Longtemps laissée pour compte par l’histoire militaire, car sans doute vue comme triviale et parfois sordide, l’étude du combat en tant que tel n’a été réhabilitée que de manière relativement tardive. En France, on l’associe généralement à la Première guerre mondiale et au courant de l’historial de Péronne, avec une histoire du conflit centrée sur l’étude du quotidien, des consciences et des individus plutôt que sur celle des campagnes et des batailles. Une vision défendue notamment par l’historien britannique John Keegan, mondialement connu, ou par le Français Olivier Chaline, qui l’appelle « la nouvelle histoire-bataille » pour mieux la démarquer de l’ancienne – cette dernière faite de chronologies parfois vides de sens comme en témoigne le fameux poncif « 1515 Marignan ».
Des tactiques anciennes
Aujourd’hui international, ce courant est pourtant né aux États-Unis, et c’est l’étude historique de la guerre de Sécession qui l’a généré. Par un processus similaire à celui qu’on retrouvera en France au sujet de la Grande Guerre, c’est la disparition progressive des derniers vétérans du conflit, dans les années 1930 et 40, qui amena les historiens américains à s’intéresser à leur vécu et leur quotidien de soldats. Leurs mémoires, souvenirs et témoignages passèrent du statut de récits autobiographiques à celui d’objets d’histoire. L’un des pionniers de cette voie fut certainement Bell Irvin Wiley avec ses ouvrages sur la vie quotidienne de « Johnny Reb » et « Billy Yank », archétypes des soldats sudiste et nordiste, parus respectivement en 1943 et 1952.
De manière générale, le soldat en guerre passe beaucoup plus de temps à marcher ou à camper qu’à se battre. En dépit de cela, le combat demeure sans doute, dans une guerre, l’expérience paroxystique la plus marquante pour la majeure partie de ceux qui y sont confrontés. Comme l’écrit Chaline, « la bataille est apocalypse au sens de révélation » – autrement dit, c’est souvent dans le combat que se révèlent les tempéraments, les personnalités et les idéaux de ceux qui le livrent. Connaître la façon dont ils se battent, c’est donc faire irruption dans leur vie tout autant qu’en se penchant sur d’autres aspects plus tranquilles de leur quotidien.
En 1861, les tactiques en général n’ont que peu évolué depuis la fin des guerres napoléoniennes. On se bat toujours sur des espaces relativement réduits, excédant rarement les 150 ou 200 kilomètres carrés. Les unités demeurent rangées en formations serrées, comme elles l’ont presque toujours été depuis l’Antiquité. La raison de cette situation est essentiellement pratique. En l’absence d’autres moyens, la transmission des ordres est limitée aux capacités visuelles et auditives de ceux qui les reçoivent. Sur un champ de bataille du milieu du XIXème siècle, obscurci par la fumée que dégage l’utilisation de la poudre à canon et envahi par le vacarme assourdissant de l’artillerie et de la mousqueterie, celles-ci sont forcément très restreintes.
L’officier qui doit donner des ordres à ses soldats doit donc les garder à portée de voix pour ce faire, d’autant plus que l’entraînement des recrues ne met en rien l’accent sur l’initiative individuelle. Si les régiments portent des uniformes plutôt voyants et un, voire plusieurs drapeaux, ce n’est pas par coquetterie mais pour être en mesure de se voir et de s’identifier plus aisément. Transmettre des ordres et des informations le long de la chaîne de commandement nécessite le recours à des estafettes à cheval, porteuses – lorsqu’elles parviennent à les remettre – d’instructions orales ou écrites. Quant à la transmission par sémaphore, elle existe – et sera employée avec bonheur par les Confédérés à Bull Run en 1861 – mais son utilisation demeure aléatoire et limitée, étant dépendante de la configuration du terrain et de la visibilité. Tous ces facteurs rendent pour ainsi dire obligatoire de livrer bataille en ordre serré.
Une guerre de fantassins
À travers les âges, l’infanterie a largement mérité son surnom de « reine des batailles », mais ce ne fut peut-être jamais aussi vrai que durant la guerre de Sécession. Cette dernière fut réellement une guerre de fantassins. McPherson estimait que la proportion d’infanterie dans l’effectif total des deux armées était de l’ordre de 85% pour les Fédéraux, peut-être un peu moins pour les Confédérés qui firent un usage plus important de la cavalerie. Rien que dans le Nord, près de 2.000 régiments et unités diverses furent formés durant la guerre et sur ce total, environ 1.700 étaient des unités d’infanterie. Alors que jusque-là, la cavalerie avait souvent joué un rôle décisif même si elle était déjà numériquement minoritaire, c’est l’infanterie qui, pour l’essentiel, gagna la guerre de Sécession.
Les raisons sont variées. L’amélioration technique des armes à feu y a largement contribué. Par leur portée accrue, les fusils et les canons rayés ont fait du champ de bataille un endroit nettement plus périlleux qu’il ne l’était un demi-siècle plus tôt. Là où les balles sphériques de mousquet n’étaient guère dangereuses au-delà d’une centaine de mètres, les balles Minié des fusils rayés sont précises à 200 mètres, portent facilement à 500 et, dans un fusil adéquat entre les mains d’un tireur expert, peuvent encore faire mouche à près d’un kilomètre. Face à un tel feu, une charge traditionnelle de cavalerie avait toutes les chances d’être décimée avant même d’arriver au contact de l’ennemi.
Quant à l’artillerie, ce fut la géographie qui l’empêcha de donner sa pleine mesure durant le conflit. Napoléon Bonaparte, lui-même artilleur de formation, en avait fait un outil important de ses victoires, capable d’affaiblir l’ennemi avant les charges de cavalerie qui le briseraient ensuite. Les progrès apportés par les canons rayés, en termes de portée comme de puissance de feu, auraient dû la rendre meurtrière sur les champs de bataille de la guerre de Sécession. Elle ne le fut pourtant que rarement.
En 1861, les États-Unis sont encore en grande partie couverts de forêts, même sur la côte Est. Limitant la portée visuelle, cette caractéristique empêchera l’artillerie de donner toute sa mesure. En l’absence de moyens de communication permettant de recourir à des observateurs avancés, le tir indirect est limité à la guerre de siège, et les canons de campagne ne peuvent ouvrir le feu que sur des cibles que leurs servants voient. Un autre problème concernait la médiocrité globale du réseau routier et vicinal, obstacle au déplacement aisé de l’artillerie et a fortiori à sa concentration.
Contraints de se rapprocher dangereusement des lignes ennemies pour les pilonner, les artilleurs eurent par conséquent à subir le tir de l’infanterie bien plus souvent que par le passé, et ils furent parmi les cibles privilégiées des tireurs d’élite. En résumé, la guerre de Sécession fut livrée à une époque et dans des circonstances où l’infanterie était déjà notoirement mieux armée que précédemment, reléguant la cavalerie à un rôle secondaire, et où l’artillerie n’avait pas encore la puissance de feu meurtrière qu’elle aurait acquis un demi-siècle plus tard. Le contexte était donc particulièrement favorable à ce que l’infanterie domine le champ de bataille.
Manœuvrer en colonne
À tout seigneur, tout honneur, donc. À la veille de la guerre, l’instruction et l’emploi tactique de l’infanterie repose essentiellement, aux États-Unis, sur deux manuels. Le premier avait été rédigé en 1835 par Winfield Scott et entérinait, en substance, les tactiques issues des guerres napoléoniennes. Il avait constitué la norme durant la guerre contre le Mexique, un type de conflit auquel il convenait très bien – même si c’était surtout l’artillerie qui avait fait merveille dans le camp américain. Ce manuel avait été remplacé en 1855 par un autre, œuvre du capitaine William Hardee. Conjugué avec l’adoption du fusil Springfield modèle 1855, une arme maniable et relativement courte à canon rayé, le manuel Hardee mettait l’accent sur la rapidité de mouvement et les tactiques de l’infanterie légère. Il sera actualisé en 1862, au Nord, par Silas Casey, afin d’intégrer l’usage du Springfield modèle 1861, plus long et légèrement différent.
Dans l’un comme dans l’autre, l’influence française est patente. Outre les particularités du manuel Hardee concernant l’infanterie légère, sur lesquelles on reviendra, on retrouve chez Scott des tactiques similaires à celles que Napoléon Bonaparte avait employées et raffinées un demi-siècle plus tôt. Ainsi, la formation de base est la colonne. Généralement de quatre rangs de front, elle sert essentiellement aux déplacements (colonne de route) et à la manœuvre. Elle n’est, en revanche, plus guère utilisée au combat. Au début des guerres de la Révolution et de l’Empire, c’était encore la formation d’attaque privilégiée de l’infanterie, permettant de faire peser tout le poids d’une charge à la baïonnette sur un point précis de la ligne adverse.
