Les Cinq de Cambridge (ou Magnificent Five) étaient un groupe d'espions anglais ayant travaillé pour le compte de l'URSS au milieu du XXe siècle. Recrutés lors de leurs années d'études dans la prestigieuse université, ces cinq britanniques se mettent, au cours des années 1930, au service du NKVD, les services secrets soviétiques. Ils deviennent alors l'un des principaux groupes d'espionnage et un vivier d'informations majeur pour les Soviétiques, par les postes importants qu'ils occupent au sein des institutions britanniques, telles que le MI5 ou le Foreign Office. En 1979, la révélation de l'existence de ce réseau d'espionnage provoqua un énorme scandale outre-manche.
Cambridge : un vivier d'espions pour l'implantation soviétique
Dans les années 1930, la puissance soviétique commence à s'affirmer, et s'appuyant sur l'héritage tsariste, développe des réseaux d'espionnage à travers l'Europe. Un « grand recrutement » se met en place et touche la Grande-Bretagne, dont les plus hautes institutions gouvernementales se trouvent alors infiltrées pendant de longues années par des agents soviétiques. Tout commence à Cambridge, dans les années 1930, où Arnold Deutsch est envoyé en tant qu'agent du Komintern. Très vite, il se met au service du NKVD qui le charge de constituer un réseau d'espionnage en s'appuyant sur cette pépinière du gouvernement que sont le Trinity College et le Trinity Hall.
Cambridge est alors un lieu de foisonnement de cercles marxistes et antifascistes, dont Deutsch peut tirer de grands bénéfices. Il repère d'abord Kim Philby, très engagé contre les nazis, sur lequel l'agent soviétique s'appuie afin dénicher d'autres brillants étudiants. La seconde recrue est Donald Mac Lean, devenu communiste dès son entrée à Trinity Hall en 1931. Un autre communiste, Guy Burgess accepte la proposition, et comme un effet de domino, permet le recrutement d'Anthony Blunt, attiré par la souplesse de l'URSS vis à vis des homosexuels.
A son tour, ce dernier enrôle John Cairncross, un modeste écossais : les Cinq de Cambridge sont constitués. Pour autant, il n'est pas question pour eux d'espionnage : ils pensent alors seulement à mettre en pratique leur idées communistes et antifascistes. Aussi, pour éviter tout soupçon, ils sont priés de s'éloigner du Parti Communiste, Kim Philby se faisant même engager dans un journal conservateur. Ce n'est que lorsque ces brillants étudiants intègrent les institutions britanniques qu'ils vont pouvoir montrer toute l'étendue de leurs talents d'espion.
L'âge d'or de l'espionnage soviétique
Intéressons nous aux parcours professionnels des Cinq de Cambridge.Une fois ses études terminées, Mac Lean devient diplomate au service du Foreign Office, tout comme John Cairncross. Toutefois, ce dernier rejoint le Trésor en 1936, institution que le NKVD n'avait jusqu'alors pas réussi à pénétrer. Guy Burgess est d'abord assistant d'un jeune parlementaire puis intègre le SIS, les services de renseignement britanniques. Philby est envoyé par son journal en Espagne afin de couvrir la guerre civile tandis que Blunt devient professeur d'histoire de l'art à l'Institut Courtauld, avant de rejoindre étrangement en 1940, aux vues de ses qualifications, le MI5 – le service de contre-espionnage britannique- où il est assigné à la section B, la plus secrète.
Le changement fréquent d'officiers traitants provoqué par les purges staliniennes constitue un frein pour l'efficacité du réseau des Cinq de Cambridge. Un second événement vient mettre à mal le réseau : le pacte germano-soviétique d'Août 1939. Les Cinq doutent de la légitimité de leur engagement, d'autant plus que Staline est méfiant vis à vis de ce réseau de jeunes intellectuels britanniques. Le retour en grâce s'effectue en 1940-1941, alors que les Cinq franchissent peu à peu les échelons : Mac Lean a été muté à l'ambassade de Grande Bretagne en France, Burgess intègre la section D du SIS chargée des sabotages et de la guerre psychologique, tandis que Philby intègre le MI6, le service d'espionnage britannique.
John Cairncross, secrétaire du ministre chargé des services secrets, avertit Staline de l'imminence de l'opération Barbarossa : l'invasion de l'URSS par Hitler. De même, il avertit les soviétiques que les services britanniques ont réussi à décoder les télégrammes de la machine à code Enigma, chose que les Britanniques se gardaient bien de communiquer à leurs alliés.
Au début de la guerre, Staline, victime de sa célèbre paranoïa, accordait peu d'importance à ces informations, craignant une intoxication – l'envoi volontaire de fausses informations. Le dirigeant soviétique va même jusqu'à envoyer une équipe de surveillance des Cinq à Londres ! Mais la multiplication des informations cruciales fournies par les Cinq ont achevé de convaincre le NKVD de leur bonne foi.
Ainsi Blunt, chargé de la surveillance des ambassades des pays neutres, passe-t-il ses nuits à photographier des documents, apportant des informations sur la stratégie de la Wehrmacht : les Cinq ont donc, pendant la 2de Guerre Mondiale, fourni des informations majeures à l'URSS et leurs informations sur le code Enigma ont pu en partie favoriser l'avancée des troupes soviétiques, telle que la bataille de chars de Koursk en 1943.
