L'Homme providentiel, une persistance de la représentation monarchique
Que ce soit à travers la figure de Napoléon, d'Adolphe Thiers, du général Boulanger, de Raymond Poincaré, de Gaston Doumergue, du maréchal Pétain ou encore du général de Gaulle, tous ces hommes ont incarné les espérances des Français en répondant à des aspirations précises, dans un contexte difficile, à travers la crise d'une société et le sentiment d'un avenir indécis et incertain. Cette figure du Sauveur n'est pas sans rappeler que la France a vécu pendant des siècles sous le régime de la monarchie absolue, dont le point névralgique du pouvoir politique résidait dans la figure du Roi, « le représentant de Dieu sur Terre », doté de pouvoirs divins et guidant les sujets du royaume de France.
Cette représentation monarchique va finalement perdurer et prospérer au sein de la vie politique française et quelque soit la nature du régime politique en France, de la Monarchie à la République en passant par l'Empire. L'Homme providentiel va faire l'objet d'un véritable culte de la part des Français, oscillant ainsi entre mythe, c'est-à-dire des faits, des représentations, qui lui sont donnés relevant simplement de l'invention, de l'imaginaire et modifiant ainsi la réalité des faits. L'Histoire de France montre que cette figure de l'Homme providentiel a émergé dans des contextes très différents.
Napoléon, entre la figure du guerrier et celle du législateur
Ces « images d'Epinal » vont servir la propagande impériale dans le but de magnifier les actes de l'Empereur et ceux de l'armée impériale, dont l'objectif est de faire accepter à la population, la grandeur et la puissance de son Empereur et de son armée à travers, parmi d'autres exemples, la représentation imagée de la bataille d'Austerlitz.
Jeune capitaine, Bonaparte incarna « la hardiesse conquérante des jeunes capitaines avides de se précipiter dans la gloire » (Raoul Girardet). En effet, il tira sa légitimité non pas du passé, ni de l'avenir mais s'inscrit dans l'éclat d'une action immédiate. Dans cette perspective, le jeune Bonaparte et ses victoires dans les deux campagnes d'Italie de 1795 et de 1800 ont construit la mythologie d'un Bonaparte, mué en Sauveur. Au sein des arts de la peinture et de la littérature, de telles images vont être réemployées.
Ce fut le cas du peintre David, présentant la très célèbre image d'un Bonaparte franchissant le col du Mont Saint-bernard désignant du doigt ses futures conquêtes en Italie. Des écrivains tels que Stendhal, Balzac ou encore Maurice Barrès ont écris et participé par ce biais à mythifier la personne de Bonaparte. Barrès a pu écrire que Bonaparte était « songeur, farouche, avec le teint bleuâtre des jeunes héros qui rêvent de l'Empire ». Napoléon Bonaparte se trouve alors auréolé d'une certaine forme de sacralité qui va perdurer à travers la légende napoléonienne promise à une longue postérité.
Les exploits guerriers ne doivent toutefois pas masquer l'importance d'un Empereur législateur, élément qui a participé à la construction de cette image de l'Homme providentiel. Napoléon est celui qui a été le fondateur d'un ordre institutionnel nouveau. Adolphe Thiers, homme politique français commenta les lois du Premier Empire en révélant qu'elles ont été « les bases de la société moderne ». Il prolonge ses propos en révélant que Napoléon a doté la société française de « l'ordre, de notre état civil et de notre organisation administrative ». Par ses actes législatifs, Napoléon est non seulement considéré comme un Homme providentiel pour ses faits d'armes, ses coups d'éclat, mais il l'est aussi pour son œuvre dans l'administration de la France, actes qui l'inscrive dans le temps long de la vie du pays.
Par ces grandes actions, Napoléon s'est installé dans l'imaginaire des Français comme le héros de la France. Une vision qui va s'autoalimenter, malgré la défaite de Napoléon en 1814. Son retour de l'île d'Elbe, lieu où il fut exilé, a contribué à magnifier encore davantage son image. De son débarquement à Golf Juan à son arrivée à Paris en l'espace de deux semaines, la population s'est ralliée dans sa grande majorité à l'Empereur. Il avait pris soin d'emprunter un itinéraire sans risque majeur, dont les sentiments bonapartistes de la population ne laissaient que peu de doute. Il délaissait ainsi volontairement, le midi royaliste, plus menaçant.
Les exploits guerriers, l'œuvre du législateur, son retour de l'île d'Elbe, et sa mort sur l'île de Sainte-Hélène en mai 1821 ont contribué à construire la légende Napoléonienne.
Cet attachement à Napoléon s'exprime, dans au moins deux évènements importants, à travers le retour des cendres de Napoléon en décembre 1840, accompagné d'une véritable liesse populaire ainsi que lors de l'élection du président de la République le 10 décembre 1848 qui consacre la victoire de Louis-Napoléon Bonaparte, le neveu de Napoléon Ier à la grande surprise de ses adversaires, puisque ce dernier remporte l'élection avec un total de 7,5 millions de suffrages. Une étude sociologique des votes a permis de montrer que ces votes furent essentiellement venus de la population rurale. Le suffrage universel (masculin) a mis au jour la longévité de la légende napoléonienne qui persiste dans l'esprit des français.
Par la suite, un autre homme, imprégné de l'héritage bonapartiste, va émerger dans l'imaginaire des Français dans un contexte totalement différent, celui de la troisième république naissante, à travers l'épisode du général Boulanger.
