À l’heure des débats sur la Politique Agricole Commune, il est intéressant de voir comment les politiques agricoles ont émergé entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Plusieurs raisons peuvent expliquer de telles politiques : le poids du monde agricole justifie ces politiques et surtout justifie d’analyser et de comprendre ces politiques pour mieux comprendre la société de l’époque. Les États vont chercher à conserver les populations rurales.
Le monde rural dans la Révolution industrielle
Le paradigme agrarien va chercher à protéger le monde rural en méprisant le monde urbain : il faut éviter que l’ensemble de la société devienne une société industrielle. Ainsi cette période est caractérisée par la volonté des États de relever de nombreux défis : la protection des populations agricoles, moderniser l’agriculture et la productivité et affronter le premier conflit total et ses conséquences. C’est cet éclairage qu’Histoire pour Tous vous propose à travers cette étude un autre regard sur les rapports entre l’État, l’économie et la société à travers une l'analyse comparée des politiques agricoles allemandes, françaises et italiennes.
De par le nombre de personnes concernées, les États doivent se préoccuper de cette population qui représente, au milieu du siècle, une part très importante de la population active. Les États comme la France, l’Allemagne et l’Italie sont des cas intéressants car ils allient révolution industrielle et puissance agricole, ce qui n’est plus le cas de l’Angleterre, car elle a sacrifié son agriculture avec les Corn Laws en 1846 et de l’Espagne qui n’est pas rentrée dans la révolution industrielle durant la période 1870-1939. Ces considérations expliquent que nous ne nous intéressons qu’aux trois pays mentionnés précédemment. Il est important de signaler que les États italiens et allemands ont moins de 20 ans en 1870. En 1880, 44% de la population allemande travaillait dans le monde agricole, 47% en France et 66% en Italie. Ces trois États ont des cultures politiques plus ou moins différentes qui vont du protectionnisme de l’Allemagne au libéralisme italien et la France se situe entre les deux.
Gérer la crise agricole 1870-1914
En 1870, les États européens mènent, depuis les années 1860, une politique libérale qui vise à augmenter la productivité et à transformer les structures agraires par les lois du marché. En France, Napoléon III souhaitait ainsi que les ouvriers puissent se nourrir à bas prix. Mais avec l’arrivée de nouveaux concurrents comme les États-Unis qui inondent le marché européen, les structures agraires n’ont pas les moyens et le temps suffisant pour s’adapter à la concurrence. La faiblesse de la productivité est telle qu’elle entraine une chute considérable du prix du blé (environ 30% pour les trois pays) ce qui incite à une baisse de la production également (27%). Or ces États ne souhaitent visiblement pas sacrifier cette économie qui est bouleversée par les changements qu’elle traverse. En effet, l’agriculture doit dorénavant être rentable face à la concurrence. Cette crise remodèle les paysages et commence à remettre en cause la polyculture traditionnelle. Les régions commencent à se spécialiser avec notamment la vigne dans le Languedoc : de l’agriculture de subsistance, celle-ci se transforme en agriculture de commerce. Mais les pressions des agriculteurs sont telles que les États doivent freiner les effets de cette crise et en particulier revenir au « juste prix » qui garantit la subsistance des producteurs.
Sous la pression des propriétaires terriens (les Junkers), l’Allemagne adopte en 1879 une politique protectionniste. La France et l’Italie la rejoignent peu de temps après. Les Junkers en Prusse orientale sont très actifs grâce à la place de choix qu’ils occupent au sein de l’État allemand. En France et en Italie, on souhaite également conserver dans une certaine mesure les structures en place. On assiste ainsi à une guerre douanière qui est symbolisée par la guerre douanière franco-italienne qui voit les tarifs et les taxes se succéder dans la décennie 1880. En France, on vote des tarifs en 1881 puis le fameux tarif Méline en 1892. L’Italie suit ce mouvement : les premiers tarifs sont établis en 1883 puis en 1887. L’Allemagne abandonne temporairement dans la première moitié des années 1890 cette politique mais sous la pression est contrainte de la remettre en place en 1906. Les tarifs ne sont alors plus modifiés jusqu’à l’avènement de la Première Guerre mondiale : en 1913, les taxes peuvent être évaluées pour l’Allemagne dans une fourchette de 27 à 29%, la France de 27 à 31% et l’Italie vers 22%. Ces politiques ont pour but de conserver un maximum les structures agraires mais les États se sont rendu compte qu’il fallait tout de même aider à la modernisation de l’agriculture.
Les subventions étatiques sont là pour aider l’agriculture à la modernisation. Ces subventions peuvent même être une sorte de course entre les deux pays : l’exemple des subventions dans le domaine du sucre entre l’Allemagne et la France est particulièrement frappant. En 1896, l’Allemagne met en place des primes à l’exportation pour le sucre ; la France met en place de telles primes en 1897. Mais ces pays essayent également d’aménager leur territoire pour améliorer la productivité. La France institue le service des améliorations qui a pour but de s’occuper de la coordination de l’ensemble des travaux qui peuvent être exécutés pour des cultivateurs isolés ou des associations syndicales pour augmenter durablement la production. L’Italie et l’Allemagne bonifient leurs terres : dans la plaine fluviale du Pô pour l’Italie et dans les provinces orientales pour l’Allemagne à l’aide d’une colonisation interne. Les États aident également et règlementent les crédits agricoles. L’éducation agricole ainsi que les concours sont là pour mettre en avant l’agriculture et ses progrès. Mais la première guerre mondiale avec ses nécessités vient rompre ces politiques.