Toutefois, les énormes trouées faites à Borodino (1812) dans les colonnes de l’infanterie française par les canons russes, persuadèrent les tacticiens de tous pays que l’assaut en colonne n’était plus une solution viable contre une position disposant d’un soutien d’artillerie adéquat. L’apparition des fusils rayés ne fit qu’aggraver le problème. La colonne servit donc essentiellement, durant la guerre de Sécession, à se déplacer. À ce propos, on notera qu’un régiment de plusieurs centaines d’hommes placé en colonne par quatre occupe déjà une certaine longueur. Qu’on multiplie par une moyenne de quatre régiments par brigade, trois brigades par division et trois divisions par corps d’armée, et l’on pourra se figurer la longueur considérable (plusieurs kilomètres) sur laquelle pouvait s’étirer une armée en marche – sans parler des attelages d’artillerie et des centaines de chariots transportant vivres, munitions et équipements divers.
Sur les mauvaises routes d’alors, répertoriées sur des cartes souvent approximatives – lorsqu’il y en avait – et rarement tenues à jour, de telles colonnes pouvaient provoquer de gigantesques embouteillages, si bien que le seul fait de déplacer une armée relevait parfois de l’exploit. Pour les soldats, ces marches n’étaient pas de tout repos. Certes, ils n’y étaient pas astreints au pas : même les manuels d’instruction, soucieux d’économiser leurs forces, recommandaient de ne l’employer que pour les manœuvres et les assauts. En revanche, leurs lourds uniformes en laine étaient peu adaptés à la chaleur estivale du climat nord-américain, et ils souffrirent considérablement des insolations et des coups de chaud.
Combattre en ligne
La formation de combat par excellence était donc la ligne, de deux rangs de profondeur. Celle-ci avait remplacé progressivement la ligne de trois rangs en usage jusqu’au début du XIXème siècle. Comme l’avait remarqué Napoléon Ier lui-même, une ligne de trois rangs de profondeur était moins avantageuse, car en faisant feu, le troisième rang devait consacrer plus d’attention à ne pas blesser les hommes du premier rang qu’à viser correctement. Parallèlement, une ligne de trois rangs n’offrait guère plus de chances de résister à une charge à la baïonnette.
L’avantage principal de la ligne était qu’elle permettait d’exploiter pleinement la puissance de feu de l’infanterie, ce qui devint particulièrement crucial avec l’avènement des fusils rayés. En outre, le large front qu’elle présentait réduisait l’efficacité du tir de l’artillerie adverse : si la cible qu’elle représentait était plus grande, elle était aussi plus dispersée. Ainsi, chaque coup de canon individuel faisait moins de victimes dans ses rangs. Le défaut majeur de la ligne était sa minceur, qui la rendait vulnérable à une attaque au corps-à-corps.
Ces derniers, cependant, furent très rares durant la guerre de Sécession. Ils le sont déjà de manière générale : le plus souvent, si l’assaillant n’est pas repoussé, les défenseurs se replient instinctivement avant le contact. Ainsi que l’ont montré des études récentes sur le combat, seul un assaut sur dix se termine par un engagement au corps-à-corps. C’est finalement assez logique, s’embrocher à coups de baïonnette étant une activité encore plus contre-nature que se tirer dessus debout en rangs serrés. Pour cette raison, les combats au corps-à-corps se terminaient généralement assez vite, avec la fuite ou la reddition d’une des deux parties engagées. Les pertes qu’ils causaient n’en étaient pas moins élevées, ce type d’engagement demeurant, par essence, brutal.
Pour les raisons déjà citées, les charges de cavalerie furent encore plus rares, surtout contre les positions défendues par de l’infanterie. De ce fait, l’emblématique formation en carré typique des guerres napoléoniennes perdit son utilité, et ne fut pour ainsi dire jamais employée. Il existait toutefois une alternative à la ligne : la colonne par compagnie. Dans cette formation, les compagnies qui composent chaque régiment sont déployées en ligne sur un seul rang, mais elles sont placées l’une derrière l’autre plutôt que côte à côte. On obtient ainsi une ligne de dix rangs de profondeur au lieu de deux.
La colonne par compagnie, hybride entre la ligne et la colonne d’assaut, fut parfois employée lorsque les commandants voulurent focaliser leur force d’attaque sur un point donné des lignes ennemies, dans un assaut à la baïonnette. L’idée de départ était louable : il s’agissait d’éviter que l’attaque ne se transformât en un long et meurtrier échange de tirs rarement décisif, surtout pour les assaillants. Néanmoins, une telle tactique offrait, comme l’attaque en colonne, une cible de choix pour l’artillerie ennemie, et les quelques tentatives s’achevèrent généralement en désastre.
Lors de la bataille d’Antietam (17 septembre 1862), par exemple, le général Mansfield déploya de cette façon le XIIème corps nordiste, constitué en grande partie de recrues inexpérimentées, et le mena à l’attaque. Les canons et l’infanterie sudistes l’accueillirent par un feu d’enfer : le corps d’armée fut rapidement mis hors jeu et Mansfield lui-même fut mortellement blessé. Même le IIème corps de l’Union, jusque-là considéré comme une unité d’élite, fut décimé dans une attaque du même genre à Spotsylvania Court House, le 9 mai 1864. Non seulement l’assaut échoua à enlever la position sudiste, mais le IIème corps subit de telles pertes qu’il ne fut plus, par la suite, que l’ombre de ce qu’il avait été jusque-là.
Bien plus que le choc, c’est le feu qui sera utilisé pendant la guerre de Sécession. À l’échelon régimentaire, les manuels en vigueur donnent au colonel un éventail assez large de possibilités quant à son utilisation. S’il veut maintenir un feu continu, il peut ainsi ordonner un tir par file : les deux hommes formant l’extrémité droite de la ligne font feu, puis ce sont leurs deux voisins de gauche, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le régiment ait fait de même. Le tir par rang est également utilisé. Dans ce cas, la rangée de derrière ouvre le feu d’abord, puis celle de devant.
Le feu
Existent également le tir par compagnie – chacune des dix ou douze compagnies du régiment ouvrent le feu l’une après l’autre – et le tir par aile, les deux moitiés droite et gauche du régiment faisant feu successivement. On y ajoutera, bien évidemment, le tir par salve, où tout le régiment fait feu comme un seul homme. Cependant, l’application de ces différentes procédures réclamait une certaine discipline, que les volontaires constituant l’essentiel des armées de la guerre de Sécession eurent beaucoup de mal à acquérir. Le plus souvent, seul le premier coup de feu était tiré en salve, les officiers laissant ensuite les soldats recharger et tirer à leur guise – c’est-à-dire, le plus souvent, aussi vite (et mal) qu’ils le pouvaient.
Comparativement aux armées européennes encore réglées comme des horloges, cette apparente indiscipline ne lasse pas de surprendre. Ses causes sont diverses. Il y a ainsi, probablement, une dimension « culturelle », si l’on ose dire. Les armées de volontaires de 1861 sont encore les héritières en droite ligne de celles ayant combattu pendant la guerre d’Indépendance. Ces citoyens-soldats, qui élisaient encore (au début de la guerre) leurs officiers, n’acceptaient d’exécuter les ordres que jusqu’à un certain point, et il fallut du temps pour en faire des combattants disciplinés. Ce n’est pas un hasard si les premiers mois de la guerre virent fleurir plusieurs manuels d’instructions spécifiquement adaptés aux volontaires. En outre, durant les combats livrés pour la guerre d’Indépendance puis les guerres indiennes, le marksmanship, l’habileté individuelle au tir, avait primé sur l’effet de masse.
Il existe d’autres raisons, techniques et doctrinales. Le feu de salve avait été adopté pour compenser la précision et la portée réduites des mousquets à canon lisse : une volée de balles avait plus de chances d’avoir un effet significatif sur l’ennemi que des tirs individuels. Les fusils rayés avaient rendu cette disposition superflue. Les armes étaient désormais suffisamment précises et puissantes pour qu’un tir « à volonté » puisse être efficace. De surcroît, le manuel Hardee avait mis l’accent sur les tactiques de l’infanterie légère, dans lesquelles les feux de salve étaient accessoires, et qui laissait davantage la bride sur le cou du soldat quant au contrôle de ses tirs.
Il est intéressant de noter que malgré tout, le tir de l’infanterie demeura, dans l’absolu, assez inefficace. Rien que dans le Nord, près de deux milliards de cartouches furent fabriquées, et des centaines de millions d’entre elles, au bas mot, furent tirées. Rien qu’entre mai et septembre 1864, les trois armées nordistes du département militaire du Mississippi en ont utilisé plus de 20 millions. En dépit de cela, le nombre total de tués et blessés, majoritairement par balles, n’excéda pas quelques centaines de milliers. En conséquence, on peut raisonnablement estimer que le taux de réussite au tir était de l’ordre d’une sur mille. Ce fut néanmoins suffisant pour assurer au conflit son caractère sanglant.
