En tant qu’objectif stratégique majeur, la reconnaissance officielle des États Confédérés d’Amérique par les puissances européennes avait été recherchée dès les tout premiers jours d’existence de la nouvelle nation. En février 1861, une délégation avait été créée à cette fin, puis envoyée en Europe. Elle avait pris des contacts encourageants avec les gouvernements français et britannique. Le 13 mai, le Royaume-Uni avait officiellement proclamé sa neutralité dans le conflit, ce qui reconnaissait implicitement la Confédération comme un belligérant à part entière.
Un jeu diplomatique complexe
Cette proclamation présentait l’avantage de laisser l’accès des ports britanniques aux navires confédérés, et donc à leurs cargaisons de coton ; un acquis vital pour le Sud, qui pourrait en contrepartie acheter en Grande-Bretagne les armes et matériels qui lui faisaient défaut. Elle n’avait, cependant, pas que des inconvénients pour l’Union, puisqu’elle garantissait la non-intervention militaire des Britanniques. Ces derniers, toutefois, n’allèrent guère plus loin, se contentant de recevoir les délégués sudistes de manière informelle et peu fréquente.
En réalité, le gouvernement britannique, dirigé par l’inusable – 76 ans – vicomte Palmerston, marchait sur des œufs. Pour le Royaume-Uni comme pour la France, la question sudiste était complexe. D’aucuns considéraient la sécession comme un fait accompli, et auraient volontiers accordé au Sud la reconnaissance qu’il demandait. De surcroît, voir les États-Unis divisés ne pouvait que faciliter l’extension de leur sphère d’influence sur le continent américain, jusque-là limitée par la puissance grandissante des USA. C’était particulièrement vrai pour la France, qui n’allait pas tarder à se laisser entraîner dans son expédition au Mexique.
Toutefois, il s’agissait de ne pas miser sur le mauvais cheval, car l’issue de la lutte était encore bien incertaine. Malgré les victoires sudistes à Bull Run en juillet et à Wilson’s Creek en août, le Royaume-Uni avait de bonnes raisons de ne pas se précipiter. Reconnaître la Confédération pouvait susciter une réaction hostile de l’Union, et peut-être même une guerre, pour laquelle les forces britanniques étaient peu préparées : l’essentiel de l’armée était en Inde, et les défenses du Canada étaient très médiocres. De plus, un soutien trop affiché à une telle entreprise séparatiste, à un moment où les velléités indépendantistes de l’Irlande se faisaient de plus en plus pressantes, pouvait s’avérer être un fâcheux exemple – ce que le chef de la diplomatie de l’Union, le secrétaire d’État William Seward, n’allait pas manquer de faire remarquer à son homologue britannique.
Les délégués sudistes poursuivirent malgré tout leurs efforts mais à la mi-août, il devint clair qu’ils étaient à bout de souffle. John Russell, le ministre anglais des affaires étrangères, leur avait clairement fait comprendre qu’en l’état, son pays ne ferait rien de plus pour la Confédération. Il avait également, de manière implicite, mis un terme aux discussions. Le président Davis décida alors d’expédier en Europe deux hommes ayant davantage d’expérience de la diplomatie, John Slidell et James Mason. Aucune précaution ne fut prise pour cacher leur départ, si bien que l’identité des deux plénipotentiaires fut connue des Nordistes, par voie de presse, avant même leur départ.
Course poursuite en mer
Les deux hommes quittèrent Charleston le 12 octobre à bord du vapeur Theodora en direction de la colonie britannique de Nassau, aux Bahamas, dans l’espoir d’y embarquer sur un navire anglais, dont la neutralité leur assurerait de ne pas être interceptés par la marine de l’Union. Toutefois, ils manquèrent la correspondance pour l’Angleterre, apprenant que le prochain départ aurait lieu de La Havane le 7 novembre. Ils parvinrent à Cuba, alors possession espagnole, le 16 octobre.
