L'île de Chypre, déjà importante pendant l'Antiquité, devient un enjeu majeur durant le Moyen Âge. La richesse de l'histoire de Chypre se nourrit des différentes influences importées par ceux qui la conquièrent, même partiellement, mais l'identité chypriote demeure forte et originale, tout en étant toujours très « byzantine ». Dans la première partie du Moyen Âge, c'est entre Byzance justement et les califats que l'île balance, puis au cœur des croisades elle devient un Etat latin, refuge des derniers croisés après la chute d'Acre, avant que Venise ne s'impose, à l'aube de l'époque moderne.
Le « condominium » arabo-byzantin
Au début de notre Moyen Âge académique, au Ve siècle, Chypre obtient de Constantinople un statut spécial : son Eglise devient en effet autocéphale, suite au concile d'Ephèse, en 431. Déjà, Chypre montre son originalité.
Ses relations avec l'Empire byzantin sont complexes au VIIe siècle, au moment où l'empereur doit faire face à la menace des conquérants arabes. Alors qu'Héraclius combat en Syrie et en Palestine, il semblerait qu'il ne compte pas spécialement sur les Chypriotes pour le soutenir dans sa défense de l'Empire, contre les Sassanides d'abord puis contre les Arabes. Ces derniers attendent d'avoir conquis le Levant et l'Egypte en partie pour se tourner vers la grande île à l'initiative de Mu'awiya. Le futur calife peine à convaincre Omar de lever la première grande flotte de l'histoire arabe, et il doit attendre l'avènement d'Othman pour qu'enfin son projet voit le jour.
Les premiers raids arabes interviennent en 648-649, puis en 650-653. C'est à ce moment qu'un premier traité est évoqué, signé entre les Arabes et la population, ou peut-être l'Empire. Les sources sont rares pour cette période, mais il semblerait que les tensions aient été grandes et que les Arabes ne se soient pas vraiment installés en nombre sur l'île, exception faite d'une garnison à Paphos.
C'est à la fin des années 680 que ce que les historiens ont ensuite appelé le « condominium » se serait mis en place. Chroniqueurs arabes comme grecs s'accordent sur les termes d'un traité stipulant la neutralité des habitants de Chypre dans le conflit entre Byzance et le califat, et le versement d'un tribut aux deux parties. A partir de ce moment, l'île bénéficie donc d'un statut original. Cela n'empêche pas des tensions récurrentes et Chypre est régulièrement tiraillée entre les deux belligérants, ou même impliquée dans les conflits internes à l'Empire byzantin, comme la crise iconoclaste.
Durant les VIIIe et IXe siècles, la population chypriote doit subir des déplacements forcés, en mer de Marmara sur ordre du basileus, en Syrie sur ordre du calife. Des raids navals ou terrestres sont lancés quand l'une ou l'autre des deux grandes puissances de la région estime que le traité de 680 a été rompu. Ce qui ne l'empêche pas d'être régulièrement renouvelé ! Mais à l'exception d'une courte période à la fin du IXe siècle, durant laquelle Basile Ier la transforme en thème (circonscription administrative), Chypre ne tombe jamais complètement sous la domination de l'un ou l'autre des deux camps, et conserve son statut original. Il faut attendre 965 et Nicéphore Phocas pour que les Byzantins récupèrent l'île totalement.
Cette longue période n'a pourtant pas laissé énormément de traces, et il est au bout du compte difficile de vraiment savoir comment s'est passée la cohabitation entre Grecs et Arabes. Les vestiges arabes ou musulmans sont d'ailleurs assez rares. Le tout nimbe cette période du « condominium » arabo-byzantin d'un mystère qu'il sera difficile d'entièrement élucider.
Chypre, de Richard Coeur de Lion aux Lusignan
La reconquête de Chypre par les Byzantins ouvre une période de prospérité et de richesse artistique, si bien qu'elle est considérée comme l'apogée de l'art byzantin, au XIe siècle en particulier. Pourtant, l'île devient à nouveau un enjeu politique et stratégique et le refuge d'opposants au pouvoir de Constantinople à la fin du XIIe siècle, au moment même où sur le continent les croisés connaissent de grandes difficultés face à Saladin. En 1184, trois ans avant Hattin et la reconquête de Jérusalem par le sultan, Isaac Comnène se déclare despote et empereur de Chypre. Il n'est donc pas étonnant que Constantinople n'ait pas bougé quand, quelques années plus tard, le roi d'Angleterre Richard Coeur de Lion, en route pour sa croisade, décide de conquérir l'île.