Attaquer : la quadrature du cercle
Au niveau de la brigade, l’officier commandant a toute latitude quant au déploiement de ses forces. Disposer ses régiments sur une même ligne aura l’avantage d’en employer immédiatement et au mieux toute la puissance de feu. En conserver un ou plusieurs en réserve sur une seconde ligne peut s’avérer avantageux que ce soit en défense, pour renforcer un secteur plus fragile, ou en attaque – afin de pouvoir en faire porter le poids sur un point faible du dispositif ennemi une fois que celui-ci a été repéré. Un des régiments peut également être déployé en avant de la ligne principale, en tirailleurs : il fera office d’élément de reconnaissance (en attaque) ou de piquet avancé (en défense).
Il est également possible de disposer l’un derrière l’autre les régiments, voire les brigades (dans le cas d’une division), afin de permettre un assaut décomposé en plusieurs vagues. En théorie, cette tactique pouvait être un bon moyen de saturer les défenses ennemies. Dans la pratique, elle s’avéra difficile à mettre en œuvre, car la première ligne, une fois bloquée dans son élan, empêchait les suivantes d’avancer. Les Nordistes en firent l’expérience à Fredericksburg (13 décembre 1862), où 14 brigades assaillirent successivement les positions sudistes. Chacune se retrouva rapidement bloquée par la précédente, le tout sous le feu meurtrier des défenseurs.
Parmi les solutions envisagées pour faire face à l’amélioration des armes à feu durant la première moitié du XIXème siècle, il y avait tout simplement… marcher plus vite. Jusque-là, les unités militaires marchaient lentement, sur un rythme de l’ordre de 75 à 80 pas par minute. Même au combat, elles ne passaient que peu de temps à portée de tir de l’ennemi et n’avaient pas besoin de s’en rapprocher plus vite. Lorsque les platines à percussion augmentèrent la cadence de tir, et les armes rayées, leur portée, les choses changèrent. Les armées adoptèrent un pas soutenu (quicktime en anglais), nettement plus rapide : environ 120 mouvements à la minute. C’est encore aujourd’hui la cadence réglementaire dans la plupart des armées du globe. Seules quelques unités ont conservé l’ancien pas lent, la plus connue étant la Légion Étrangère française.
Le pas soutenu fut donc la démarche standard du soldat de la guerre de Sécession au combat. En cas de nécessité, on pouvait recourir au pas de gymnastique (double quick). Il ne s’agissait plus de marche à proprement parler : à 165 pas/minute, les soldats trottinaient. Ce n’était pas non plus une course. Il n’était, en fait, pas possible de hausser davantage le rythme sans risquer de faire perdre sa cohésion à l’unité. Accessoirement, courir avec un fusil posé sur l’épaule (comme c’était prescrit par les manuels) était assez peu pratique. Ce n’était donc souhaitable que dans les derniers mètres d’une charge, juste avant le contact avec l’ennemi – si toutefois celui-ci ne s’était pas dérobé.
S’enterrer pour survivre
Si les tactiques offensives s’avérèrent à ce point problématiques durant la guerre de Sécession, c’est aussi parce que le conflit vit l’utilisation à grande échelle d’un élément nouveau, qui allait révolutionner l’art militaire pour les décennies à venir : la fortification de campagne. Une tendance déjà amorcée quelques années plus tôt pendant la guerre de Crimée, mais que la plupart des observateurs avaient échoué à comprendre, essentiellement parce que les opérations militaires s’y étaient, en grande partie, confondues avec le siège de Sébastopol.
Jusque-là, les fortifications non permanentes – redoutes, parapets, abattis, tranchées, forts en terre – avaient surtout été employés pour la guerre de siège. Elles permettaient de s’approcher des remparts ennemis tout en restant à couvert, et de positionner son artillerie à l’abri des canons adverses. Ces travaux de terrassement devinrent un élément incontournable de la poliorcétique à l’époque moderne, à tel point que l’expression « ouvrir la tranchée » devint synonyme d’entamer un siège.
Malgré tout, ils avaient aussi servi, occasionnellement, en rase campagne. Une armée sur la défensive pouvait les employer pour renforcer sa position. La construction de redoutes était particulièrement utile pour garder ou bloquer un point de passage obligé, comme par exemple celles mises en place par les Russes à Borodino sur la route de Moscou, et dont les Français s’emparèrent en 1812 au terme d’une des plus sanglantes batailles rangées de l’histoire. Néanmoins, la relative inefficacité des mousquets ne nécessitait pas, alors, de rechercher constamment le couvert.
Quant au tir de l’artillerie, ses effets pouvaient être largement atténués en disposant les troupes légèrement en arrière d’une ligne de crête. Cette tactique du reverse slope, popularisée par le duc de Wellington lors de ses campagnes dans la péninsule ibérique, sera d’ailleurs réutilisée avec succès par « Stonewall » Jackson lors d’une des premières batailles importantes de la guerre de Sécession, celle de Bull Run (21 juillet 1861). De manière générale, l’exposition au feu demeurait suffisamment brève pour que le fait de creuser des retranchements durant des batailles qui, de surcroît, s’étalaient rarement sur plus d’une journée, soit considéré comme superflu.
Mais les armes à feu rayées allaient changer la donne. Avec des fusils dont la portée utile pouvait dépasser 500 mètres, et des canons qui demeuraient précis jusqu’à deux kilomètres voire au-delà, le champ de bataille devenait un endroit nettement plus dangereux qu’il ne l’avait été jusqu’alors. Le combattant, qui jusque-là n’était guère exposé que durant la dernière phase d’un assaut, n’était plus en sécurité nulle part. Soldats et officiers apprirent donc, durant le conflit, à chercher le couvert à chaque fois que c’était possible.
Un autre facteur déterminant fut la nature même de la formation dispensée aux officiers avant la guerre. Bien qu’elle formât des cadres polyvalents, l’académie militaire de West Point mettait essentiellement l’accent, dans l’éducation qu’elle dispensait, sur les tactiques et techniques du génie. La défense du pays reposait avant tout sur son système de fortifications côtières, et West Point formait donc des ingénieurs militaires pour le construire et l’entretenir. Ce n’est pas un hasard si nombre des officiers sortis de l’académie quittaient ensuite l’armée pour devenir ingénieurs dans le civil.
Ces diplômés de West Point formèrent la majeure partie des généraux qui servirent dans les deux camps durant la guerre. Leur formation les inclina par conséquent à faire établir des fortifications provisoires aussitôt qu’ils le pouvaient, et la pelle comme la pioche devinrent rapidement aussi familiers des soldats que l’étaient leur fusil ou leur havresac. Robert Lee gagna ainsi auprès de ses hommes le désagréable surnom de « l’as de pique » (ace of spades en anglais ; il s’agit d’un jeu de mots car spade signifie aussi « pelle ») après avoir ceinturé Savannah, puis Richmond, de kilomètres de tranchées et d’innombrables forts et batteries au début de la guerre.
Au départ, les combattants utilisèrent tout ce qu’ils purent trouver comme couvert sur les champs de bataille : clôtures et murets abondaient dans les terres agricoles, et même un chemin creux pouvait offrir une excellente protection – comme ce fut le cas à Shiloh (6-7 avril 1862) et Antietam (17 septembre 1862). Le talus d’une voie ferrée inachevée servit même de retranchement lors de la seconde bataille de Bull Run, en août 1862. Avec un minimum d’aménagements, ces éléments du champ de bataille pouvaient même devenir de redoutables positions fortifiées, comme le fut le mur de pierres courant le long des Marye’s Heights à Fredericksburg ou celui coiffant Cemetery Ridge à Gettysburg (1-3 juillet 1863).
La fin de la guerre vit la généralisation de retranchements plus élaborés, rendant les assauts particulièrement meurtriers et forçant l’attaquant à établir un véritable siège s’il ne pouvait contourner l’obstacle. Les lignes que les Confédérés avaient fortifiées autour de Spotsylvania Court House furent le théâtre d’une des batailles les plus acharnées de toute la guerre en mai 1864, et dès le mois suivant, la bataille de Petersburg se figea en une guerre de tranchées préfigurant, avec cinquante ans d’avance, celle qui caractériserait la Grande Guerre.
Si elle fut, pour l’essentiel, livrée avec les tactiques traditionnelles de l’infanterie lourde, la guerre de Sécession n’en réserva pas moins une place notable à celles, plus récentes, de l’infanterie légère. L’influence du manuel Hardee de 1855, déjà évoquée, était d’autant plus importante qu’au cours de la décennie précédente, l’infanterie fédérale n’avait guère affronté que des Amérindiens, contre lesquels le combat se résumait le plus souvent à des escarmouches en ordre dispersé.