L'agriculture dans l'économie de guerre 1914-1918
Les États en guerre sont pris entre deux contradictions : continuer la politique engagée ou avoir du blé à un prix constant et ravitailler la population. Ce problème est matérialisé en Italie par la séparation du ministère de l’Agriculture de celui du Commerce et de l’Industrie. L’agriculture entre comme tous les secteurs dans l’industrie de guerre. Cependant, les combats au front entrainent une désertification des campagnes. Les États cherchent à combler le manque de main-d'œuvre ou au moins à faire en sorte que toutes les terres soient cultivées. En France par exemple, 15 000 espagnols et portugais, 2000 italiens et 50 000 prisonniers sont employés. Mais c’est relativement peu comparé aux 3,7 millions de travailleurs dans le monde rural. Antonio Gibelli, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Gènes, parle de l’armée de la Grande Guerre comme une « armée de paysans » en Italie ce qui illustre l’importance du monde agricole au sein des combattants. Mais le problème des terres non cultivées est toujours présent.
En Allemagne, l’État incite, grâce à des mesures financières et aux contrôles d’encourager le monde agricole à augmenter sa production. La France réquisitionne les terres laissées en friche mais cette mesure n’a que peu d’effet car les moyens de les cultiver ne sont pas précisés par la loi. Les réquisitions ont également lieu en Italie. La planification centrale de l’agriculture allemande est mise en place en mai 1916 avec la Kriegsernährungsamt qui fait office de direction centrale du monde agricole. Le ministère de l’Agriculture en Italie fixe les prix. Les deux autres pays fixent aussi les prix. On prend également des mesures pour geler la situation : le blocage des loyers des fermiers est mis en place, les contrats sont prorogés et l’endettement des métayers est réduit par des mesures autoritaires en vue de faciliter le travail des exploitants. Mais ces pays doivent tout de même faire appel aux denrées étrangères d’où la levée des taxes dès le début de la guerre pour éviter les problèmes intérieurs.
La situation en France et en Italie est sous contrôle de manière générale. Seule l’Allemagne a des difficultés en raison du blocus qu’elle n’a pas réussi à tenir. C’est une des causes de la défaite finale allemande. L’Italie a incité à la mise en commun des matériels et des machines agricoles et à la création de coopératives d’engrais ce qui vaut à l’État de nombreuses critiques et en particulier celle de pratiquer un « collectivisme agraire de guerre ». Les contrôles sont mal perçus en Allemagne. La politique agricole de la France n’est pas également exempte de critiques. Tout ceci illustre l’attachement des agriculteurs à un certain libéralisme. Le monde agricole souhaite être aidé sans pour autant être sous une tutelle étatique. Les États le remarquent très bien et ils vont au sortir de la guerre, plus ou moins rapidement, abandonner l’économie de guerre dans le monde agricole. La France dès 1918 abroge les mesures mises en place durant la guerre alors que l’Italie et l’Allemagne les abandonnent du fait des difficultés internes respectivement en 1920 et 1923. Mais cette guerre transforme le monde rural et les États doivent faire face à un nouveau contexte économique et social.
Gérer les difficultés issues de la Première Guerre mondiale et de la nouvelle crise
La France, au sortir de la guerre, a la chance de ne pas connaitre le mécontentement du monde agricole du fait de l’image glorieuse du poilu et avec lui du paysan français. L’agriculture française connait une époque de prospérité qui met l’État français à l’écart des conflits que connaissent l’Allemagne et l’Italie. Les Junkers perdent une partie de leur influence qu’ils avaient au sein de l’État prussien mais l’aide de l’État à l’Est (l’Osthilfe) est maintenue. En revanche, les employés agricoles sont arrachés à la servitude des junkers dès le 12 novembre 1918. Malgré cela, des révoltes ont cependant lieu en Poméranie qui sont réprimées par les Junkers. En Italie, les révoltes sont plus radicales et on assiste à des occupations de grands domaines. Le 2 septembre 1919, un décret encadre l’occupation des terres en échange de la mise en culture de celles-ci. Le gouvernement concède des terres incultivées ou faiblement cultivées : 25 000 propriétaires acquièrent 250 000 hectares. Une répression de ces mouvements d’occupation a lieu. Les latifundiaires italiens (les grands propriétaires agricoles) sont épaulés par la moyenne propriété qui utilise également des salariés agricoles. Mais ces mesures vont contribuer à l’avènement de l’État fasciste et avec lui d’une politique agricole ambitieuse.