Par la suite, Chypre passe brièvement dans les mains des Templiers, puis dans celles de Guy de Lusignan, roi déchu de Jérusalem. La famille d'origine poitevine va régner près de trois siècles sur la grande île. Celle-ci accueille Saint Louis lors de sa première croisade, puis reste le dernier Etat latin après la chute d'Acre en 1291. Cela ne l'empêche pas de connaître plusieurs crises internes, dès la première moitié du XIIIe siècle, quand Frédéric II tente d'y imposer son parti, puis régulièrement durant les siècles suivants. La situation se complique avec l'appétit des Mamelouks, mais aussi celui des cités italiennes, Gênes en tête.
Toutefois, c'est dans la première moitié du XIVe siècle que la royauté des Lusignan connaît une véritable prospérité, économique comme artistique. Le dernier feu est l'expédition contre Alexandrie en 1365 mais, déjà, la Chypre des Lusignan est sur le déclin. Les souverains ont dû céder Famagouste aux Génois, et paient bientôt tribut au sultan mamelouk.
A la fin du XVe siècle, le roi Jacques II parvient à expulser les Génois de Famagouste, en n'hésitant pas à demander de l'aide aux Mamelouks pour monter sur le trône. Mais pour y rester, c'est vers les Vénitiens qu'il se tourne. L'union entre la Sérénissime et la royauté latine de Chypre est scellée par le mariage entre Jacques II et Catherine Cornaro en 1472. C'est pourtant le début de la fin pour la domination des Lusignan.
Moins d'un an après son mariage, Jacques II meurt, probablement empoisonné. Sa femme règne alors sous la tutelle vénitienne, à laquelle elle ne peut longtemps résister. Le 26 février 1489, elle doit abdiquer au profit de la Sérénissime. Dès lors, Chypre devient une colonie vénitienne, pour près d'un siècle.
Le XVe siècle est le moment où tout bascule pour la Chypre des Lusignan. Maîtres de l'île depuis la fin du XIIe siècle, les seigneurs latins plient devant les pressions conjuguées de Gênes et du sultanat mamelouk. Leur choix de se tourner vers Venise les mène à leur perte : à la mort de Jacques II, c'est sa femme la Vénitienne Catherine Cornaro qui monte sur le trône, avant qu'elle cède finalement la place au gouvernement de la Sérénissime, en 1489. Chypre devient une colonie vénitienne pendant près d'un siècle, jusqu'à ce qu'elle attise l'appétit des grands rivaux de Venise, les Ottomans.
Une domination vénitienne contestée
La république de Venise n'a pas attendu d'avoir effectivement le pouvoir complet sur l'île de Chypre pour développer son projet de colonisation. Dès la fin des années 1470, des projets d'envois de colons sont montés, mais interrompus car jugés trop coûteux.
Une fois Catherine Cornaro écartée, Venise met en place son système de gouvernement sur l'île. A sa tête un gouverneur et deux conseillers, qui résident à Nicosie. On créé de plus un Grand Conseil alors que le gouverneur militaire est lui installé à Famagouste. Toutefois, la société chypriote conserve une part importante de la féodalité héritée du temps des Lusignan. Les grandes familles aristocratiques sont toujours pour la plupart d'origine latine, alors que les Vénitiens sont surtout représentés chez les bourgeois. Le reste de la population chypriote est divisée en « classes » comme les parèques, proches des serfs de l'Occident médiéval, et les francomates, des paysans libres. Certains peuvent également acheter le statut spécial de « Vénitiens blancs » contre 300 ducats.
Pour augmenter la population, Venise encourage la venue d'immigrés de ses autres colonies ainsi que d'autres régions comme des Slaves, des Albanais ou même des Syriens de rite chrétien. La plupart sont destinés au travail agricole, l'île bénéficiant de grands atouts dans ce domaine. Ainsi, la population passe de 100 000 habitants en 1490 à 200 000 en 1570. La production agricole s'accroît. Cela n'empêche pas pour autant les tensions et les crises. D'abord, l'île subit plusieurs calamités et catastrophes naturelles, des périodes de famine et d'épidémies qui mettent à rude épreuve le gouvernement de Nicosie.
