Le bicentenaire de la campagne de Russie où Napoléon Ier perdit l’essentiel de ses armées est l’occasion de nouvelles parutions sur cette guerre connue de tous mais où règne encore souvent de nombreuses zones d’ombre. Pour relever le défi l’historiographie napoléonienne bénéficie d’une nouvelle recrue en la personne de Marie-Pierre Rey, professeur d’histoire russe et soviétique à l’université Paris I Sorbonne. Après une biographie du Tzar Alexandre Ier en 2009 elle nous offre cette année « L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie ». Un excellent ouvrage tirant partie des acquis de la recherche française mais également russe et anglo-saxonne.
La campagne de Russie : Une effroyable tragédie
A première vue cependant on pourrait dire qu’il n’y a rien de nouveau à l’Est, le sommaire semble nous présenter un plan assez classique, chronologique, avec une description des forces en présence, l’invasion, Smolensk, la bataille de la Moskova (Borodino pour les Russes), l’occupation puis l’évacuation de Moscou, la retraite… On remarque en lisant un très bon travail descriptif et explicatif de la conquête française, allant des choix stratégiques de l’Empereur jusqu’aux astuces déployées par les fantassins pour se prémunir de la poussière des chemins qui leur attaque le visage, le nez et les yeux… Mais, chose plus rare dans l’historiographie française, Marie-Rey ne se contente pas de présenter la campagne uniquement du point de vue français et offre une mine d’information sur la campagne telle qu’elle fut vécue côté russe. C’est certainement en cela que cette histoire de la campagne de Russie peut être qualifiée de « nouvelle ». S’appuyant sur une riche bibliographie russe et anglo-saxonne souvent méconnue du public français (mis à part les travaux d’Oleg Sokolov qui sont en partie traduits), mais aussi sur des documents d’archives, des mémoires et la correspondance russe, Marie-Pierre Rey réussi à redonner vie à cette armée russe, à ses choix stratégiques pragmatiques, à sa meilleure adaptation au climat (notamment au niveau des équipements) mais aussi de ses difficultés à se ravitailler et à armer des milices dans une organisation militaire qui ne prévoyait pas encore la conscription.
Le chapitre sur la bataille de la Moskova est assez emblématique de la qualité de l’ouvrage et de sa capacité à varier les échelles d’étude avec une très grande fluidité. On suit avec Marie-Pierre Rey les tergiversations de l’état-major russes sur le choix de l’emplacement de la bataille, l’impossibilité de trouver des armes pour équiper les milices, les travaux pharaoniques réalisés pour faire du champ de bataille une véritable forteresse, une succession de redoutes garnies d’artillerie, se défendant l’une l’autre, chacune protégée derrière des pieux de bois et des lignes de pièges à loup… On suit aussi les difficultés de l’armée napoléonienne qui vient s’aligner, pas moins de 140.000 hommes faces aux 110.000 Russes retranchés sur un front de plus de huit kilomètres. Autant d’hommes sur un espace réduit avaient pour but de forcer Napoléon à une guerre d’usure, loin les grandes manœuvres auxquelles il était habitué. Et puis c’est la prise de la redoute Schevardino par les Français et enfin les deux armées se trouvent totalement face à face pour un combat sans merci. Face à ce bloc Napoléon a fait son choix stratégique : il faudra prendre les flèches (petites redoutes) de l’aile gauche russe avant de tomber sur la Grande Redoute au centre, clef de voûte du système défensif.
A l’aube de la bataille une icône de la Vierge de Smolensk traverse les rangs russes pour galvaniser les soldats tandis que l’on fait passer à l’armée napoléonienne des tracts incitant à la désertion. Puis Marie-Pierre Rey nous offre une étude approfondie de la bataille, de ce choc entre deux blocs les Russes restant bien fortifiés, interdisant toute manœuvre savante et offrant un mur humain impénétrable se refermant après chaque brèche ouverte par les boulets de canons. L’analyse de la bataille est très pertinente et Marie-Pierre Rey la compare à juste titre à la guerre de position de 14-18 où dans le cadre d’une guerre d’usure les actions héroïques l’emportent sur la pensée tactique : la Moskova c’est trois coups de canons à la seconde, 430 coups de feu à la minute… Alternant entre détails techniques et mémoires de témoins l’auteur offre une vision pour le moins complète de la bataille des différentes contre attaques menées de part et d’autres jusqu’à la charge des cuirassiers menée par Caulaincourt et les hésitations de Napoléon qui n’envoie pas sa Garde et perd l’occasion de remporter une bataille décisive. Suit une étude de l’après bataille, le soin des blessés ou encore le choc psychologique des soldats tels celui-ci légèrement blessé mais ne parlant plus, la bouche pleine de la cervelle du soldat tué à ses côtés… Bien que la bataille ne soit pas décisive Marie-Pierre Rey souligne que la Moskova est bien une victoire française, les troupes russes perdant leurs positions, subissant des pertes supérieures et étant pour la première fois contraintes à un repli désordonné…
« L’effroyable tragédie » est donc un excellent ouvrage, qui devient d’ors et déjà un des ouvrages de référence sur la campagne de Russie ! Il ne souffre pour ainsi que du manque de cartes de batailles qui auraient permit au lecteur de mieux se repérer. C’est un défaut courant des livres abordant l’histoire militaire d’où la nécessité le plus souvent d’avoir sous la main un atlas tel que l’ « Atlas Napoléon » de Jacques Garnier. Un travail remarquable néanmoins, à la fois pointilleux et accessible et qui fait enfin la synthèse des travaux français, russes et anglo-saxon.
REY Marie-Pierre, L’effroyable tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie, Flammarion, 2012.