Selon l’historien moderniste italien Marino Berengo, l’Italie, à l’époque moderne, est un espace composé de « patriciats » dans chaque ville, autrement dit de groupes sociaux dirigeants, qui détiennent l’essentiel du pouvoir, et qui appartiennent aux strates supérieures de la société. Hérité de la tradition romaine et de la notion antique éponyme, le patriciat se distingue de la noblesse par la charge publique qu’il détient au sein de la cité. La noblesse, d’origine féodale, que l’on peut trouver par exemple en France ou en Espagne, fait reposer sa puissance sur la possession de terres et sur les droits juridictionnels afférents. En somme, dans de nombreuses cités italiennes, le patriciat, c’est l’État ; et l’État, c’est le patriciat. Les deux notions sont indissociables, et tendent parfois même à se confondre. Ce phénomène est particulièrement visible au sein de la République de Venise, qui a su se doter, très tôt, d’un patriciat puissant et omnipotent.
La naissance du patriciat vénitien
Le patriciat vénitien n’est pas sorti de nulle part. Il est le fruit d’un processus d’affirmation d’un groupe social déterminé, qui a su tirer les leçons des conjectures de son temps pour s’imposer au sein de l’appareil d’État de la République. Nous sommes alors encore au Moyen Âge, et plus précisément au XIIIᵉ siècle. Il s’agit d’une période troublée pour Venise, qui perd de la vitesse face à sa « sœur rivale », la République de Gênes. En 1261, le traité de Nymphaeon octroie aux Génois, et au détriment des Vénitiens, de considérables privilèges commerciaux et économiques. Dès lors, le conflit entre Venise et Gênes devient chronique. Parallèlement, la République cherche à s’étendre sur terre, et à se constituer ce que les historiens appellent un domaine de « Terre Ferme ».
C’est dans ce contexte que les Vénitiens menèrent des expéditions en Vénétie, dont certaines furent infructueuses, comme celle d’Ancône en 1277. Le sort semblait alors s’abattre sur la cité lagunaire, puisqu’elle dut subir, en 1284, d’importantes inondations, que les Vénitiens appellent les « acque alte », autrement dit les « hautes eaux ». La même année, Venise refusa de participer à une croisade, et le pape frappa la ville d’anathème. C’est dans ce douloureux contexte que les éminents personnages de la cité, les personnes les plus puissantes, décidèrent de s’unir, en créant un nouveau groupe social destiné à contrôler institutionnellement et politiquement la République : le patriciat.
Dès lors, au moment où la ville de Venise se dote d’un maillage urbain et administratif en « sestieri », c’est-à-dire en quartiers, les Vénitiens instituent en 1172 un « Maggior Consiglio », autrement dit un « Grand Conseil ». Il s’agit d’une assemblée, de nature républicaine, qui élit, à vie, le représentant de l’État, à savoir le Doge. C’est au sein de cette assemblée que le patriciat va se définir, s’affirmer, et proclamer sa naissance et son existence institutionnelle. L’évènement majeur est la « Serrata ». Elle marque, en 1297, l’apparition stricto sensu du patriciat. Il s’agit d’une « fermeture » du groupe dirigeant : tous ceux qui avaient siégé, pendant les quatre dernières années, entre 1293 et 1297, dans la plus grande assemblée de la ville, étaient éligibles au Grand Conseil nouvellement constitué et institué.
Les noms des patriciens autorisés à siéger au Grand Conseil furent par la suite inscrits, à partir de 1506, dans le « Livre d’Or ». Les familles originelles sont extrêmement respectées, et sont qualifiées de « Pères », d’ « Ancêtres ». En d’autres termes, il s’agit des douze « familles apostoliques », constitutives du régime républicain à Venise, et des douze familles les plus anciennes de la capitale, appelées « Longhi ». Dès ce moment, les patriciens se mettent à développer toute une idéologie, qu’il est possible de qualifier de « forma mentis », en ce sens qu’elle porte des valeurs essentielles et liminaires, inhérentes et intrinsèques au groupe dirigeant qu’est le patriciat. Dans un premier temps, cette forma mentis est mise au service de la justification et de la légitimation de la prise de pouvoir par les patriciens de l’État vénitien.
Caractéristiques d’un groupe social dominant
Il s’agit donc d’un groupe social dominant, qui est caractérisé par des valeurs qui leur sont propres. Tout d’abord, il s’agit de respecter la noblesse héréditaire, qui est véritablement perçue comme une caractéristique biologique et, par conséquent, comme la clé de voûte de la perpétuation de l’État, du régime républicain vénitien. Aussi le statut de patricien se caractérise-t-il avant toute chose par la propension naturelle et « biologique » qu’il possède dans l’action de gouverner et de détenir le pouvoir. En d’autres termes, les pratiques politiques sont inhérentes au groupe dirigeant de la République, et font partie d’un « fonds idéologique » fondamental, qui le définissent dans son essence. Ainsi, le patricien, qui voue un respect infini à la figure de l’ « Ancêtre », qui l’a projeté au pouvoir, est l’incarnation du principe même de l’État. Néanmoins, il serait inapproprié de croire que le groupe dirigeant de la République de Venise constitue une caste homogène, où tous ses membres jouissent d’un statut social, économique et politique similaire.
Aussi le patriciat se caractérise-t-il surtout par sa protéiformité. Il ne s’agit en aucun cas d’un groupe social uniforme, contrairement aux valeurs prônées par l’idéologie primitive de la fin du XIIIᵉ et du début du XIVᵉ siècles. En réalité, trois groupes composent le patriciat de la République de Venise, et ce durant toute l’époque moderne, depuis 1297, et jusqu’en 1797, année de la chute et de la disparition du régime. Si l’on part de la « base », des fondements, nous pouvons trouver un ensemble de patriciens désargentés, majoritaire en nombre, mais aux pouvoirs fortement limités.