Une mode française
Comme dans beaucoup d’autres domaines de la chose militaire, l’armée américaine était alors largement influencée par sa contrepartie française. Le prestige de cette dernière, malgré sa défaite finale de 1815, était alors inégalé. Elle restait alors sur une série de victoires, remportées face aux Néerlandais (siège d’Anvers, 1832), aux Russes (guerre de Crimée, 1853-56) et aux Autrichiens (guerre d’Italie, 1859), sans parler de la conquête de l’Algérie (à partir de 1830). L’armée française passait surtout pour être à la pointe de la modernité, tant technique que tactique, et était vue par conséquent comme un modèle à suivre.
C’est aussi de France que vint l’intérêt pour l’infanterie légère. Dès les guerres de la Révolution et de l’Empire, l’armée française créa des régiments d’infanterie légère, distincts de ceux d’infanterie de ligne. Leur entraînement mettait l’accent sur la rapidité de mouvement et la précision du tir individuel. Ces unités étaient utilisées prioritairement pour les manœuvres exigeant un déplacement rapide, en particulier sur terrain difficile, ainsi que pour couvrir les flancs de l’armée et mener des opérations de reconnaissance et de harcèlement. Toutefois, en dehors de ces missions, ces régiments combattaient en rangs serrés, comme l’infanterie de ligne.
Les choses changèrent à partir de 1838 sous l’impulsion du duc d’Orléans, le fils aîné du roi Louis-Philippe. De son expérience d’officier en Algérie, le jeune prince avait tirée l’idée de faire combattre l’infanterie légère en ordre dispersé, non plus seulement lors de missions spécifiques, mais en permanence. Il fit créer cette année-là les premiers bataillons de chasseurs à pied. Libérés de l’obligation de combattre en ligne, ces soldats devaient se déplacer en courant, pouvaient tirer à volonté et se voyaient encouragés à prendre des initiatives – chose relativement nouvelle tant les armées européennes avaient, jusque-là, fonctionné dans un respect rigide de la chaîne de commandement.
Les chasseurs à pied comptaient sur leur rapidité de mouvement et leur usage du couvert pour se rapprocher des lignes ennemies, et sur leur meilleur entraînement au tir pour abattre leurs adversaires. En théorie, ils pouvaient ainsi prendre le dessus sur l’infanterie de ligne en limitant leurs pertes. Dans la pratique, ce concept ne résista pas à l’épreuve des faits. Les armées européennes déployaient désormais une puissance de feu autrement supérieure à celle des guerriers d’Abd-el-Kader en Algérie. L’expérience de la guerre de Crimée, face aux tranchées qui ceinturaient Sébastopol, montra aux Français qu’ils avaient fait fausse route, et les chasseurs à pied apprirent à « rentrer dans le rang » au sens littéral du terme.
Une utilisation problématique
Ironiquement, les Américains commencèrent à s’intéresser aux tactiques de l’infanterie légère au moment précis où l’armée française était sur le point de les délaisser. Le fusil Springfield modèle 1855, doté d’un canon relativement court lui conférant une meilleure maniabilité que les mousquets traditionnels, se prêtait admirablement à ce type de combat. En outre, les engagements contre les Indiens présentaient de grandes similitudes avec ceux que les Français avaient livrés en Algérie. Le contexte se prêtait donc à diffuser au sein de l’armée américaine la « mode » des chasseurs à pied.
Le manuel Hardee consacrait donc d’importants passages à la formation en ligne de tirailleurs (skirmish line). Il s’agit d’une ligne simple et clairsemée, au sein de laquelle les soldats sont espacés d’au moins un yard (0,91 m), généralement deux. Ainsi déployé, un régiment peut facilement couvrir le front d’une brigade entière. Les tirailleurs peuvent ainsi tenir l’ennemi à distance tandis que la brigade s’organise, mener des reconnaissances – surtout en l’absence de cavalerie – ou bien harceler l’adversaire. Ils étaient, chose relativement nouvelle, entraînés à se servir du couvert et même à faire feu en position couchée.
La ligne de tirailleurs fut abondamment utilisée au cours de la guerre, même si elle ne fut jamais la formation principale de l’infanterie. De fait, disperser les hommes revenait aussi à éparpiller leur puissance de feu, et on a vu que sans un entraînement adéquat – dont les volontaires bénéficiaient rarement – l’habileté au tir des combattants était toute relative. Malgré tout, la ligne de tirailleurs se montra utile et parfois même décisive en plusieurs occasions, comme à Chancellorsville (3 mai 1863) où deux régiments nordistes déployés de cette manière ralentirent suffisamment la progression des Confédérés pour permettre à l’Union de s’établir sur une nouvelle ligne de défense.
Une telle formation n’était cependant guère adaptée à l’offensive. Il y eut bien quelques tentatives pour employer les tactiques de l’infanterie légère à plus grande échelle. La plus connue est celle faite par le colonel nordiste Morgan Smith durant la bataille du fort Donelson (15 février 1862). Smith, qui se tenait crânement à cheval derrière son régiment de tête, avait ordonné à celui-ci de progresser par bonds successifs, courant quelques dizaines de mètres avant de se mettre à plat ventre pour éviter les salves de l’ennemi. Ses hommes purent ainsi s’approcher des retranchements adverses et les prendre d’assaut en limitant leurs pertes.
Malgré ce succès, cette tactique ne sera que rarement employée par la suite. Les officiers voyaient en effet avec un certain scepticisme une formation où les soldats risquaient d’échapper à leur contrôle direct. De surcroît, elle était vue comme étant de nature à nuire à la cohésion de l’unité. Combattre efficacement de cette manière nécessitait un entraînement prolongé que les volontaires de la guerre de Sécession ne possédaient pas. Enfin – et surtout – le succès de cette tactique reposait sur l’utilisation par l’adversaire d’un feu de salve, qui permettait à l’assaillant d’avancer pendant que les défenseurs rechargeaient leur fusil. Un tir par file ou à volonté annulait l’effet escompté, et l’apparition d’armes à répétition, vers la fin du conflit, ne fit qu’aggraver le problème. Si les soldats se couchèrent fréquemment, ce fut le plus souvent en défense, pour échapper au tir de l’artillerie en l’absence d’autre couvert, ou pour se dissimuler.
Tireurs d’élite
Une des nombreuses nouveautés de la guerre de Sécession fut le recours élargi aux tireurs de précision. Le concept n’était pas nouveau, pas plus que les armes rayées d’ailleurs. Des fusils rayés existaient dès le XVIIIème siècle, mais leurs balles sphériques devaient être littéralement forcées dans le canon, ce qui impliquait un rechargement de l’arme difficile et long, toutes choses peu pratiques sur un champ de bataille. Pour cette raison, ces armes n’étaient distribuées qu’à quelques très bons tireurs et n’étaient par conséquent employées qu’à très petite échelle.
L’invention de la balle Minié permit la généralisation du fusil rayé, changeant ainsi la donne en permettant la fabrication d’armes très précises et d’utilisation plus aisée. Dès le début de la guerre de Sécession apparut l’idée de former des unités entières constituées de tireurs d’élite. Hiram Berdan, un ingénieur qui passait pour être le meilleur tireur de l’État de New York, proposa au département de la Guerre la création d’un régiment constitué des meilleurs tireurs de tout le pays. Le président Lincoln ayant intercédé en sa faveur, Berdan obtint rapidement gain de cause. Pour être enrôlé, chaque candidat devait se montrer capable de placer consécutivement dix balles à l’intérieur d’un cercle de 25 centimètres placé à 180 mètres de distance.
L’initiative eut un tel succès qu’on eut assez de soldats pour former non pas un, mais deux régiments, désignés 1er et 2ème U.S. Sharpshooters regiments. Ces « tireurs de précision » (sharp signifiant « précis » en anglais) furent dotés d’uniformes verts pour leur permettre de se soustraire plus aisément à la vue de l’ennemi : une des premières tentatives d’utilisation du camouflage sur un champ de bataille, même si elle demeura limitée à ces deux seules unités. Initialement priés d’amener leurs propres armes, souvent des fusils de chasse, les recrues furent ensuite dotées d’une version spécialement modifiée du fusil Sharps modèle 1859.
Réputée pour sa précision, cette arme était à chargement par la culasse, ce qui lui permettait une cadence de tir allant jusqu’à 9 coups/minute. Berdan demanda notamment à son concepteur, Christian Sharps, d’en remplacer l’encombrant sabre-baïonnette par une baïonnette à douille. Il lui fit également installer un viseur métallique amovible, et modifier la hausse de sorte qu’elle permette de viser jusqu’à 1.000 yards, soit plus de 900 mètres. Ces modifications firent grimper le coût unitaire du fusil de 35 à plus de 45 dollars, contre 12 dollars pour un Springfield modèle 1861. À cause de la cadence de tir élevée de leur fusil, les Sharpshooters de Berdan se virent distribuer 100 cartouches par homme, là où le fantassin de base n’en recevait que 40.
