Histoire pour tous accueille Mara Goyet, enseignante d’histoire-géographie en collège et auteure de plusieurs ouvrages sur le métier de professeur, dont Collège Brutal (Flammarion), qui vient de paraître. Elle nous parle de son métier et de l’évolution de ses réflexions depuis ses débuts et son ouvrage Collèges de France (Fayard), paru en 2003.
Comment êtes-vous devenue professeur d’histoire-géographie ?
J’ai toujours su que je serais prof, mais plutôt de français au départ. Puis j’ai fait de l’archéologie l’été, vers quinze ans, et le directeur de chantier m’a expliqué que pour être archéologue il fallait passer l’agrégation d’histoire. J’ai donc fait de l’histoire pour l’archéologie, alors qu’au départ j’étais bien plus intéressée par le français. Après mes khâgnes, je me suis finalement un peu éloignée de l’archéologie, et j’ai fait une maîtrise d’histoire médiévale à l’EHESS. Mais là, je me suis rendue compte que le travail sur les archives et les sources ne me passionnait guère, et j’ai donc passé les concours, et obtenu le CAPES. Je suis arrivée directement en ZEP, à Neuilly-sur-Marne, puis pendant dix ans à Saint-Ouen.
"Urgence et nécessité absolue de transmettre"
Y a-t-il eu un « choc » entre la période khâgne et l’arrivée comme enseignante dans une ZEP ?
Avec le recul aujourd’hui, je me rends compte que ce qui me sert le plus pour faire cours, c’est ce que j’ai appris en khâgne : mon assurance, mon autorité, ma capacité à improviser, tout vient de là. C’était là ma vraie formation de prof. Ces années, tout comme celles de préparation des concours, ont vraiment été exigeantes, et je voulais en faire quelque chose. En ZEP, je me suis sentie décalée parce que j’avais fréquenté de très bons établissements parisiens, mais quand j’ai découvert les problèmes d’inculture, d’analphabétisme, de violence, je me suis dit qu’il y avait urgence et nécessité absolue de transmettre. Plus c’était différent de mon parcours, plus cela me stimulait et me donnait envie de transmettre.
Et c’est venu dès les premières années d’enseignement ?
Dès la première heure, car elle est fondamentale. On sent tout de suite si ça marche ou pas. La première heure, j’ai su que c’était mon truc, même si j’avais peur, que mon cours n’était pas génial. Depuis, malgré les difficultés, je n’ai jamais été aigrie et je continue à trouver ça passionnant. Plus c’était dur, plus ça me stimulait, et il y avait même quelque chose de guerrier. Evidemment, j’ai fait beaucoup d’erreurs au début, en étant trop brutale, humiliante, raide et un peu coincée dans mes principes et mes idées préconçues sur l’enseignement et la dignité du professeur.
Il faut du temps pour s’adapter ?
Justement, je ne m’adapte pas. Je tiens compte de ce que je vois, et je me sers de tout ce que je peux repérer pour enseigner. Mais ce que je veux faire, je le ferai de toute façon. J’ai compris qu’en faisant des détours, et même en tombant dans le trivial, on est encore plus efficace et performant. Je fais des choses aujourd’hui dont j’aurais eu honte auparavant ; par exemple, pour les milieux climatiques, je peux partir des circuits de Mario Kart !
"On n'est pas forcément le prof qu'on admire"
Avez-vous eu des modèles de professeur, qui vous ont inspiré dans votre méthode ?
J’ai adoré beaucoup de mes professeurs, mais je ne ressemble pas à ceux que j’ai aimés ou adorés. On pense que nos professeurs préférés nous inspireront mais, au bout du compte, on a un rapport très personnel au métier : on n’est pas forcément le prof qu’on admire. Au début, j’étais un professeur un peu narcissique, et je me raccrochais à des symboles, je surjouais le prof républicain pour me rassurer. L’expérience m’a permis d’être plus décontractée, et je ne cherche plus à être un « beau prof ».
Vous avez passé dix ans en ZEP. La situation a-t-elle beaucoup évolué, où est-ce une idée reçue ?
La situation n’a fait que s’aggraver en dix ans, la violence, mais surtout le niveau. En expression écrite, c’est ahurissant. Lors de certains conseils de classe de Sixième, y compris où je suis aujourd’hui à Paris, on se dit que la moitié n’a pas le niveau pour passer en Cinquième…Le souci au collège est que les élèves sont éparpillés, et que ceux qui ont des problèmes sont isolés sans qu’on puisse vraiment les aider. Même avec du soutien, c’est extrêmement dur de remonter la pente.
Et au niveau du comportement ?
