empêcher Frémont et Shields de faire leur jonction, il reprit sa marche vers le sud le 2 juin.
Jackson choisit de longer la North Fork, car la route à péage de la Vallée, qui était pavée, lui permettrait d’avancer plus rapidement – et notamment d’emporter plus facilement le butin saisi à Front Royal et Winchester. Désormais bien pourvus en chaussures grâce à la générosité involontaire du « Commissaire Banks », ses soldats couvrirent près de 70 kilomètres en trente-six heures. Frémont le poursuivait directement par la même route, tandis que Shields suivait la South Fork et s’efforçait d’atteindre Harrisonburg avant les Sudistes pour leur couper la route. Toutefois, ses soldats étaient ralentis par le mauvais état de la route non pavée qu’ils empruntaient, tandis que la montagne Massanutten les empêchait de lancer des attaques de flanc contre leurs adversaires pour les ralentir.
Les cavaliers de Turner Ashby livrèrent des actions d’arrière-garde qui tinrent Frémont à distance, d’autant que ce dernier manquait de cavalerie pour s’y opposer. Malgré quelques erreurs occasionnelles, Ashby dirigea ces engagements avec brio, et il n’avait pas son pareil pour fournir à Jackson des renseignements précis qui contribuèrent beaucoup à ses victoires. Son mérite fut récompensé le 3 juin par une promotion au grade de brigadier-général… mais lorsque la nouvelle parvint dans la Vallée, Ashby était déjà mort. Quand les trois armées engagées – la sudiste et les deux nordistes – approchèrent de Harrisonburg, Shields put envoyer en avant la brigade de cavalerie de George Bayard afin qu’il prêtât main forte à Frémont. Le 6 juin, les deux forces de cavalerie s’accrochèrent à Chestnut Hill. Les Confédérés en sortirent une nouvelle fois victorieux, mais Ashby fut tué d’une balle dans la poitrine.
Pendant que le colonel Thomas Munford prenait le commandement de la cavalerie sudiste, et que la dépouille mortelle d’Ashby était ramenée à Richmond pour lui offrir des funérailles nationales, Jackson résolut d’affronter Frémont avant qu’il ne puisse faire sa jonction avec Shields. Ce dernier, du reste, menaçait désormais de lui couper sa principale porte de sortie, qui transitait par la cluse de Brown et le village de Port Republic. Le contrôle de ce dernier était devenu d’autant plus vital qu’à Richmond, le cours des événements avait commencé à changer. Si l’attaque tant attendue de Joe Johnston avait débouché sur un match nul à Seven Pines (31 mai – 1er juin 1862), le général sudiste y avait été gravement blessé. L’homme que Davis avait nommé pour lui succéder à la tête de l’armée de Virginie septentrionale n’était autre que Robert Lee, et ce dernier avait de grands projets en tête – des projets qui nécessiteraient toutes les troupes disponibles, y compris celles de Jackson.
Frémont hors jeu
Le 7 juin, Jackson et ses hommes arrivèrent dans les environs de Port Republic. Ce petit village sans importance était toutefois extrêmement bien placé, au confluent de deux rivières donnant naissance à la South Fork. Les Confédérés ayant brûlé tous les autres ponts sur cette dernière, ils empêchaient ainsi Frémont et Shields de faire leur jonction tant qu’ils tenaient cette position, ce qui permettait à Jackson d’envisager battre ses deux adversaires l’un après l’autre – dans le plus pur style napoléonien. Il manœuvra tout d’abord afin de pousser Frémont à l’attaquer sur un terrain favorable. Toutefois, le général nordiste rechignait à livrer bataille depuis le début de la campagne, et ne mordit pas à l’hameçon.
Au lieu de cela, ce sont des éléments de cavalerie nordiste – en fait l’avant-garde de la division Shields – qui surprirent les Confédérés sur leurs arrières et manquèrent de capturer leurs chariots de ravitaillement. Les cavaliers bleus firent irruption à Port Republic le 8 juin, Jackson n’échappant que de peu à la capture tandis que plusieurs membres de son état-major étaient faits prisonniers. Le général confédéré parvint à regrouper ses forces et à mettre les Nordistes en déroute après un bref combat de rues, mais l’alerte avait été suffisamment sérieuse pour l’obliger à redéployer sa division pour faire face à toute nouvelle action de la part de Shields. Ce mouvement laissait la seule division d’Ewell faire face aux forces de Frémont.