Au grand déplaisir de Berdan – qui était colonel des deux régiments à la fois – ces unités ne furent jamais engagées en une seule brigade, comme il l'aurait souhaité, mais dispersées à travers toute l’armée du Potomac. Les compagnies furent détachées auprès des différents échelons de l’armée en fonction des besoins. Malgré tout, elles y excellèrent dans les rôles habituellement dévolus à l’infanterie déployée en tirailleurs. Elles se firent surtout une spécialité d’abattre les servants de l’artillerie ennemie, les officiers, les estafettes transmettant les ordres.
Leur feu précis, dense et meurtrier les vit rapidement être imitées, et d’autres unités du même genre furent créées. Dans l’Ouest furent ainsi employés le 64ème régiment de l’Illinois et le 1er régiment du Michigan, dont une des compagnies était constituée d’Amérindiens. Les Sudistes ne furent pas en reste, créant par exemple les Palmetto Sharpshooters de Caroline du Sud. Les quelques centaines d’exemplaires du fusil Whitworth que les Confédérés purent importer de Grande-Bretagne leur furent distribués en priorité. Dans les deux camps, certains tireurs assortirent des lunettes nettes télescopiques à leur fusil, mais le caractère encombrant de ces premiers modèles – certaines étant plus longues que le fusil lui-même ! – rendait peu pratique leur utilisation au combat.
Pour Napoléon Bonaparte, la cavalerie était l’arme décisive du champ de bataille. C’étaient ses charges qui brisaient l’armée ennemie après que celle-ci eût été usée à ses points les plus faibles par des attaques d’infanterie et les tirs concentrés de l’artillerie. Par sa puissance de choc et sa capacité à poursuivre l’ennemi, elle pouvait muer sa retraite en déroute, lui causant des pertes élevées. La guerre de Sécession ne connut rien de tout cela. Cinquante années d’évolution militaire avaient réduit la cavalerie à un rôle secondaire, et les Américains furent parmi les premiers à en faire l’expérience.
Une arme sur le déclin
Une charge de cavalerie traditionnelle est normalement menée au pas, les chevaux ne passant progressivement au trot, puis au galop, que dans les derniers hectomètres avant le contact avec l’ennemi. Il est en effet important de ménager les montures, dans la mesure où un régiment peut être amené à charger jusqu’à dix ou douze fois dans la même journée. Les deux plus grands ennemis de la cavalerie sont l’artillerie, dont les boulets et la mitraille peuvent lui causer des pertes sensibles, et la formation d’infanterie en carré, qui s’avère pratiquement impossible à briser si sa cohésion n’a pas été au préalable amenuisée par une préparation d’artillerie.
Des charges menées de cette manière purent réussir tant que l’infanterie adverse était armée de mousquets lisses à silex. La « zone mortelle » dans laquelle la mousqueterie était réellement une menace ne dépassait pas quelques dizaines de mètres ; face à des cavaliers au galop, les fantassins ne pouvaient généralement tirer qu’un seul coup de feu avant le contact. Il n’en fut plus de même dès lors que l’infanterie fut équipée de fusils rayés tirant des balles Minié et soutenue à distance par une artillerie moderne.
La guerre de Crimée avait déjà fourni, durant les années précédentes, un sérieux avertissement – par le biais d’un des plus célèbres épisodes de ce conflit, la fameuse « charge de la brigade légère ». Cette unité de cavalerie britannique avait été décimée par les feux croisés de l’artillerie et de l’infanterie russes en chargeant, au cours de la bataille de Balaklava (25 octobre 1854), une batterie couverte sur ses flancs par d’autres canons. Pilonnée et tiraillée de trois côtés, la brigade avait perdu 40% de ses effectifs en moins d’une demi-heure.
Il était désormais quasi suicidaire de lancer une charge de cavalerie contre une ligne d’infanterie bien soutenue et, comme cela allait être de plus en plus souvent le cas au cours de la guerre de Sécession, bien retranchée. La formation en carré, auparavant la meilleure défense des fantassins contre les cavaliers, n’était même plus nécessaire. Le feu de l’infanterie pouvait décimer une charge de cavalerie avant même qu’elle n’arrive au contact. Déjà peu habitués à l’employer, les commandants de cavalerie évitèrent aussi souvent que possible de recourir à cette dangereuse tactique.
Les rares fois où ils passèrent outre, l’issue leur fut souvent fatale. Lors des combats du 3 juillet 1863 à Gettysburg, le général nordiste Elon Farnsworth reçut l’ordre de son supérieur, Hugh Kilpatrick, d’exécuter une charge avec sa brigade de cavalerie. Il refusa, et ne s’exécuta que lorsque Kilpatrick le taxa de lâcheté. Farnsworth mourut criblé de balles avec nombre de ses cavaliers, abattus comme à l’exercice par les tireurs sudistes au cours d’une action qu’un des officiers confédérés présents qualifia de « parodie de guerre ». La réussite de la charge de J.E.B. Stuart à Bull Run (21 juillet 1861), beaucoup plus psychologique que réelle, ne doit qu’à ses circonstances propres – en s’abattant par hasard sur des troupes en pleine retraite – de ne pas avoir tourné au désastre.
En dehors telles occasions, les charges de cavalerie n’avaient de chances de réussir que contre… d’autres unités de cavalerie. Encore fallait-il pour cela que la cible fût elle-même montée, car le feu des carabines à chargement par la culasse pouvait faucher l’assaillant aussi rapidement que les tirs de l’infanterie. De tels combats de cavalerie montée restèrent cependant assez rares, et furent souvent le fruit de rencontres fortuites. La bataille de Brandy Station (9 juin 1863), le plus gros engagement de cavalerie de la guerre avec près de 20.000 combattants, en offrit plusieurs occasions.
Des cavaliers... à pied
Paradoxalement, les cavaliers de la guerre de Sécession allaient le plus souvent combattre… à pied. Les chevaux servirent bien plus souvent de moyens de transport que de montures de guerre à proprement parler. Les antécédents de la cavalerie américaine n’y étaient pas pour rien. Celle-ci était habituée à employer des tactiques visant à se déplacer à cheval pour en suite combattre à pied. Les deux régiments de dragons existant avant la guerre étaient équipés et entraînés pour combattre montés ou non, utilisation traditionnelle de ce corps de troupe. Le régiment d’infanterie montée, comme son nom l’indique, n’utilisait le cheval que pour se déplacer. Quant aux deux régiments de cavalerie, armés seulement de sabres et de révolvers, ils n’avaient été formés qu’en 1855 et correspondaient davantage à une recherche d’économies qu’à un véritable choix tactique.
Les officiers de cavalerie étaient de toute manière habitués à combattre de la sorte. Hormis en de rares occasions, comme la guerre contre le Mexique (1846-48), les cavaliers américains avaient passé l’essentiel des décennies précédentes à affronter les Amérindiens. Face aux formations clairsemées employées par ces derniers, l’effet de masse qui constituait l’atout habituel de la cavalerie montée n’était d’aucune utilité. En revanche, les vastes espaces sans routes et souvent montagneux du Far West nécessitaient une mobilité que seule la cavalerie possédait. Se déplacer à cheval pour ensuite combattre à pied y était donc tout naturel.
Plusieurs déploiements sont alors possibles. Le plus courant est la ligne de tirailleurs : les cavaliers démontés forment une ligne de soldats espacés, de la même manière que l’infanterie. Le principal problème, dans ce cas de figure, est de savoir quoi faire des chevaux. Les cavaliers peuvent continuer à les tenir par la bride : si elle a l’avantage de permettre à tous les soldats de combattre, et de se remettre en selle rapidement si nécessaire, elle s’avère toutefois peu pratique car il n’est pas évident de viser et tirer correctement à la carabine tout en tenant les rênes d’un cheval plus ou moins stressé par les bruits du combat.
L’autre solution consiste donc à confier les chevaux à la garde d’un détachement restant en arrière. L’inconvénient de cette pratique est qu’elle immobilise facilement jusqu’à un soldat sur quatre, réduisant d’autant la puissance de combat effective de l’unité considérée. Si nécessaire, on pouvait même former une ligne en rangs serrés, similaire à celle de l’infanterie. La différence majeure était que la taille plus réduite de leurs carabines, et leur rechargement se faisant de plus en plus fréquemment par la culasse, permirent aux cavaliers de profiter davantage du couvert fourni par le terrain. Il leur était en effet plus aisé de recharger leurs armes en étant couchés ou avec un genou en terre, ce qui n’était pas évident avec les longs fusils de l’infanterie.
Toutefois, l’armement même des cavaliers les rendaient difficilement en mesure de tenir tête à l’infanterie dans ce type de combat. Sur le plan balistique, les carabines de cavalerie étaient généralement inférieures en portée comme en précision aux fusils d’infanterie. Dans certaines circonstances, néanmoins, la cavalerie sut employer sa meilleure utilisation du terrain, sa flexibilité et la cadence de tir supérieure de ses armes pour tenir la dragée haute à l’infanterie adverse. Durant les premières heures de la bataille de Gettysburg, le 1er juillet 1863, la division de cavalerie nordiste du général Buford gagna ainsi un temps précieux qui permit au reste de l’armée fédérale d’arriver à temps sur le champ de bataille.
