La Seconde guerre mondiale : une guerre du renseignement
Il faut d'abord rappeler, l'influence primordiale du second conflit mondial dans l'évolution des structures des services de renseignement et dans l'utilisation stratégique du renseignement. Le rôle de ce que les anglo-saxons appellent l'intelligence dans les guerres n'est cependant pas une nouveauté : la guerre de 1914-1918, comme le souligne à juste titre Yves Bonnet, est déjà une guerre où l'on comprend que le renseignement, l'interception des communications, les actions clandestines et d'intoxication peuvent avoir un impact sur le déroulement du conflit.
L'entre-deux-guerres est marquée notamment par une guerre secrète très intense entre la France et l'Allemagne : les services français veillaient notamment à être informés de l'état de l'armée allemande, et surveillaient étroitement son progressif réarmement. D'autre part, la France devait faire face aux menées des grands Etats totalitaires de l'entre-deux-guerres : l'Italie, l'Allemagne nazie, et l'URSS. La guerre, durant laquelle l'acquisition de l'information devient de plus en plus urgente, voit ainsi se confronter des services de mieux en mieux structurés, et en voie de professionnalisation : l'Intelligence Service des britanniques, l'Abwehr, le SD et la Gestapo côté allemand, l'OSS des américains. Et la France dans tout cela ?
L'éclatement des services secrets français
Pour le monde du renseignement français, la Seconde Guerre mondiale est une période d'éclatement des services de renseignement, en raison des profondes divisions qui fracturent la France, tiraillée entre le régime Vichyste et la France Libre du Général de Gaulle. Pourtant, en 1939, la France dispose d'une structure de renseignement solide, dont l'organisation a été établie progressivement au cours de la IIIe République, et s'est cristallisée à la veille de la Première Guerre mondiale. Elle repose sur un partage des tâches entre l'armée et la police, même si c'est bien l'institution militaire qui garde la primauté sur l'orientation générale des recherches et domine donc cette structure.
Quant aux missions de contre-espionnage, celle-ci repose sur un partage des tâches entre la SCR – Section de Centralisation du Renseignement, organe créée durant la Grande Guerre et rattaché au 2e bureau de l'armée – et la Surveillance de Territoire, organe policier dépendant de la Sûreté Nationale.
Dès la déclaration de guerre, l'ensemble du dispositif du renseignement est coiffé par un 5ème bureau, chargé de centraliser l'ensemble du renseignement. Ce sont, clairement, les militaires qui contrôlent des services secrets qui se montrent très actifs et efficaces durant les premiers mois de guerre : ils pressentent notamment l'imminence d'une invasion allemande par les Ardennes. Hélas ! l'Etat-Major fait fi de ces renseignements qui se révèlent bien exacts, lorsque en Mai 1940, les arbres de la forêt des Ardennes sont broyés par les chenilles des chars du Général Guderian. Le 22 Juin 1940, l'armistice est signé : en vertu des accords avec Hitler, les services secrets vont devoir être dissouts ; en réalité, ils vont entrer en clandestinité.
Le BCRA, les services secrets de la France Libre et la Résistance
Devenu BCRA en Septembre 1942, sa mission est double : il doit recueillir des informations sur l'évolution de la situation en France, et d'autre part, apporter un soutien aux résistants de l'intérieur, afin de leur faire accepter la tutelle du Général de Gaulle. Le BCRA est donc conçu comme un véritable instrument, visant à assurer la légitimité politique du chef de file de la France Libre. L'exemple du réseau Jade-Fitzroy illustre bien la mainmise progressive des gaullistes sur la Résistance.