Bataille de Cross Keys, 8 juin 1862. Carte du Civil War Preservation Trust.
Dans le même temps, Frémont s’était enfin décidé à lancer une reconnaissance avec une de ses brigades. Celle-ci était commandée par un Français, Gustave Cluseret. Ce socialiste et révolutionnaire patenté avait déjà une existence aventureuse derrière lui, et allait par la suite devenir l’un des chefs militaires de la Commune de Paris en 1871. Pour l’heure, sa petite brigade progressait suffisamment pour convaincre Frémont d’envoyer les brigades Schenck et Milroy la soutenir. Frémont déploya également la division de Louis Blenker, une formation presque exclusivement composée de volontaires d’origine allemande. La brigade de Julius Stahel gardait le flanc gauche tandis que celles de William Bohlen et John Koltes demeuraient en réserve.
Face à lui, Ewell déploya ses forces sur des hauteurs derrière un ruisseau, mais tira profit d’une petite éminence sur l’autre rive pour y faire avancer la brigade Trimble. Celle-ci stoppa juste avant de parvenir au sommet, ce qui lui permit de rester cachée à la vue des Nordistes, et Trimble se contenta de déployer quelques tirailleurs en avant de sa position. Cette dernière couvrait désormais la droite confédérée. Or, c’est justement là que Frémont avait décidé de lancer son assaut. La brigade Stahel marcha droit dans le piège : grimpant en pente douce la colline déboisée, les fantassins nordistes furent cueillis à cinquante mètres à peine par la brigade Trimble qui les massacra. Un de ses régiments perdit la moitié de son effectif en quelques minutes, et Stahel se retira précipitamment pour ne plus y revenir.
Frémont fit plusieurs tentatives mal coordonnées pour tourner la droite de la brigade Trimble, mais cette dernière parvint systématiquement à les contrer. Parallèlement, Milroy attaqua au centre, mais sa position était elle-même sous la menace des hommes de Trimble et il recula. Schenck attaqua à son tour sur la gauche mais n’eut pas plus de succès, toujours faute de soutien. Le seul résultat de l’attaque nordiste fut de blesser deux des chefs de brigade d’Ewell, Arnold Elzey et George Steuart. De guerre lasse, Frémont finit par se retirer un peu plus loin, suivi de près par Trimble qui espérait bien surprendre le camp des Nordistes à la nuit tombée. Ewell, toutefois, ne l’autorisa pas à mener son attaque nocturne, et la bataille de Cross Keys, ainsi nommée d’après le carrefour autour duquel les Nordistes avaient manœuvré ce jour-là, en resta là.
Quitter la Vallée
L’engagement avait coûté près de 700 hommes aux Nordistes contre moins de 300 à leurs ennemis. D’échelle relativement restreinte, la bataille n’en était pas moins significative. Frémont, alors même qu’il n’avait guère engagé que la moitié de ses forces, avait été sérieusement échaudé et n’allait plus rien tenter contre Jackson. Ce dernier put ainsi préparer son armée à quitter la Vallée pour aller rejoindre Lee à Richmond. Il lui restait toutefois à livrer un dernier combat contre le seul adversaire lui posant encore problème à ce stade de la campagne, James Shields. Ne laissant qu’une modeste arrière-garde faire face à un Frémont atone, Jackson transféra le gros de ses forces de manière à être prêt à partir pour Conrad’s Store et la cluse de Brown, tôt dans la matinée du 9 juin.