Un nouvel emploi stratégique
L’emploi de la cavalerie évolua non seulement sur le plan tactique, mais également à l’échelon opérationnel et stratégique. Désormais privée de la puissance de choc qui constituait jusque-là son principal intérêt sur le champ de bataille, la cavalerie allait se concentrer sur des missions qui étaient déjà siennes auparavant, et d’autres plus inédites. Dans ce cadre, c’était la mobilité qui allait constituer son principal atout. Si la Confédération allait assez rapidement entrevoir les possibilités que lui offraient ce nouvel emploi, l’Union allait davantage tarder à la suivre dans cette voie.
Quand éclate la guerre de Sécession, l’armée fédérale n’envisage pas de confier un rôle important à la cavalerie. Les régiments de volontaires sont presque tous d’infanterie, et peu d’unités montées sont constituées. Les compagnies prélevées sur les régiments de l’armée régulière sont jugés suffisantes pour les missions qu’elles devront mener à bien : reconnaissance, escorte et liaison. Cette certitude est à ce point ancrée au sein du commandement nordiste qu’il fut même envisagé pendant un temps de réarmer tous les régiments existants sur le modèle de la cavalerie légère, avec un armement limité aux sabres et aux révolvers. C’est dans cette optique que les régiments réguliers de dragons, d’infanterie montée et de cavalerie seront tous renommés et renumérotés en août 1861. Toutefois, les carabines s’avérèrent rapidement trop utiles pour qu’on en fît l’économie, et furent progressivement distribuées à toutes les unités.
En conséquence de cette approche, durant les premiers mois de la guerre, les régiments de la cavalerie nordiste ne furent pratiquement jamais employés en tant que tels. Le plus souvent, leurs compagnies furent dispersées à travers les différents échelons de l’armée ; elles étaient parfois groupées en bataillons ad hoc. Brigades, divisions et corps d’armée se voyaient affecter ces détachements en fonction de leurs besoins pour effectuer des reconnaissances, fournir une escorte aux états-majors ou assurer la protection des convois de ravitaillement.
Les Sudistes, pour leur part, eurent très vite une autre vision de l’emploi de la cavalerie. Ils comprirent rapidement que regroupées et dirigées indépendamment, les unités de cavalerie pouvaient avoir un impact nettement plus important sur le développement des opérations. L’un des précurseurs de cette doctrine fut Turner Ashby, dont le régiment de cavalerie joua un rôle décisif dans les succès remportés par Stonewall Jackson au cours de sa fameuse « campagne de la Vallée », début 1862. Ashby renseigna précisément Jackson sur les forces ennemies et leurs mouvements, tout en lui fournissant un écran de cavalerie qui empêchait les Nordistes de connaître ses effectifs et ses intentions réels.
Surnommé « le chevalier noir de la Confédération » en raison de l’image romantique qu’il affectait de se donner et de son habitude de monter des chevaux entièrement noirs, Ashby fut tué le 6 juin 1862 dans une action d’arrière-garde à Good’s Farm. Toutefois, il allait faire des émules. Quelques jours plus tard, le général Lee confia à J.E.B. Stuart l’essentiel de la cavalerie de son armée et l’envoya mener une vaste opération de reconnaissance. Non seulement Stuart s’en acquitta, mais il contourna entièrement l’armée nordiste qui menaçait Richmond, pillant pratiquement sans opposition pendant tout un mois ses arrières et ses dépôts de ravitaillement, au cours d’une chevauchée aussi audacieuse que spectaculaire.
Dès lors, la cavalerie, groupée au sein de divisions voire de corps autonomes, allait s’avérer particulièrement efficace pour menacer le ravitaillement des forces ennemies. Les raids sur les arrières adverses allaient se multiplier, et plusieurs généraux confédérés allaient exceller dans ce domaine. Ce fut particulièrement vrai dans l’Ouest, où l’étirement des lignes de communication nordistes les rendait particulièrement vulnérables à ce type d’action. Des officiers comme Forrest, Wheeler ou Morgan menèrent de nombreux raids de cavalerie, causant aux Fédéraux des difficultés logistiques considérables.
Les Nordistes tardèrent à trouver les contre-mesures adéquates. Le général Rosecrans ne forma la première division de cavalerie autonome qu’à l’automne 1862, et le corps de cavalerie de l’armée du Potomac se constitua seulement en avril 1863. Il fallut du temps pour que les Nordistes n’apprennent à maîtriser les tactiques de leurs ennemis. Une fois au niveau de sa contrepartie sudiste, la cavalerie fédérale prit le dessus en 1864 grâce à une nouvelle génération de généraux plus agressifs, tels Custer ou Sheridan, et un meilleur équipement – carabines à répétition en tête. Désormais à même de prendre l’initiative, les cavaliers nordistes firent à leur tour subir à leurs adversaires des raids dévastateurs, contribuant eux aussi à l’effondrement de l’effort de guerre sudiste.
Plus encore que la cavalerie, l’artillerie fut durant la guerre de Sécession une arme secondaire. Pour les raisons déjà évoquées – terrain boisé et réseau routier médiocre – l’artillerie de campagne ne joua que très rarement le rôle décisif qui avait été si souvent le sien durant les guerres napoléoniennes. Quant à l’artillerie de siège, elle perdit beaucoup de son efficacité dès lors que les vieux forts en maçonnerie se virent substituer des fortifications en terre. L’emploi de l’arme ne fut pas non plus égal par les deux belligérants, l’Union étant assez nettement favorisée dans ce domaine, par rapport à la Confédération.
Une arme technique
Sur le terrain, l’organisation de base de l’artillerie est la batterie – l’équivalent de la compagnie dans les autres armes. Commandée par un capitaine, la batterie est divisée en deux ou trois sections elles-mêmes dirigées par un lieutenant, et comprenant chacune deux canons. Chaque pièce, un sous-officier à sa tête, nécessite au moins dix ou douze hommes pour être utilisée à pleine efficacité. L’emploi d’un canon est en effet une opération assez complexe requérant un travail d’équipe et, si l’on peut dire, une véritable chorégraphie.
Il faut d’abord nettoyer le canon après le précédent tir, afin d’éviter que des résidus incandescents ne mettent prématurément le feu à la charge suivante. À cette fin, on utilise des refouloirs, instruments qu’on décrira assez sommairement en les comparant à de gros cotons-tiges. L’un présente une extrémité métallique (particulièrement utile pour nettoyer les rayures) qui « récure » le canon, l’autre une éponge servant à le vider des résidus ainsi récupérés. Cette opération peut être effectuée par un ou, le plus souvent pour les canons rayés, deux hommes. Une fois la pièce ainsi décrassée, on peut procéder au chargement.
La charge de propulsion est contenue dans une gargousse de flanelle. Elle peut être introduite séparément du projectile ou en même temps que celui-ci si les deux sont combinés par le biais d’un sabot de bois – c’est souvent le cas des boulets pleins. Hormis dans le cas du rarissime canon Whitworth à chargement par la culasse, cette opération s’effectue par la bouche. Le projectile et la charge sont alors poussés avec l’autre extrémité du refouloir.
Il faut alors viser. Pour ce faire, le pointeur – sans doute l’homme le plus important parmi les servants, car il vise et commande le feu – utilise une hausse métallique amovible et plutôt sommaire. Le pointeur évalue la distance et la direction, et doit aussi prendre en compte le sens et la vitesse du vent. Le tout est fait de manière assez pifométrique, et à ce jeu, l’expérience du pointeur est souvent primordiale. Ce dernier applique lui-même les corrections nécessaires en élévation, au moyen d’une vis située sous le canon, et communique celles à appliquer en direction à un autre servant qui agit sur la flèche de l’affût.
Une fois ceci fait, le pointeur se retire et un autre servant perce la gargousse à l’aide d’un instrument introduit dans la lumière – l’orifice situé sur le dessus du canon. Une étoupille à friction – autrement dit, un gros pétard – est ensuite insérée dans le conduit. Cette amorce est reliée à un cordon qui permettra de l’actionner. Au commandement « prêt ! », les servants s’écartent des roues, car le canon peut reculer parfois de plusieurs mètres pendant le tir. On peut alors faire feu en tirant sur le cordon, l’explosion de l’étoupille se communiquant à la charge par le trou percé dans la gargousse. On ramène ensuite le canon à sa position de batterie, où le cycle peut alors recommencer.
La mobilité, un facteur essentiel
Compte tenu de son poids (jusqu’à 800 kilos, affût non compris, pour un Parrott de 20 livres), il n’est pas possible de mouvoir un canon à bras sur plus de quelques dizaines de mètres sans en épuiser complètement les servants. Pour le transport sur de longues distances, le canon est couplé à un avant-train renfermant des munitions, ce qui le transforme en un véhicule à quatre roues tiré par un attelage de quatre à six chevaux. Un autre attelage transporte le caisson à munitions, d’une capacité bien supérieure à celle de l’avant-train du canon. En tout, une batterie d’artillerie comprend pratiquement autant de chevaux que d’hommes.