Créé par un jeune maurassien, Claude Lamirault, ce réseau couvrant toute la France a fourni à l'Intelligence Service de nombreux renseignements sur l'organisation de la défense des côtes françaises par la Wehrmacht, ainsi que sur les fusées V1 et V2. Trois types d'agents étaient affiliés à ce réseau : la classification d'après guerre identifie les agents P0, qui fournissaient une aide occasionnelle ; les agents P1 apportant une aide régulière ; les agents P2 avaient quant à eux signé un engagement et étaient rétribués pour leurs actions. Attirés par le prestige de l'Intelligence Service, ces agents recevaient du matériel radio par voie aérienne ou maritime, et étaient parfois secondés par des agents britanniques. Finalement, le réseau passe sous le contrôle du BCRA lors du débarquement, en juin 1944, traduisant la place acquise par les services gaullistes dans la coordination des réseaux : sur 255 réseaux de Résistance, le BCRA en contrôle 101 en 1944.
La mise sous tutelle des mouvements de Résistance est plus complexe, en raison de l'ambition politique nourrie par plusieurs chefs de mouvements. Cependant, après le passage de Jean Moulin, en 1942, puis la formation des Mouvements Unis de Résistance au début de l'année 1943, la coopération entre les mouvements et le BCRA semble assurée. Fort de ses réseaux, le BCRA a ainsi constitué un maillon important dans la collecte des renseignements en vue de la préparation du débarquement allié en Normandie, comme l'illustre le plan « Bibendum », orchestré par le BCRA en Juin 1944, qui a, par des actes de sabotage des voies de communication, contribué à ralentir la marche des renforts allemands vers la Normandie.
Le rôle ambivalent des services vichystes
Depuis la zone libre, et avec l'assentiment du régime de Vichy, de nouveaux appareils de renseignement se mettent discrètement en place, composés en grande partie par le même personnel que la SR-SCR. Le Bureau des Menées Antinationales – qui va subsister jusqu'en Mars 1942 – est le nouveau service de contre-espionnage; il est secondé par un service clandestin, « Travaux Ruraux », dirigé par le Commandant Paul Paillole et localisé à Marseille. Au sein de la police, la traque des opposants et la surveillance des opinions est confiée à une nouvelle direction des RG.
Alors que le régime de Vichy s'engageait d'une manière de plus en plus nette dans une politique collaborationniste, les services vichystes n'ont cependant pas entretenu des relations aussi cordiales avec leurs homologues allemands. Ces derniers ne cessent d'ailleurs pas d'espionner le régime de Vichy : l'Abwehr et la Gestapo, entretenant une rivalité sans borne, veillent à ce que le régime de Vichy ne profite de l'armistice afin de reconstituer une force militaire. Tentant d'infiltrer l'administration vichyste, les services allemands espèrent aussi porter un coup aux reconnaissances des Alliés sur le territoire français et à faciliter le pillage économique de la France. Pour l'argent, par sympathie pour le nazisme ou par interprétation de la propagande vichyste, les motivations qui poussaient certains français à travailler pour les services allemands étaient diverses.
Pour le Colonel Louis Rivet et le Commandant Paul Paillole, qui veillent à préserver l'honneur national et l'intégrité du territoire, il est hors de question de laisser agir les agents allemands aussi facilement en zone Libre. Les travaux de Simon Kiston ont bien montré les efforts fournis par ces nouveaux services vichystes afin d'endiguer l'espionnage allemand : infiltration des organismes allemands, écoutes et interceptions, surveillance des milieux collaborationnistes traduisent bien la motivation des hommes du renseignement vichyste. Signe de cette activité intense, 2000 agents allemands ont été arrêtés de juin 1940 à Novembre 1942 ; plusieurs ont été exécutés.
Cependant, les jeunes services que sont les « Travaux Ruraux » et les BMA se retrouvent dans une situation de porte-à-faux, ayant à la fois la mission de lutter contre les espions allemands mais aussi les agents alliés, les résistants, les communistes et les gaullistes, et devaient agir, en clandestinité, à rebours de la position officielle du régime de Vichy vis-à-vis de l'Allemagne. Si Yves Bonnet explique – en s'appuyant sans doute beaucoup sur les mémoires d'anciens des TR et des BMA – cette lutte secrète contre les agents allemands par un esprit de résistance qui animait Paillole, Rivet et leurs hommes, Kitson estime qu'il s'agissait pour Vichy, de maintenir un souveraineté administrative et territoriale vis-à-vis de l'Allemagne et de garder un monopole d'Etat dans la collaboration avec les nazis. L'invasion de la zone libre à la fin de l'année 1942 met cependant fin à cette expérience originale, durant laquelle, Vichy a tenté, par le biais de ses services spéciaux, de maintenir l'illusion d'une souveraineté territoriale.