La division Shields, pour sa part, n’était toujours pas au complet, et son commandant n’était pas encore arrivé. La brigade de Samuel Carroll venait à peine d’être rejointe par celle d’Erastus Tyler, et ce dernier assuma le commandement. Les Fédéraux n’avaient alors pas plus de 3.500 hommes, ce qui en faisait une proie a priori facile pour l’armée de la Vallée au grand complet. Jackson déploya donc la brigade Stonewall en vue de l’attaque à venir. Les Nordistes, cependant, s’étaient préparés : Carroll bien soutenu par plusieurs batteries de campagne s’était mis en position défensive. Sa droite était ancrée sur la South Fork, tandis que les hommes de Tyler, légèrement en retrait, couvraient sa gauche.
À 5 heures du matin, Winder mena la brigade Stonewall en avant. Il fut accueilli par un feu nourri qui stoppa net ses soldats pourtant aguerris. Les canons sudistes furent appelés à la rescousse, mais ils eurent le dessous dans le duel d’artillerie qui s’ensuivit. Après deux assauts infructueux des Sudistes, Tyler envoya des renforts à Carroll, et ce dernier contre-attaqua avec succès. Tandis que la brigade Stonewall était désormais réduite à reculer, les Louisianais de Taylor s’efforcèrent de flanquer les Nordistes à travers les bois situés sur leur gauche. Ils tombèrent sur la brigade Tyler, qui les repoussa. La clé de la bataille était une petite colline baptisée « The Coaling » (« le Charbonnage »), qui dominait la rive droite, autrement plane, de la South Fork.
La bataille de Port Republic, 9 juin 1862. Annotations de l'auteur sur une carte de Jedediah Hotchkiss, le principal officier cartographe de Jackson.
Pendant que Jackson faisait affluer les renforts vers le combat et s’efforçait de rallier son ancienne brigade, Taylor lança une deuxième attaque qui réussit à enlever The Coaling et à capturer la batterie que les Fédéraux y avaient placée. Une contre-attaque de Tyler déboucha sur un corps-à-corps brutal, à l’issue duquel la colline changea de mains une nouvelle fois. Ayant reçu du soutien, Taylor étendit ses lignes vers la droite et attaqua derechef. La troisième tentative fut la bonne : les Sudistes s’emparèrent définitivement de la hauteur et retournèrent les canons qu’ils y avaient pris contre leurs anciens propriétaires. Exposée aux attaques de flancs des Confédérés et faisant face à un adversaire de plus en plus nombreux, la brigade Carroll finit par reculer, poursuivie par les Sudistes. Frémont, qui s’était mis en marche au son du canon, arriva finalement trop tard pour faire quoi que ce soit d’utile.
La bataille de Port Republic ajouta quelques centaines de prisonniers nordistes à ceux déjà faits précédemment par les hommes de Jackson. Elle leur avait cependant coûté cher, avec un total de 800 pertes contre un bon millier chez les Nordistes. Ce combat, mal engagé pour les Sudistes, s’achevait toutefois par une nette victoire. Démoralisées, les deux armées nordistes abandonnèrent toute velléité de poursuite et se retirèrent vers le nord de la Vallée, laissant Jackson et son armée la quitter en toute impunité. Bien qu’il fût absent du champ de bataille, James Shields paya les pots cassés en se voyant retirer son commandement, et quitta l’armée l’année suivante. Frémont eut droite à quelques jours de sursis, mais il n’allait pas tarder à faire de même.
Jackson, pour sa part, connaissait son heure de gloire. Il devint le plus populaire des généraux de la Confédération, à un moment où les autres n’avaient pas su se montrer décisifs, et où Lee n’avait pas encore effacé la disgrâce attachée à ses échecs de l’automne précédent. Malgré quelques erreurs, sa campagne dans la vallée de la Shenandoah s’était avérée remarquable en bien des points. Jackson avait mystifié ses adversaires et détourné des forces nordistes considérables avec des moyens limités, exerçant sur le déroulement global du conflit un impact stratégique bien supérieur à celui qu’on était en droit d’attendre au départ. Ce n’est donc pas un hasard si ses manœuvres sont encore aujourd’hui étudiées dans la plupart des écoles militaires américaines. Toutefois, un plus grand défi encore attendait Stonewall Jackson. Après quelques jours d’un repos bien mérité, ses hommes se mirent en route le 18 juin 1862 en direction de Richmond, où ils allaient prendre part à une nouvelle offensive.