On distingue alors, traditionnellement, artillerie à pied et artillerie à cheval. Dans la première, les servants suivent leurs pièces en marchant et, si nécessaire, en courant. Dans la seconde, tous les servants montent à cheval. Il s’ensuit que l’artillerie à cheval est plus mobile que l’artillerie à pied, mais coûte également plus cher à l’entretien en raison du nombre notablement plus élevé de chevaux qu’elle requiert. Durant la guerre de Sécession, l’artillerie de campagne sera essentiellement à pied, l’artillerie à cheval étant réservée à l’accompagnement des unités de cavalerie.
La première manœuvre que l’artillerie doit accomplir sur le champ de bataille est la mise en batterie. Il s’agit d’une opération parfois ardue, car elle s’effectue souvent sur une position exposée – c’est généralement le prix à payer pour que le tir qui s’ensuivra soit efficace. La mise en batterie – et son contraire, la mise hors de batterie – prend plusieurs minutes, période durant laquelle l’unité est vulnérable. Les canons sont placés en avant, l’avant-train et les caissons plusieurs mètres en arrière pour limiter les effets du tir ennemi sur les munitions qu’ils contiennent. Quant aux chevaux, particulièrement précieux, ils sont disposés plus en arrière encore.
À la veille de la guerre contre le Mexique en 1845, l’armée fédérale avait adopté un manuel d’utilisation écrit par le major Samuel Ringgold. Ce dernier avait adapté les tactiques de concentration de l’artillerie alors en usage en Europe aux particularités de l’Amérique du Nord – terrain difficile et faible nombre de canons. Sa doctrine reposait sur une artillerie à cheval très mobile, capable de se déployer très rapidement au plus près de l’armée ennemie pour l’accabler de mitraille. Ringgold fut mortellement blessé à Palo Alto durant la première bataille importante de la guerre du Mexique, mais son « artillerie volante », telle qu’elle avait été baptisée, s’avéra décisive dans la victoire finale des Américains.
En conséquence, cette utilisation de l’artillerie avait encore cours en 1861. Elle ne résista pas à l’épreuve des faits. Les Mexicains n’avaient à lui opposer que de lourds canons et des mousquets à âme lisse. Il en était tout autrement des belligérants de la guerre de Sécession, désormais armés de fusils rayés à la portée bien supérieure. Les Nordistes en firent les frais à Bull Run en juillet 1861 : ayant avancé leurs batteries pour bombarder la ligne confédérée sur Henry House Hill, ils en virent les servants abattus par l’infanterie sudiste, quelque peu aidée par la confusion qui régnait sur le champ de bataille. La leçon fut retenue et par la suite, les deux camps évitèrent soigneusement d’exposer leur artillerie, la disposant le plus souvent assez loin des lignes de front. La contrepartie fut que son efficacité diminua d’autant, cantonnant l’artillerie à un rôle souvent secondaire.
Tir à longue portée : boulets et obus
Privée de cet usage, l’artillerie eut comme mission principale le tir de soutien contre l’infanterie ennemie, que ce soit en défense en ouvrant le feu sur l’assaillant, ou en attaque par le bombardement des lignes adverses. À cette fin, chaque batterie transporte avec elle, dans ses avant-trains et ses caissons, plusieurs centaines de projectiles de différents types. Leur utilisation est essentiellement fonction de la distance à laquelle se trouve la cible, et leur dotation par pièce peut varier.
Le plus répandu et le plus simple est le boulet plein, une simple sphère de plomb. En dépit de sa rusticité, il sera encore très employé durant la guerre de Sécession. Son principal avantage réside dans sa grande portée : n’explosant pas, le boulet peut ricocher sur de longues distances si le sol s’y prête, conservant en bout de course une force suffisante pour causer des blessures incapacitantes aux jambes des hommes et des chevaux. Son effet moral est considérable, car le boulet transperce et mutile des rangées entières de soldats avec une terrifiante facilité. La seule onde de choc générée par son sillage – le « vent du boulet » – suffit à tuer un homme s’il passe suffisamment près de sa tête.
En contrepartie, les boulets sont globalement peu efficaces contre une ligne d’infanterie, celle-ci n’ayant que deux rangs de profondeur. Ils le sont davantage contre une formation profonde ou en colonne, ou bien lorsqu’ils prennent la ligne ennemie en enfilade, c’est-à-dire de flanc. Mais dans ce cas, la précision du tir s’avère primordiale, et celle des canons lisse fait souvent défaut aux longues distances. Les canons rayés ont permis de résoudre ce problème, en tirant des « lingots » (bolt en anglais, les boulets sphériques étant pour leur part appelés cannonball ou solid shot) pleins et cylindriques.
Sont également employés en abondance des obus à mitraille (appelés case shot en anglais), ou shrapnells. Ces derniers doivent leur nom à leur inventeur, l’officier britannique Henry Shrapnel, qui les introduisit à la fin du XVIIIème siècle. Comme les boulets, ils existent en version sphérique pour les canons lisses, et cylindro-coniques pour les pièces rayées. Ils contiennent plusieurs dizaines de balles de plomb, couplées à une charge d’éclatement (centrale ou arrière) actionnée par une fusée – un détonateur à retardement.
Lorsque le shrapnell explose, la mitraille qu’il contient est propulsée autour de l’obus ou devant lui, pouvant ainsi blesser ou tuer davantage de soldats ennemis qu’un boulet plein. Son inconvénient majeur est la faible portée de son contenu. Idéalement, le shrapnell doit exploser juste devant ou au-dessus de l’infanterie adverse pour produire des effets maximaux. Il est donc primordial que la fusée soit réglée sur la bonne distance, ce qui implique d’évaluer correctement celle-ci – alors que les artilleurs de l’époque ne disposent pas de télémètres.
Pour compenser cela, on utilise également des obus explosifs (shell en anglais), doté de parois plus épaisses et d’une charge d’éclatement plus importante. Les éclats ainsi générés sont plus gros et portent plus loin, ce qui accroît leur efficacité létale et permet d’obtenir des effets significatifs même avec une précision moindre. Toutefois, ces fragments sont également moins nombreux, ce qui réduit leurs chances de toucher quelqu’un. Au final, ils s’avèreront moins efficaces que les obus à mitraille, et resteront minoritaires dans la dotation en munitions des batteries. Leur poids (9 kilos pour un Parrott de 20 livres) était en outre trop réduit pour leur permettre d’être efficaces contre les fortifications, nécessitant le recours à des pièces de siège aux projectiles beaucoup plus lourds (jusqu’à 300 livres, soit 136 kilos environ).
À bout portant : le tir à mitraille
Ces munitions, destinées à un usage à longue et moyenne portée, représentent la majeure partie des munitions distribuées aux batteries. À courte et à très courte distance, cependant, elles se voient substituées des projectiles plus adaptés à ce type d’utilisation. Il s’agit de la grosse mitraille (grapeshot) et des boîtes à mitraille (canister). Les uns comme les autres s’avèrent les plus meurtriers (d’où leur emploi privilégié au travers de la tactique de « l’artillerie volante »), mais leur utilisation signifie aussi que les artilleurs sont à portée de fusil de l’adversaire.
En 1861, la grosse mitraille est essentiellement désuète ; elle sera donc peu employée, la boîte à mitraille étant considérée comme plus moderne et plus efficace. Elle consiste en une dizaine de balles disposées autour d’une tige métallique centrale. Le tout est parfois emballé dans un sac de flanelle maintenu par des cordes. Si le mot « mitraille » évoque immanquablement au lecteur de petits projectiles, il n’en est rien ici : en taille, la grosse mitraille se rapproche davantage de la boule de pétanque que du petit plomb. Si elle porte plus loin que le contenu des boîtes à mitraille, causant au passage de cruelles blessures, son efficacité est limitée – de la même manière que pour les obus explosifs – par le nombre restreint de balles tirées à chaque coup.
Comme son nom l’indique, la boîte à mitraille est un récipient cylindrique de métal léger, rempli d’une trentaine de balles de gros calibre tassées dans de la sciure de bois. Lors du tir, la boîte se fragmente, ajoutant ses éclats aux balles qu’elle contient et créant devant le canon un cône mortel de mitraille. L’effet d’une batterie entière tirant à mitraille sur une ligne d’infanterie pouvait être particulièrement meurtrier. La seule faiblesse de la boîte à mitraille résidait dans sa faible portée : en raison de leur taille relativement réduite et de leur dispersion, ses éclats n’étaient guère mortels au-delà de 200 mètres, et devenaient pratiquement inoffensifs à plus de 300 ou 400 mètres. Avec les fusils rayés de l’infanterie, ce défaut la réduisait à un usage strictement défensif.