Alors qu’en France, les terres cultivées diminuent (66% à 61%) dans l’entre-deux-guerres, l’Italie accentue la politique de bonification des terres et augmente les surfaces cultivables. Le résultat est la mise en culture de 65 000 hectares. Mais cette politique à un nom générique : « La bataille du blé » (La battaglia del grano). Elle prend en compte la nécessité de la modernisation de l’agriculture. Dans le processus de mise en culture que l’État développe, ce dernier fournit par colons 20 hectares, le matériel, les étables et la ferme. L’État fournit également 30 % des investissements. Ces nouveaux locataires deviennent propriétaires de plein droit après remboursement à l’État de la somme avancée. Mais ces politiques se heurtent à la résistance dans le Sud de la péninsule, le Mezzogiorno des grands propriétaires. L’État fasciste contribue et favorise tout de même le métayage. Cette politique fait également sa propre propagande dans les manuels ainsi qu’à l’Exposition nationale du grain inaugurée en 1927 à Rome. Cette politique a permis d’augmenter certains problèmes mais la crise économique de 1929 perturbe cette politique et celles des autres européens.
Après le maintien par la France et la prospérité de la petite et moyenne propriété, celles-ci se retrouvent à nouveau en difficulté. Les gouvernements sont incapables de répondre à la crise et il faut attendre l’arrivée au pouvoir du Front Populaire pour que l’État tente une réponse à celle-ci qui est la création de l’Office du Blé qui détermine les conditions de l’échelonnement dans le temps des achats aux producteurs ainsi que le prix du blé. Le commerce du blé est sous le monopole de l’État mais délègue ce monopole aux coopératives. L’État fait en sorte que le Crédit Agricole soit l’intermédiaire obligé pour les paiements d’achat de blé. L’Allemagne nazie tente de favoriser les exploitations de moins de 125 hectares en octroyant le statut de Bauer à ces exploitants. Ces bauers deviennent les maîtres (führers) de plein droit de leurs terres. L’État subventionne les défrichements et les amendements, fournit les engrais à un prix avantageux et garantit la vente des produits. Ce système (l’Erbhof) peut cependant mettre l’exploitant sous la tutelle de l’État. L’Italie est contrainte de réduire ses projets et elle n’a réalisé au final que 58% des travaux d’assèchement et 28% des travaux d’irrigation.
Ainsi, les politiques de ces trois pays ont globalement réussi à faire passer le monde agricole à l’ère industrielle. On constate tout au long de cette période une augmentation de la productivité et une baisse de la population agricole. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en 1950, 17% de la population allemande travaillait dans le monde agricole, 30% en France et 44% en Italie. Les politiques agricoles sont protectionnistes et conservatrices dans la plupart des cas mais refusent la mise en commun et adopte des positions libérales dans la priorité et l’exploitation des terres dans une certaine mesure. Il ne faut pas oublier que pour les gouvernements, le souci de ces populations est motivé par des considérations de sécurité publique et aussi des considérations électorales. Certaines tensions ont pu tout de même exploser comme la révolte des vignerons du Languedoc en 1907. Malgré tout, certaines régions demeurent en retard de développement au niveau agricole comme la Prusse Orientale ou le Mezzogiorno. Globalement la petite et la moyenne exploitation triomphent au cours de cette période. La mécanisation a progressé même si elle n’atteint pas le niveau des États-Unis. Au final, les rendements ont progressé dans les trois pays de manière significative. La Seconde Guerre mondiale perturbe ces politiques profondément et c’est une des raisons pour lesquelles nous avons préféré arrêter notre étude à la veille de ce grand conflit. Ainsi d’une certaine manière, ces politiques préfigurent ce que va être la PAC et l’on peut noter que les trois pays de notre étude seront au cœur de cette politique.
Bibliographie indicative
Sur les sociétés rurales en Europe
- BAIROCH Paul, L'agriculture des pays développés, 1800 à nos jours : production, productivité, rendements, Paris, Economica, 1999.
- MAYAUD Jean-Luc, LUTZ Raphaël (dir.), Histoire de l'Europe rurale contemporaine : Du village à l'État, Paris, A. Colin, 2006.
De plus, les nombreux ouvrages liés à la question du CAPES 2006-2007 sur Les campagnes dans les évolutions sociales et politiques en Europe, des années 1830 à la fin des années 1920 sont utiles pour le sujet.
Pour la France il existe la référence sur le monde agricole :
- DUBY Georges, WALLON Armand (dir.), Histoire de la France rurale, tome 3. De 1789 à 1914, Seuil, 1992.
- DUBY Georges, WALLON Armand (dir.), Histoire de la France rurale, tome 4. Depuis 1914, Seuil, 1992.
- Annie MOULIN, Les paysans dans la société française, Paris, Seuil, 1988.
Sur l’Italie et l’Allemagne, les monographies généralistes sur l’histoire nationale apportent des éléments intéressants sur le sujet :
- BERSTEIN Serge, MILZA Pierre, L'Allemagne de 1870 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2010.
- FORO Philippe, L’Italie fasciste, Paris, Armand Colin, 2006.
- PÉCOUT Gilles, Naissance de l'Italie contemporaine, 1770-1922, Paris, Armand Colin, 2004.