Ces patriciens désoeuvrés se contentent des postes administratifs et des magistratures mineures, où ils peuvent trouver le moyen de leur subsistance. Ils sont appelés, dans les sources, les « barnabotti », ou les « plebei », c’est-à-dire les « populaires ». Le groupe de la noblesse judiciaire constitue une classe intermédiaire, une stratification sociale supplémentaire : ce sont les « Quarantotti », qui occupent les postes des tribunaux vénitiens, les « Quarantie ». Enfin, la classe dirigeante, qui occupe les plus hautes fonctions de l’État, est régulièrement qualifiée de « classe sénatoriale », voire aussi appelée « oligarchie » à partir du XVIᵉ siècle. Les oligarques sont présents au sein du Conseil des Dix, de la Zonta des Dix, du Conseil des Pregadi, de la Zonta du Sénat, ou bien sûr du dogat. Autrement dit, ils occupent les charges les plus prestigieuses de l’appareil d’État de la République de Venise.
Les crises du patriciat : conflit entre « Vecchi » et « Giovani »
Le contexte du deuxième et du dernier tiers du XVIIᵉ siècle à Venise est particulier, dans la mesure où il voit la division sociale, politique et économique du groupe dirigeant se renforcer, mais aussi et surtout se radicaliser au fil des années. Le point de départ est la crise institutionnelle de 1582-1583. Pendant plusieurs mois, le mécanisme d’élection de la Zonta des Dix, organisé par le Grand Conseil, s’enraya. Près de vingt années plus tard, l’affaire de l’Interdit (1606-1607) marqua le point d’orgue de ces troubles institutionnels.
Dès lors, le patriciat de la République se scinda alors entre les « Giovani » et les « Vecchi », c’est-à-dire entre les « Jeunes » et les « Anciens ». Les premiers étaient partisans d’un changement, d’un renouveau, face à l’immobilisme des seconds, accusés d’avoir établi l’État dans un contexte de léthargie institutionnelle et politique. L’opposition entre ces deux « factions » devient chronique et perdure dans le temps, notamment avec la crise institutionnelle de 1628-1629, qui fit entrer la République dans une période de trouble, à cause de l’antagonisme entre la famille Corner et Renier Zeno, chef des Dix, qui accusa le doge Giovanni Corner de vouloir installer les membres de sa famille aux plus hautes charges de l’État.
Ainsi, plus qu’une fracture idéologique qui s’opère au sein du groupe dirigeant républicain à partir de l’affaire de l’Interdit, c’est la crise née du déclin démographique dans laquelle s’ancre le patriciat au XVIᵉ et surtout au XVIIᵉ siècle qui s’avère essentielle. Dès lors, afin de répondre à cette « déliquescence sociale » et, surtout, pour pallier le désastre financier que représente la guerre de Candie (1645-1669), l’État vénitien met en vente le titre de patricien, rompant de facto avec deux siècles de stricte fermeture du groupe dirigeant, héritée de la Serrata de 1297. Dès lors, cent vingt nouvelles familles sont intégrées au sein du patriciat.
De ce fait, il est intéressant d’observer comment des conjonctures à forte connotation pragmatique, relatives à l’histoire démographique et à la pratique de la politique extérieure, ont pu avoir autant d’impact sur l’économie d’abord, puis sur la société vénitienne dans son ensemble par la suite. Aussi, ce que l’on appelle la question des « agrégations » (intégration de nouvelles familles au sein du patriciat), révèle-t-elle le début d’une tension sociale intense au sein du groupe dirigeant, caractéristique de troubles identitaires et moraux. En conséquence, le groupe des « Giovani » s’est fermement opposé aux familles nouvellement agrégées, se sentant menacé par la puissance économique de ces nouveaux intégrés. Craignant que la puissance financière de ces derniers puisse leur permettre d’accéder plus facilement aux charges étatiques et institutionnelles – et donc à la conduite des affaires de l’État et au gouvernement –, les « Jeunes » sont entrés, à ce moment précis, dans une phase de sincère remise en question de l’identité du patriciat, de ce que l’historienne Anna Bellavitis appelle une « réélaboration en profondeur de ce qu’être un patricien vénitien voulait dire ».
Ainsi, alors qu’il s’est constitué et institué au XIIIᵉ siècle, et qu’il perdura à travers les siècles sans connaître de crise majeure, le patriciat se caractérise au XVIIᵉ siècle par la révélation d'une véritable crise identitaire. En réaction à ce phénomène, les « Giovani patrizi » ont redéfini les principes fondamentaux de la forma mentis du patriciat vénitien, de l’idéologie de la classe dirigeante.
Bibliographie
- RAINES Dorit, « Pouvoirs ou privilèges nobiliaires. Le dilemme du patriciat vénitien face aux agrégations du XVIIᵉ siècle », Annales. Économies. Sociétés. Civilisations, 46, 4 (1991), p. 827-847.
- RAINES Dorit, L’invention du mythe aristocratique. L’image de soi du patriciat vénitien au temps de la Sérénissime, Venise, Istituto Veneto di Scienze Lettere ed Arti, 2006.
- BORGNA Romain, FAGGION Lucien (dir.), Le Prince de Fra Paolo. Pratiques politiques et forma mentis du patriciat à Venise au XVIIᵉ siècle, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2011.