Le général Boulanger : « rassembleur des mécontents »
L'émergence de la popularité du général Boulanger tient avant tout, à la situation économique, sociale, et politique de la France entre 1886 et 1889, deux dates qui encadrent cet épisode éphémère du boulangisme de l'ascension de Boulanger à sa déchéance par l'acte de défense républicaine.
De cette situation économique, émerge des revendications protectionnistes afin de lutter contre la concurrence des produits étrangers. La société entre dans une période de révolte sociale, nettement visible à travers la grève de Decazeville qui se déroula de janvier à juin 1886 sur fonds de revendications salariales de la part des ouvriers et d'une diminution du temps de travail.
Dans cette situation de crise économique et sociale, une crise d'identité se fait jour. La société cherche alors un bouc émissaire, qu'elle trouva en la personne des Juifs. C'est la période qui marque la montée en puissance de l'antisémitisme non seulement en France mais aussi plus largement en Europe. Edouard Drumont, l'auteur de la « France juive » publia son œuvre dans le courant de l'année 1886, un livre qui trouva un large écho dans l'opinion publique. Un autre phénomène lié directement à cette crise identitaire tient à travers le rejet de l'immigration et la volonté affirmée d'un repli sur soi. L'immigré constituant alors un second bouc émissaire responsable de la situation dans laquelle se trouve la population française et qui laisse poindre un sentiment affirmé de xénophobie.
Le paroxysme de cette crise est à chercher dans la sphère politique, la République est alors un régime discrédité de par la division des républicains, et surtout de l'opprobre jeté sur l'institution et les représentants du parlementarisme, jugés impuissant et incapable de résoudre la crise. Ce discrédit se trouve renforcé par des scandales de corruption, notamment l'affaire des décorations, impliquant le gendre, Daniel Wilson, du président de la République, fraîchement réélu en décembre 1885, Jules Grévy, contraint à la démission. Cette affaire a été révélée en octobre 1887 par un journal proche du général Boulanger.
Enfin, la France connaît une crise nationale depuis la défaite lors de la guerre franco-prussienne de 1870 et l'idée de revanche va bercer des générations de français, convaincus de reprendre un jour, « les provinces perdues de l'Alsace et de la Lorraine ». Les français sont alors éduqués dans le culte de la Patrie, symbolisée par la formation des « bataillions scolaires », des sociétés de Tirs et de gymnastiques, censés préparer la revanche.
L'homme providentiel
Général républicain, il opte pour des mesures de réformes au sein de l'armée, avec notamment, l'introduction du fusil Lebel, du port de la barbe parmi une multitude d'autres décrets. Il entreprend de républicaniser l'armée en chassant les éléments royalistes et bonapartistes de cette institution. Il prend position en faveur des grévistes de Decazeville et appliqua à la lettre la loi d'expulsion visant les princes en juin 1886, leur imposant l'exil.
L'importance de sa popularité se révèle au grand jour durant le défilé militaire du 14 juillet 1886, où il éclipsa le président de la République, Jules Grévy, la population entonnant des « vive Boulanger ». Boulanger se présente également, à l'occasion de l'affaire Schnaebele, accusé d'espionnage en avril 1887, comme le promoteur de la revanche face à l'Allemagne. Il affirme alors son patriotisme et sa politique de fermeté vis-à-vis de l'Allemagne. Après cette affaire, la formation du nouveau gouvernement se fit sans la personne de Boulanger qui fut envoyé en garnison à Clermont-Ferrand afin de l'éloigner de la capitale et des affaires publiques de la France.
Soutenu par ses partisans, nombreux et refusant son « exil », ils entament une période d'intense propagande valorisant à travers des chansons, des photographies et des objets la personnalité du général Boulanger. Il s'engage alors farouchement dans les luttes électorales et remporta une série d'élections face aux républicains, agrégeant des hommes politiques et des électeurs, de droite comme de gauche, preuve d'une certaine confusion, d'un brouillage et d'une perte d'identité des familles politiques de cette époque.
Boulanger a été perçu comme un Homme providentiel, militaire, attaché à la revanche de la France, soutient des plus démunis par ses qualités rhétoriques, alliant populisme, l'idéologie qui consiste à parler pour le peuple et la démagogie. Omniprésent dans l'esprit des français, c'est finalement, sa volonté de se maintenir dans la légalité républicaine, c'est-à-dire l'élection, qui va causer sa chute, bon nombre de ses partisans souhaitant que le général entreprenne un coup d'Etat afin de prendre le pouvoir, ce à quoi il se refusa.
De cette confusion, émerge la défense républicaine, qui accuse le général Boulanger d'atteinte à la sûreté de l'Etat, ce qui lui valut une peine d'emprisonnement qu'il ne purgea pas puisqu'il s'exila en Angleterre, puis en Belgique avant de se suicider d'un chagrin d'amour en 1891 en Belgique. Ses funérailles furent suivies par environs 150 000 personnes, preuve de sa grande popularité, décès auquel son mouvement n'a pas survécu.
L'Homme providentiel, a donc constitué au XIXe siècle, une particularité du système politique français. A travers, les personnalités de Napoléon et de Boulanger, resurgit le vieux fond monarchique que la France a conservé après la période de la Révolution, malgré la destruction des institutions de l'Ancien Régime. Le XXe siècle, va lui aussi connaître d'autres "Hommes providentiels", à travers le maréchal Pétain et le général de Gaulle parmi tant d'autres.
Bibliographie
- Les Hommes providentiels: Histoire d'une fascination, de Jean Garrigues. Seuil, 2011.
- L'homme providentiel: Un mythe politique en République, de Thiers à de Gaulle, de Didier Fischer. L'Harmattan, 2009.
- Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques. Point. Histoire, 1990.