Certains tentent d'en profiter, comme le Crétois Iakovos Diassorinos, qui est même prêt à s'allier aux Ottomans. En vain. Malgré tout, certains historiens estiment qu'au-delà de ces difficultés, le pouvoir vénitien n'a jamais été totalement admis par la population grecque chypriote. S'est ainsi développée une « légende noire » autour de la présence vénitienne en Chypre, qui expliquerait l'alliance d'une partie des Chypriotes avec les Ottomans en 1570-1571. Il semble certain en tout cas qu'à la veille de l'attaque turque, l'île était mal gouvernée et en proie à la corruption.
La menace turque
La deuxième moitié du XVIe siècle, malgré la paix avec Soliman le Magnifique, voit la menace turque s'accroître autour de Chypre. Le gouvernement décide donc de moderniser les forteresses, particulièrement Nicosie et Famagouste, cette dernière étant vue comme « la plus forte de toutes les villes » par un voyageur français en 1567.
Les grands travaux de Nicosie, conduits par l'architecte Giulio Savorgnano, provoquent la destruction d'un grand nombre de bâtiments de l'époque franque, le pire étant que c'est en pure perte puisque la ville tombera finalement assez rapidement.
La menace turque s'intensifie avec l'arrivée au pouvoir du fils de Soliman, Selim II. Poussé par son entourage, le nouveau sultan lance un ultimatum à Venise afin qu'elle lui cède Chypre pacifiquement. Il revendique une souveraineté sur l'île accréditée par le tribut que la république lui verse depuis toujours, tribut existant en fait depuis l'époque mamelouke.
Les Vénitiens ne savent au début pas trop comment réagir, deux partis s'opposant, entre recours à la diplomatie et appel à la guerre. La Sérénissime cherche des alliés, en vain, ses relations étant trop mauvaises avec son rival espagnol, Philippe II. Cela n'empêche pas le sénat vénitien de rejeter l'ultimatum turc. L'offensive ottomane peut alors commencer.
La conquête de Chypre par les Ottomans
Les premiers raids touchent l'île en juin 1570, et les troupes turques débarquent le mois suivant près de Larnaca. Pour le plus grand malheur des Chypriotes, ils sont gouvernés par un incompétent, Nicolo Dandolo. Celui-ci, réfugié dans la forteresse flambant neuf de Nicosie, ne peut rien, et la ville tombe le 25 juillet. Le gouverneur est décapité.
Après avoir laissé quatre mille janissaires dans la capitale, les Turcs ravagent le reste de l'île puis font le siège de Famagouste. Celle-ci est bien mieux commandée et défendue, et les ennuis commencent pour les pachas.
Côté chrétien, l'offensive turque a réveillé tout le monde. D'abord Venise, qui a finalement accepté de l'aide. Le pape Pie V ensuite, très motivé par le fait de stopper l'expansion musulmane. Ressuscitant l'esprit de croisade, il convainc Philippe II de s'allier à ses rivaux vénitiens et se met ainsi en place une Sainte Ligue. Le but, mettre à l'eau une flotte capable de battre les Turcs. Pour autant, les problèmes ne sont pas réglés, les rivalités demeurant au sein de l'alliance chrétienne.
C'est en fait la chute de Famagouste le 1er août 1571 qui permet à la Ligue de se souder. Les circonstances de la mort de Marcantonio Bragadin, humilié et torturé avant d'être écorché vif, son corps exhibé devant l'armée turque, choque les chrétiens. La flotte s'ébranle. Elle écrase la flotte ottomane à Lépante, le 7 octobre 1571. Toutefois, la victoire écrasante n'a que peu de portée stratégique. La flotte du sultan est reconstituée et améliorée quelques mois plus tard, et surtout l'Empire ottoman garde Chypre, définitivement cédée par Venise en 1573.
Ce qui fait dire au grand vizir Sokullu Mehmet Pacha, s'adressant à l'ambassadeur vénitien : « En vous enlevant Chypre, nous vous avons coupé un bras ; en battant notre flotte, vous nous avez rasé la barbe. Un bras coupé ne peut repousser, mais la barbe, une fois rasée, repousse avec plus de force qu'auparavant ».
Bibliographie
– A. Blondy, Chypre, PUF, 1998.
– K. P. Kyrris, History of Cyprus, Nicosie, 1985.
– G. Hill, A History of Cyprus, Cambridge University Press, 2010 (rééd).
– « Chypre entre Orient et Occident », Religions & Histoire, hors-série 8, octobre 2012.
– F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, 1993 (rééd).