Quant à Burgess, d'abord intégré à la section D du SIS, il rejoint le Foreign Office au sein duquel il est chargé de l'information : il a donc, à travers des mesures actives au sein de la BBC, tenté d'améliorer l'image de l'URSS auprès des britanniques. Si Mac Lean est muté à Washington dans l'ambassade britannique, permettant aux soviétiques de mieux pénétrer les Etats-Unis, l'agent le plus marquant, le plus réputé et le plus célèbre reste Kim Philby, muté à la section IX du SIS, chargé de l'étude des rapports entre soviétiques et communistes.
De l'après-guerre à la découverte des Cinq de Cambridge
Après la Seconde Guerre Mondiale, l'âge d'or de l'espionnage soviétique est passé : les réseaux d'espions soviétiques sont découverts aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, alors que ceux-ci renforcent leurs services de contre-espionnage dans le cadre de la guerre froide naissante. Dès 1945, Anthony Blunt n'accepte plus sa double vie et a l'impression de trahir sa patrie, dans un contexte où l'ennemi n'est plus, pour les Occidentaux, le nazi mais le communiste. C'est pourquoi, il quitte le MI5 , afin de retourner enseigner à l'Institut Courtauld et se voit nommé Conservateur de la maison royale : cet ancien espion soviétique fréquente alors la famille royale régulièrement et devient noble en 1945.
Les quatre autres vont rester en contact avec les soviétiques jusqu'en 1951 : Mac Lean reste diplomate jusqu'en 1947, Burgess devient le secrétaire d'un membre du gouvernement britannique, Cairncross revient au Trésor, tandis que Philby, le plus actif et prolifique, dirige la station du SIS en Turquie, d'où il dénonce tous les agents occidentaux qui s'apprêtent à rentrer en URSS. Philby, brillant espion, encore au dessus tout soupçon, est même voué à devenir directeur du SIS !
Mais nous le disions, l'âge d'or est terminé : dès 1948, le MI5 est persuadé de l'existence de taupes. Le tournant décisif se déroule en 1951 : les Américains parviennent à décrypter le code Venona utilisé pour les télégrammes russes. Rapidement identifié, Mac Lean prépare sa fuite, avec l'aide de Philby, alors en poste à Washington. Le 25 Mai 1951, Mac Lean s'enfuit avec Burgess, craignant d'être identifié à son tour, en direction de Moscou : la défection de ces deux agents fait grand bruit en Grande Bretagne. Le prochain suspect est Philby, qui a abrité Burgess quelques temps à Washington : il est rappelé à Londres, mis à la retraite de force.
Pour autant, le SIS peine à rassembler les preuves de sa trahison : les poursuites sont abandonnées, et Philby parvient à se faire passer pour la victime. Réhabilité par ses collègues, il se rend au Liban et continue de fournir des informations au KGB sur les actions du SIS et de la CIA. Mais les taupes vont, au fil du temps, passer aux aveux, en échange d'une immunité judiciaire. Là encore, Philby est le plus malin : il affirme avoir travaillé pour les soviétiques seulement de 1936 à 1946. Les chefs du SIS et du MI5, dupés, rassurent le dirigeant du FBI, John Edgar Hoover. Une confiance qui donne l'occasion à Philby de passer à l'Est.
Le destin des Cinq de Cambridge
Cairncross et Blunt, eux, ne sont pas tentés par la fuite, et, fortement suspectés à leur tour, passent aux aveux. Le premier, devenu enseignant à Cleveland dans l'Ohio, avoue avoir travaillé occasionnellement jusqu'en 1951 : il est disculpé, mais préférant rester à l'étranger, il finit ses jours dans le Sud de la France. Le second , Anthony Blunt, est dénoncé en 1964 par Michael Straight, un étudiant qu'il avait recruté bien des années plus tôt. Il avoue tout aux autorités mais bénéficie d'une protection, continuant de s'occuper de la collection de la Reine et reste un professeur d'histoire de l'art reconnu dans le monde entier. Hélas, quinze ans plus tard, en 1979, l'affaire éclate au grand jour, après les révélations d'un journaliste, atteint d'un cancer incurable.
Cet homme, Gorowny Rees, avait fréquenté Blunt et Borgess dans les années 1950 et connaissait tout des activités des Cinq de Cambridge. Margaret Thatcher, depuis peu Premier Ministre, s'empare de l'affaire avec une main de fer : Blunt perd ses décorations et termine sa vie dans la discrétion, très touché par la révélation de cette affaire. Philby,Mac Lean et Burgess terminent leur vie en URSS : les deux premiers se mettent au service du KGB, tandis que le troisième sombre dans l'alcoolisme, déçu par la faible pension dont il bénéficie.
Cette extraordinaire affaire d'espionnage conserve quelques zones d'ombre : certains considèrent qu'ils étaient bien plus que cinq, et estiment que les soviétiques bénéficiaient d'un appui plus grand au sein des institutions britanniques, expliquant le recrutement surprenant de Blunt au MI5. Au delà de toutes spéculations, cette affaire témoigne en tout cas de l'âge d'or que constitue les années 1930-1940 pour l'espionnage soviétique, avant que le rapport de force ne s'équilibre dans les années 1950, ce en raison d'une plus grande vigilance et surveillance des services occidentaux, alors que croissent les tensions entre l' URSS et le bloc occidental.
Pour aller plus loin
- Mes camarades de Cambridge: J'étais, au KGB, l'officier traitant de Philby, Burgess, Maclean, Blunt, Cairncross, de Youri Ivanovitch Modine. Laffont, 1994.
- KGB, la véritable histoire des services secrets soviétiques, de Bernard Lecomte. Perrin, 2020.
- Les cinq de Cambridge, Intégrale. BD d' Olivier Neuray et Dominique Osuch. Casterman, 2021.