1945 : le début de l’« ère nucléaire »
Fini le charbon, fini le pétrole, fini la houille blanche, le monde va devenir un paradis terrestre, à moins que... » Extraite d’un opuscule publié à Lyon par Édouard Jacquet à la fin de l’année 1945, cette phrase, écrite après les explosions de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki (les 6 et 9 août 1945), illustre les espoirs et les doutes suscités par le nucléaire. Malgré la portée destructrice de la nouvelle arme et l’effet médiatique considérable de l’événement, l’ouverture de l’« ère nucléaire » est caractérisée par la permanence d’une double représentation.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale encore, les publicitaires n’hésitaient pas à utiliser la radioactivité pour vanter leurs produits. Le soda Zoé tirait son nom de la première pile atomique française qui divergea à Saclay le 12 décembre 1948. La bombe elle-même n’était pas seulement associée à la terreur: le Bikini fut baptisé ainsi en référence à l’atoll des îles Marshall sur lequel les États-Unis effectuaient des essais.
Cet imaginaire à double face s’ancrait dans les perspectives concrètes envisagées pour le nucléaire au moins jusqu’au milieu des années 1960. Les États-Unis, qui avaient réalisé le premier essai atomique sous le nom de code Trinity lle 16 juillet 1945 au Nouveau-Mexique, ne restèrent pas longtemps l’unique puissance nucléaire. L’Union soviétique opéra à son tour un premier essai en août 1949. Parallèlement, le Royaume-Uni et la France s’engagèrent dans des recherches qui débouchèrent respectivement en 1952 et 1960. Produit de la big science, la bombe atomique définissait un « club » des puissances nucléaires. La multiplication des essais dans l’atmosphère eut des conséquences directes en termes de pollution.
Des initiatives précoces cherchèrent à limiter cette course à l’armement (3 000 armes en 1955, 37 000 une dizaine d’années plus tard) : appels pacifistes émanant de personnalités (manifeste Russell-Einstein en juillet 1955), non sans arrière-pensées parfois (appel de Stockholm pour la paix en 1950), marches militantes (de Londres à Aldermaston au Royaume-Uni tous les ans à partir de 1958), traité de non-prolifération (1968). L’énergie nucléaire fut ainsi la première technologie à susciter des peurs de destruction du monde. En 1996, un moratoire sur les essais nucléaires fut instauré. Il a depuis été violé par les États accédant à la puissance atomique (Inde, Pakistan, Corée du Nord).
À côté de la bombe, la pile atomique
Dès la mise en service du premier réacteur expérimental par l’équipe d’Enrico Fermi (le 2 décembre 1942) à Chicago, des usages civils de l’énergie nucléaire furent envisagés, non comme dérivés des usages militaires, mais avec leur logique propre. Créée dès 1946, l’Atomic Energy Commission étudia ces applications. La propulsion atomique, popularisée par les revues de vulgarisation scientifique, fut en pratique cantonnée à quelques navires civils et aux sous-marins militaires (USS Nautilus, 1954). Les locomotives, voitures et avions atomiques ne virent pas le jour. De même, l’utilisation des explosifs nucléaires pour le percement de canaux, de tunnels ou le creusement de ports se limita à quelques dizaines d’explosions (projet Plowshare).
Des déchets impossibles à traiter
En URSS, le réacteur de la première centrale civile au monde fut mis en service à Obninsk dès 1954, permettant au camp soviétique de se présenter comme le champion des usages pacifiques de l’atome. En Europe, le Royaume-Uni inaugura son premier réacteur (Calder Hall) en 1956, un an avant les États-Unis. En France (Chinon, 1963), en Allemagne, en Espagne, en Suède, en Italie, en Belgique, en Suisse..., diverses technologies furent expérimentées. La France, avec la filière à uranium naturel graphite gaz (dite « UNGG »), élaborée par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), faisait de ses compétences nucléaires un projet industriel de long terme, capable de réduire la dépendance énergétique.
Si la plupart des pays industrialisés envisagèrent la construction de centrales dans les années 1960, seuls quelques-uns mirent en place de véritables plans de développement du nucléaire civil (Espagne, France), à partir de technologies américaines. En amont du réacteur, l’approvisionnement en uranium revêtit dès lors un caractère stratégique tandis qu’en aval les déchets radioactifs devinrent le symbole de la pollution de très longue durée causée par cette énergie.
Les remises en cause du nucléaire
Le mouvement antinucléaire, ancré dans la nébuleuse des contestations des décennies antérieures, prit de l’ampleur dans les années 1970 avec, en point d’orgue, la manifestation contre le surgénérateur Superphénix en juillet 1977. Les formes de mobilisation furent variées, des manifestations pacifiques aux attentats (Fessenheim et Creys-Malville en France, Lemoniz en Espagne). Malgré quelques succès, le mouvement n’acquit pas une ampleur lui permettant de peser en termes électoraux dans les démocraties occidentales. Les accidents (Three Mile Island en 1979, Tchernobyl en 1986, Fukushima en 2011) conduisirent à un renforcement des normes de sécurité par l’industrie nucléaire, à l’instauration d’autorités indépendantes de contrôle ainsi qu’à un regain des oppositions demandant un moratoire (Italie) ou la réduction de la part du nucléaire (Allemagne).
Les instances internationales (Agence internationale de l’énergie atomique, 1957; Agence pour l’énergie nucléaire de l’OCDE, 1958; Association mondiale des exploitants nucléaires, Wano, 1989) cherchent désormais à concilier enjeux géopolitiques et intérêts industriels tout en rassurant les populations.
Pour aller plus loin
- L'épopée de l'énergie nucléaire: Une histoire scientifique et industrielle, de Paul Reuss. EDP Sciences, 2007.
- Le Nucléaire, de Cédric Lewandowski. Que-sais-je, 2021.