Ils n’ont plus le même rapport à l’autorité, mais s’ils étaient moins en difficulté, ils seraient sans doute bien plus calmes. On n’imagine mal en effet ce que c’est d’avoir 2/20 partout durant quatre ans…Dans les classes, cela se passe plutôt bien, mais dans les couloirs et aux abords du collège, c’est autre chose. Il n’est pas rare que des élèves bousculent des professeurs dans les couloirs, et ils ne modifient pas leur façon de parler quand nous sommes à côté d’eux. Il ne faut évidemment rien laisser passer sur ces comportements, et je n’hésite pas à sur ritualiser le moment de l’entrée en classe, la tenue, les mains dans les poches, se mettre en rang, etc. On ne doit pas non plus se cacher derrière son périmètre. Actuellement on est en train de tomber dans de la pédagogie moléculaire, plutôt que d’ouvrir et de donner plus de liberté aux professeurs. On se cache derrière le droit, les statuts (médecin, prof, psy,…), pour tout décortiquer alors qu’on a besoin d’évidences, de globalité, de cohérenceet de spontanéité. Le bon exemple, c’est le fameux livret de compétences…
Ou la partie du concours appelée « Agir en fonctionnaire… »
« …éthique et responsable » ?
Le livret de compétences : "une destruction même de l'idée d'enseignement"
La deuxième partie a été supprimée.
Heureusement, mais c’est dans la même logique, oui. Les dix « compétences » que le fonctionnaire doit connaître et faire siennes, c’est grotesque. Etre prof, c’est quelque chose de global. Ce livret de compétences est d’ailleurs extrêmement idéologique, même si le projet de base n’est pas forcément critiquable, en tout cas le constat qui a été fait : la désorganisation du système et les inégalités. Mais pour combattre cela, ils ont fabriqué une usine à gaz autour de l’évaluation. En plus, on pousse le professeur à être son propre corbeau, car il doit rendre compte de tout ce qu’il fait, visible par tous ou presque. Il y a donc une volonté de remettre de l’ordre, mais également de résorber les inégalités. Le problème est que, pour cela, on fait un système complètement incohérent. Et on se retrouve avec les délires de l’époque de la grammaire des discours pour le français, mais étendu à toutes les matières. C’est vraiment la première fois que je suis horrifiée par ce qu’on me demande de faire, c’est une destruction même de l’idée d’enseignement.
Pourquoi n’y a-t-il pas plus de résistance de la part des enseignants ?
Parce que c’est rassurant. Chacun constate que le niveau n’est pas très bon, on se sent coupable tout en étant jamais vraiment responsable…
C’est dans la même logique que les professeurs du secondaire ne se sont pas mobilisés lors des manifestations contre la mastérisation et la réforme de la formation des enseignants ?
Les enseignants du secondaire ne se mobilisent plus de toute façon. Les suppressions de postes massives provoquent un sentiment de précarité, et les profs se sentent un peu écrasés, assommés. Certains se sont aussi dit que la mastérisation apporterait un peu de prestige au métier…Ce n’est même pas entré dans la salle des profs, en fait. En même temps, on avait passé notre temps à critiquer les IUFM, ça n’aurait pas été logique de les regretter.
"En histoire, on doit terminer les programmes"
Comment abordez-vous un cours ?
Depuis mes débuts, je me suis fixé une chose : terminer les programmes. Je crois qu’on n’insiste pas assez là-dessus. En histoire, on doit terminer les programmes. Ensuite, je connais très bien les instructions officielles, et je commence donc par ça. Après, mon expérience me permet de ne plus avoir de cours écrits, je vais un peu voir sur le net, je pense à un tableau, un opéra, un livre, une photo, une anecdote, et je commence par ça. Et après, ça vient tout seul, c’est très instinctif.
Est-ce que vous utilisez les TICE ?
Non, mais je ne suis pas contre. Et c’est évident qu’ils seront de plus en plus utilisés. Il ne faut pas quand même que cela consiste uniquement à faire des Powerpoint avec une image, une phrase, sans valeur ajoutée. Car c’est vite grotesque. Et puis, il faut avoir le matériel. J’aime bien aussi avoir un bouquin à montrer aux élèves, faire un peu dans le bricolage, le côté « terre à terre » voire Mc Gyver de l’enseignement.
Que pensez-vous de la fameuse « trace écrite », qui a été beaucoup critiquée dans les IUFM ?
Elle doit être courte. Je la fais parfois avec les élèves, mais ce n’est pas un Graal. Il faut tout de même savoir que les élèves la demandent, ce sont souvent eux les plus réactionnaires. Je les fais écrire le plus possible par eux-mêmes, chaque heure, et j’essaie de faire en sorte qu’à la fin de la Sixième ils sachent rédiger une page et demie.
Quel est votre avis sur les nouveaux programmes ?
En Géo, c’est devenu complètement obscur ou répétitif mais en s’acharnant on peut arriver à en faire quelque chose. En Histoire, ça va à peu près. Je trouve cependant que le nouveau thème « Regards sur l’Afrique » hilarant. Ils ont voulu critiquer le discours de Dakar, et c’est censé donner des arguments aux profs, ça leur fait du bien…C’est un cours qui est intéressant quand vous avez trouvé comment le faire, mais il ne laisse aucune trace, il est intégré dans rien, il est hors-sol. Ca reste donc au stade de la bonne intention.