Vers la fusion des services
L'invasion de la zone libre provoque un repli des hommes des anciens TR et BMA vers l'Afrique du Nord, animés du désir de continuer la lutte. Ceux-ci avaient d'ailleurs joué un rôle non négligeable afin de favoriser les opérations des Alliés en Tunisie.
Pour les anciens hommes du renseignement vichyste, il s'agit désormais de montrer la légitimité de leurs actions, afin de trouver grâce aux yeux du Général de Gaulle, qui s'impose progressivement, mais non sans mal, face au Général Giraud. D'autant plus que Paillole dispose toujours de réseaux d'agents au sein du territoire français. Non sans frictions, les services giraudistes, composés d'officiers et de professionnels du renseignement, fusionnent avec les services de la France Libre, le BCRA, et forment un nouveau service : la DGSS (Direction Générale des Services Spéciaux). Si la France ne joue qu'un rôle secondaire dans les combats, elle s'assure, grâce à ce nouveau service plus efficace, un rôle central dans la transmission de renseignements dans l'optique du débarquement allié en Juin 1944.
Le paysage français du renseignement est donc très riche et complexe durant la Seconde Guerre mondiale. Moyen pour Vichy de s'assurer l'illusion d'une souveraineté territoriale, et instrument pour le Général de Gaulle afin de d'obtenir une légitimité aussi bien en France, que vis-à-vis des Alliés, il est indéniable que le renseignement revêt une importance nouvelle durant la Seconde Guerre mondiale.
Faut-il lire le livre d'Yves Bonnet ?
Le livre d'Yves Bonnet, « Les services secrets durant la Seconde Guerre mondiale », est un ouvrage de synthèse, tributaire en grande partie – même s'il ne le mentionne pas, en raison de l'absence de bibliographie – des mémoires des anciens membres des services vichystes. Cela contribue à donner une vision un peu dépassée, pas vraiment en phase avec les travaux de Kitson sur les services vichystes, qui, certes, luttaient contre les espions allemands, mais aussi contre les communistes et les gaullistes. Or, les mémoires des anciens membres des services vichystes – tel que Paul Paillole – ont parfois pu amplifier les efforts fournis contre les allemands, et atténuer la répression contre gaullistes et communistes. Cet ouvrage n'en reste pas moins intéressant. D'abord, parce que Yves Bonnet connaît très bien le milieu : il est très à l'aise avec le sujet, ce qui rend la lecture très simple et agréable. Son écriture engagée, parfois lyrique, jalonnée par de nombreux récits croustillants, donne une tonalité parfois littéraire à son ouvrage. Il constitue donc une introduction passionnée et passionnante à l'histoire des services secrets.
Les services secrets français dans la Seconde Guerre Mondiale, d' yves Bonnet. Editions Ouest France, 2013.
Pour une approche plus scientifique de la question, vous pouvez vous référer à la bibliographie suivante.
Bibliographie
- ALBERTELLI Sébastien, Les services secrets du Général de Gaulle, le BCRA 1940-1944, Perrin, 2009
- FORCADE Olivier, La République Secrète : Histoire des Services spéciaux français de 1918 à 1939, Editions Nouveau Monde, 2008
- FORCADE Olivier, LAURENT Sébastien, Secrets d'Etat. Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, Armand Colin, 2005
- KITSON Simon, Vichy et la chasse aux espions nazis, 1940-1942, Complexités de la politique de Collaboration, Editions Autrement, 2005RIVET Louis, Carnet du chef des services secrets, annotés et présentés par S.Laurent et O.Forcade, Paris, Nouveau Monde Editions, 2010