La boîte à mitraille constituait également le dernier recours de l’artillerie en cas d’attaque directe contre une batterie. Si la situation le requérait, les officiers pouvaient ordonner un tir à coup redoublé (double canister). Cette tactique de la dernière chance n’était employée que si la batterie était directement menacée par un assaillant sur le point de la submerger. Il s’agissait tout simplement de charger le canon avec deux boîtes à mitraille au lieu d’une seule. Balles et fragments étaient alors deux fois plus nombreux, mais la charge de poudre demeurant la même, ils avaient évidemment beaucoup moins de force à l’impact, ce qui limitait leur efficacité à quelques dizaines de mètres seulement.
Différents canons, différents usages
Tous les types de canons n’utilisèrent pas les mêmes munitions avec la même efficacité. Les canons rayés en fer, précis et portant loin, firent un excellent usage des projectiles pleins. Les obus explosifs et les shrapnells bénéficiaient également de leur précision, mais leur poids généralement restreint – l’obus tiré par le Parrott de 10 livres et le canon de 3 pouces ne pesait guère plus de 4 kilos – en réduisait les effets meurtriers. Les pièces de bronze à canon lisse, en revanche, n’étaient pas aussi précises, et se révélèrent inférieures aux canons rayés à longue portée. Mais le principal d’entre eux, le canon de 12 livres Napoléon, compensait par des projectiles plus lourds. Ses boîtes à mitraille contenaient également plus de balles, ce qui en augmentait l’efficacité aux courtes distances.
Si les canons de bronze et les pièces rayées se complétèrent ainsi plutôt bien, les unes comme les autres étaient encore d’une efficacité assez médiocre, pris individuellement. Leur tir ne devenait réellement meurtrier qu’à très courte distance – mais ils étaient alors vulnérables aux feux de la mousqueterie – ou en grandes concentrations. Essentielles dans le succès de l’artillerie durant les guerres napoléoniennes, celles-ci ne se virent que rarement durant la guerre de Sécession, pour les raisons déjà évoquées : terrain boisé couplé à un réseau routier médiocre, et difficulté à trouver des positions non exposées.
Globalement peu efficaces et dispersées, les batteries ne purent compenser par un tir plus rapide. Même si en théorie un équipage aguerri pouvait tirer jusqu’à quatre coups par minute, dans la pratique ce type de séquence n’était que très exceptionnellement souhaitable. En effet, les canons de l’époque reculent librement lors du tir. Ceci nécessite de ramener la pièce en batterie, puis de refaire entièrement le pointage, une opération de la minutie et de la précision de laquelle dépend l’efficacité du tir. Sauf en cas de danger immédiat, il est donc préférable de prendre son temps. Qui plus est, un tir rapide impliquerait une consommation élevée, pour ne pas dire un gaspillage, de munitions – chose à laquelle la logistique de l’époque n’était pas encore prête à faire face.
Outre le tir de soutien, l’artillerie eut également pour mission de réduire au silence les canons ennemis. Ce type d’attaque, appelé tir de contre-batterie, requérait une grande précision, car une batterie offre une cible encore plus restreinte qu’un régiment d’infanterie en ligne de bataille. Les canons rayés furent par conséquent les meilleurs dans ce type de combat. Les projectiles pleins suffirent souvent à causer des dégâts importants : en ricochant, ils pouvaient endommager les attelages et les caissons même en ayant manqué les canons, et la mort ou la blessure de quelques chevaux suffisait à réduire considérablement la mobilité d’une batterie.
L’artillerie fut rarement décisive durant le conflit. Un des rares exemples d’utilisation concentrée est fourni par la bataille de Malvern Hill, le dernier engagement de la campagne dite des « Sept Jours », le 1er juillet 1862. Le colonel Henry Hunt, de l’artillerie nordiste, concentra une soixantaine de canons qu’il employa comme une seule énorme batterie de réserve. Tirant avec une terrible efficacité, elle permit de repousser les assauts sudistes pratiquement à elle toute seule. L’artillerie confédérée, quant à elle, brisa l’attaque du XIIème corps d’armée de l’Union à Antietam (17 septembre 1862), que son commandant avait, il est vrai, imprudemment déployé en colonnes par compagnie. Les boulets sudistes purent ainsi faire des ravages dans les formations profondes de l’infanterie fédérale.
Des belligérants inégaux
L’emploi et l’organisation tactique de l’artillerie varia beaucoup au cours de la guerre, non seulement dans le temps, mais également d’un camp à l’autre. Durant les premiers mois de la guerre, il était commun de disperser les batteries et d’en attacher une à chaque brigade, afin que ces dernières puissent bénéficier de leur propre soutien d’artillerie rapproché. Parallèlement, d’autres batteries étaient rattachées directement au commandant de l’armée, afin de constituer une réserve que celui-ci pourrait utiliser à sa discrétion au moment opportun.
Cette disposition s’avéra rapidement peu pratique. Dans les deux camps, on déposséda les brigades de leur batterie organique pour regrouper toutes les batteries d’une même division au sein d’un bataillon placé directement sous les ordres du commandant divisionnaire. L’unité ainsi constituée, forte généralement de deux à quatre batteries, permettait ainsi une plus grande concentration des feux – lorsque toutefois c’était possible. Cette organisation demeura la base du fonctionnement de l’artillerie sudiste durant toute la guerre. En sus, chaque corps d’armée confédéré se vit doter d’un ou deux bataillons d’artillerie de réserve. Cette disposition, en revanche, fut plus rarement appliquée à l’échelon de l’armée – l’ensemble débouchant ainsi sur une structure décentralisée qui allait souvent s’avérer problématique.
Les Fédéraux, eux, ne s’arrêtèrent pas là. Ils remplacèrent bientôt les bataillons d’artillerie divisionnaire par des brigades. Chacune d’entre elle regroupait généralement cinq ou six batteries, et se voyait directement rattachée au commandant de corps d’armée plutôt que de la division. D’autres brigades formaient quant à elles une réserve d’artillerie d’armée. Cette organisation plus centralisée permit de concentrer l’artillerie plus aisément. Le dernier jour de la bataille de Gettysburg, le 3 juillet 1863, fournit un exemple frappant de la supériorité de l’Union dans l’organisation et l’emploi de l’artillerie. Si les Confédérés purent aligner près de 150 canons pour préparer leur attaque contre le centre de l’armée nordiste, ceux-ci furent généralement trop mal disposés pour que leur bombardement soit efficace. Les Fédéraux, au contraire, avaient prévu où leur ennemi frapperait et purent y concentrer leur réserve d’artillerie d’armée, qui prit une part importante à la victoire finale.
L’infériorité de l’artillerie sudiste sur sa contrepartie nordiste n’eut pas que des causes tactiques et structurelles. Elle fut aussi numérique et technique. Le Sud n’avait pas le potentiel industriel du Nord, qui put produire assez de canons durant la guerre pour que ses besoins soient satisfaits – plusieurs milliers de pièces d’artillerie au total. La Confédération dut se contenter des pièces se trouvant dans ses arsenaux au début de la guerre, et de ceux qu’elle put capturer ensuite – dans les dépôts fédéraux ou directement sur le champ de bataille. L’importation ne pouvait subvenir aux besoins des Confédérés en canons, le blocus nordiste en limitant sérieusement le volume.
Pour ces raisons, les canons furent toujours des denrées rares et précieuses dans les armées confédérées. De façon significative, il fallut limiter la dotation de chaque batterie à quatre pièces au lieu de six. Cela pouvait aboutir à des différences numériques importantes sur le champ de bataille : alors qu’un bataillon d’artillerie sudiste se contentait de 12 ou 16 canons, une brigade d’artillerie fédérale pouvait en aligner jusqu’à 30 ou 36. Pour ne rien arranger, les canons d’une même batterie étaient souvent de types différents, ce qui compliquait grandement son ravitaillement en munitions. Les armées nordistes n’éprouvèrent que rarement ce problème.
En outre, les rares usines sudistes capables de fondre des canons manquaient d’expérience dans ce domaine, en particulier pour ceux en fer. De surcroît, la Confédération manquait des matières premières, et notamment des minerais, nécessaires à l’alimentation d’une industrie sidérurgique. Le résultat fut que les canons produits dans le Sud se montrèrent souvent de qualité et de fiabilité inférieures à ceux fondus par l’industrie nordiste. Pour ne rien arranger, les munitions péchèrent encore plus fréquemment, les fusées nécessaires à l’éclatement des obus montrant une fâcheuse tendance à exploser trop tôt ou trop tard – gâchant ainsi tout le travail accompli par les artilleurs confédérés.
Sources
- John GIBBON, The Artillerist’s Manual, New York, 1859.
- William FRENCH, William BARRY, Henry HUNT, Instruction for Field Artillery, Philadelphie, 1861.
- Site regroupant une large base de données sur l’artillerie de la guerre de Sécession.
- Article général sur l’artillerie de campagne de la guerre de Sécession.
- Biographie de Samuel Ringgold.