L’un des arguments parfois avancé est de penser aux élèves d’origine étrangère…
C’est bien que les enfants connaissent l’histoire de l’endroit d’où ils viennent, mais sur quels critères on choisit les thèmes des programmes vu la diversité des origines ?
On voit aussi une logique de plus en plus « européenne », particulièrement en seconde.
Oui, mais je trouve qu’au moins il y a une vraie cohérence. Après, il y aura toujours ce débat du point de vue à partir duquel on choisit de faire les programmes. Je ne me pose pas ce genre de question, je préfère transmettre la culture qu’on a apprise dans un sentiment de continuité : j’ai appris des choses, je suis un passeur, et je transmets. Mais je veux aussi donner aux élèves tous les éléments pour qu’ils comprennent ce qui se passe autour d’eux. J’essaie de faire une critique de la modernité, pas par idéologie, mais pour décortiquer. Je fais énormément d’analyse de langage, par exemple. Je ne veux pas qu’ils soient dupes.
Quel est votre avis sur le rôle d’internet par rapport aux élèves ?
Internet est plus fort que moi, donc je m’en accommode. Je leur demande de faire des recherches au CDI. Je fais parfois une critique du net avec eux, notamment lors de discussions sur les rumeurs.
Comment voyez-vous la vulgarisation de l’histoire, en particulier en temps que professeur d’histoire ?
Si la volonté de rendre accessible, ça donne Apocalypse ça me pose un problème. J’ai du mal avec la colorisation et le storytelling. Je préfère passer par des fictions, des opéras, des films ou même par des livres pour enfants. Je ne me repose pas souvent sur un documentaire, c’est moi qui organise l’enseignement.
Les œuvres de fiction prétendent parfois faire de l’histoire, ce qui donne des résultats douteux, non ?
Oui, il faut rester vigilant évidemment. Et expliquer que c’est de la fiction. Moi, je leur passe Perceval le Gallois d’Eric Rohmer, mais aussi « Troie », parce que ça leur plaît et que je trouve ça hilarant. Je leur montre le kitsch, les erreurs, l’américanisation du propos. La formation du professeur devrait intégrer cette capacité à utiliser à bon escient des œuvres de fiction. Quand on voit les dégâts que provoque la diffusion de Joyeux Noël de Christian Carion, qui fait croire que lors de la guerre de 14 plus personne n’était patriote, que tout le monde combattait malgré lui, fraternisait,…ça pose problème !
Le collège, un objet de littérature
Vous avez écrit plusieurs ouvrages sur votre métier, comment vous est venue l’idée ?
Ce n’était pas un projet, je me contentais d’écrire des petites notes, et je n’avais jamais imaginé écrire un livre un jour. Puis j’ai fini par écrire un article dans la revue Le Débat, de Marcel Gauchet, avant qu’on me propose un livre (Collège de France). C’est un livre totalement libéré dans la parole, que j’ai écrit comme pour moi. Je ne m’attendais pas du tout au succès et à la grande médiatisation qui a suivi, et je me suis retrouvée lancée dans le débat sur l’éducation, avec des attaques, des soutiens, des violences incroyables. C’était intéressant et terrible à la fois. La violence est ahurissante dans les débats sur l’éducation en France. Il y a aussi les procès en légitimité, etc. Je m’étais dit « plus jamais », puis je me suis rendu compte que l’enseignement était une véritable obsession chez moi, que je voulais comprendre et progresser, et j’ai donc fait Tombeau pour le collège. Je l’ai voulu moins fanfaron, un cran au-dessus en sincérité, et toujours à un niveau infra-idéologique. J’écris même des choses que je ne voudrais pas penser. J’essaie en tout cas d’être honnête et d’écrire comment ça se passe. Peut-être qu’à la fin, cela fera une sorte de fresque de l’enseignement, sans pourtant que je me prenne pour un modèle…J’ai également envie de mélanger la littérature et l’enseignement, et je pense d’ailleurs que le collège est un objet de littérature.
Avez-vous eu des réactions de collègues enseignants suite à vos ouvrages ?
J’ai eu énormément de courriers, de gens qui étaient contents de lire des choses qu’on ne lit pas en général. Sur le net, ça a été extrêmement dur en revanche. J’ai essayé de réfléchir tout de même aux critiques, de tenir compte de ce qui m’était reproché quand je trouvais ça justifié. Après tout, ce que je veux, c’est progresser…
Merci.
Mara Goyet enseigne l’histoire-géographie en collège à Paris. Elle a publié entre autres Collèges de France (Fayard, 2003) et Tombeau pour le collège (Flammarion, 2008). Son dernier ouvrage, Collège Brutal (Flammarion), vient de paraître (très prochainement un compte-rendu sur HPT).