L'Histoire est la base de la pensée politique de Machiavel. En rejetant l'habituelle autosatisfaction de l'historiographie et en ne partageant pas fondamentalement la vision traditionnelle de l'idéalisation de l'Antiquité, Machiavel recherche dans l'Histoire les raisons de l'échec politique de son époque.
Une critique acerbe des historiens de la Renaissance
Machiavel a été bercé dans son enfance par les théories humanistes des historiens romains et des poètes qui acceptaient comme un axiome la supériorité et l'exemplarité de l'Antiquité. Pourtant, tout en étant convaincu que de précieuses leçons pouvaient être tirées de l'Histoire ancienne, il émet des soupçons envers cette idéalisation de l'Antiquité.
Cette théorie lui semble à la fois séduisante et frustrante : il admet sans peine le caractère parcellaire et fugace des informations historiques et décrit les philosophies en vogue à son époque (récurrence cyclique, passions humaines immuables, influences célestes, lois de la nature, destin...) comme des fictions pourvoyant des fausses excuses pour se consoler des échecs et des difficultés.
A la place, il propose une critique de l'Histoire basée sur la façon dont les conflits sociaux ont façonné le pouvoir et ses abus. Pour autant loin de proposer une lecture marxiste de l'histoire avant l'heure, qui situerait le conflit au niveau de deux classes antagonistes, son analyse de la Rome Antique et des conflits florentins se focalise sur la distinction entre les luttes établies dans un cadre institutionnel et celles réalisées avec des instruments du pouvoir privé (favoritisme politique, richesse, clans...) au sein d'une unique "classe" détentrice du pouvoir.
Machiavel insiste sur le fait que l'Histoire, utilisée à bon escient, doit montrer comment la recherche perpétuelle de la privatisation du pouvoir (notamment par les élites) a causé à la fois l'effondrement de l'Empire Romain et les échecs de la classe dirigeante de l'Italie de son époque. Pour autant, les passions humaines et la nécessité de conserver le pouvoir pour le Prince qui en sont les causes ne sont pas entendues comme les moteurs d'un destin.
La mise en place d'un Etat prospère
Selon lui, il existe 3 types de gouvernance possible pour un Etat : la Monarchie, l'Aristocratie ou la Démocratie. La nature de l'Homme inclinant au mal plutôt qu'au bien, ces 3 formats peuvent être corrompus et laisser place respectivement à la Tyrannie, l'Oligarchie ou l'Anarchie.
C'est pourquoi un gouvernement idéal serait un mélange de ces 3 types, plus difficile à corrompre, tel celui instauré à Sparte par le législateur mythique Lycurgue.
Machiavel décrit d'une manière particulièrement perspicace dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live les politiques instaurées par les riches détenteurs du pouvoir afin de le conserver et de faire fructifier leur fortune. Dans le conflit permanent des nations qui oppose les nantis, conservateurs du pouvoir, à la plèbe qui veut l'acquérir, Machiavel prend clairement partie pour les nantis et abonde en faveur des méthodes employées pour conserver le pouvoir, notamment la nécessité de maintenir un puissant culte divin : la crainte des Dieux pousse les hommes à faire le bien et les rend plus dociles. Il ajoute d'ailleurs que la négligence de la religion est le premier signe du déclin d'un Etat.
Des enseignements mal exploités
Si Machiavel refuse de croire en l'exemplarité de l'Antiquité, il déplore néanmoins l'incapacité de ses contemporains à apprendre des Anciens. Selon lui, les échecs répétés de l'Italie pour sortir des crises qui la secouent provient notamment de sa négligence à tirer des leçons de l'Antiquité.
Bien que craignant de tomber dans les mêmes travers que ceux qu'il accuse de louer excessivement les temps anciens, Machiavel admet néanmoins que le présent de l'Italie est inférieur à son passé lointain.
En témoigne certains extraits des Discours sur la première décade de Tite-Live, où il assène notamment que "la vertu qui régnait en ces temps, et [...] le vice qui souille tout de nos jours, n'étaient pas plus manifestes que la clarté du soleil".
Cette colère soudaine, dirigée principalement contre les dirigeants de l'Italie (laïcs comme religieux), ne se fonde pas sur l'analyse des cycles de croissance, un matérialisme historique sur la puissance du hasard ou de la foi ; elle résulte d'une étude minutieuse des échecs de ceux responsables de cette catastrophe. En un sens, cette conception de la responsabilité individuelle dans l'Histoire est pleinement moderne. Elle trouvera par exemple des échos chez des auteurs aussi différents que Carlyle, pour qui ce sont les grands hommes qui font l'histoire, ou encore dans l'existentialisme de Sartre, dans lequel l'Homme, pure liberté, ferait preuve de mauvaise foi en faisant une lecture de l'histoire basée sur la notion de destin ou de lois.
L'insistance quasi maladive de Machiavel sur les ruptures entre les époques antique et moderne, la disparition du patrimoine culturel italien et la nature fragmentaire de la mémoire historique est d'autant plus étonnante qu'elle ne correspond pas à son point de vue sur l'Histoire romaine, florentine ou italienne.
Pourquoi alors intégrer ces arguments à ses écrits ? Certains y voient une forme de bluff, comme au poker : peut-être voulait-il encourager ses lecteurs à critiquer ces théories, car lui-même reconnaissait y faire appel par faiblesse intellectuelle quand le sens de l'Histoire lui semblait particulièrement irrationnel et inexplicable.
Pour aller plus loin
- Discours sur la première décade de Tite-Live, de Nicolas Machiavel. CIPP, mars 2015
- Machiavel, de Jacques Heers. Perrin, mai 1985