Pendant ce temps, un navire de guerre nordiste, la frégate à vapeur USS San Jacinto, croisait dans les Caraïbes. Elle servait jusque-là au sein de l’escadron d’Afrique, un détachement que le gouvernement fédéral maintenait dans l’Atlantique Sud depuis plusieurs décennies dans le cadre d’un traité avec le Royaume-Uni. Son but était de lutter contre la traite des esclaves – le transport de ceux-ci de l’Afrique vers les Amériques. La San Jacinto avait reçu l’ordre de se joindre à l’escadre qui devait attaquer Port Royal, début novembre, et faisait donc route vers le nord.
La frégate était commandée par le capitaine Charles Wilkes, un homme réputé pour son obsession de la discipline et son tempérament exécrable. Des années plus tôt, il avait dirigé une mission d’exploration en Antarctique et dans le Pacifique, entre 1838 et 1842, Durant celle-ci, Wilkes s’était montré à ce point dur avec ses officiers que ceux-ci, une fois l’expédition terminée, l’avaient fait traduire en cour martiale. Ceux-ci lui reprochaient notamment de multiplier les punitions à l’encontre de ses hommes, un chef d’accusation pour lequel Wilkes fut finalement condamné et réprimandé – ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre sa carrière.
En route, Wilkes apprit qu’un navire de guerre confédéré, le CSS Sumter, avait capturé plusieurs vaisseaux nordistes dans les eaux cubaines, vers lesquelles il se dérouta dans l’espoir de l’intercepter. Il n’y parvint pas, mais en faisant escale dans le port de Cienfuegos, il apprit par les journaux que deux plénipotentiaires sudistes, Mason et Slidell, quitteraient La Havane le 7 novembre en direction de l’Angleterre, à bord d’un courrier britannique, le RMS Trent. Il décida impulsivement, en dépit des risques énormes que cela représentait sur le plan diplomatique, d’arraisonner le navire à sa sortie du port.
Le 8 novembre, la San Jacinto intercepta le Trent et tira deux coups de canon en travers de sa route pour l’obliger à stopper. Une chaloupe aborda le navire britannique, en dépit des protestations de son commandant. Wilkes argua du fait que les émissaires confédérés avaient été exfiltrés en violation du blocus pour les considérer comme… « contrebande de guerre » ! Il les fit arrêter et transférer sur son navire, ainsi que leurs secrétaires. Le Trent fut autorisé à poursuivre sa route, bien que normalement, ayant transporté de la « contrebande », il aurait dû être saisi.
L'affaire du Trent, une crise diplomatique
À son arrivée à Boston, fin novembre, Wilkes est accueilli en héros ; il reçoit même les félicitations officielles du Congrès pour son initiative. Toutefois, des doutes quant à la légalité de celle-ci ne tardent pas à se faire jour. En fait, aborder un navire étranger pour y arrêter des passagers ou membres d’équipages était une pratique à laquelle la marine britannique avait recours au début du XIXème siècle : les vaisseaux anglais arraisonnaient régulièrement les navires américains pour y chercher des déserteurs ou des citoyens britanniques. À force de protester, le gouvernement états-unien avait fini par déclarer la guerre au Royaume-Uni pour cette raison, en 1812 – un conflit qui allait durer trois ans. Une part grandissante de l’opinion, pour cette raison, commença à envisager la nécessité de remettre Slidell et Mason en liberté.
D’autant qu’une fois connu en Grande-Bretagne, l’incident déclencha la colère des Britanniques. Tandis que la presse appelait à venger l’honneur bafoué de l’Angleterre, le gouvernement Palmerston s’efforçait de trouver une réponse adéquate. Le 1er décembre, Palmerston fit expédier à Washington ce qui était essentiellement un ultimatum : le gouvernement des États-Unis avait sept jours pour présenter ses excuses et relâcher les deux captifs, faute de quoi le Royaume-Uni romprait toute relation diplomatique. Cette démarche obtint peu après le soutien tacite de la France, soucieuse de ne pas se mettre l’Angleterre à dos.
L’éventualité d’une guerre fut sérieusement envisagée par les Britanniques, car ils ignoraient si l’arraisonnement du Trent relevait ou non d’une provocation délibérée de la part des Américains. Des préparations hâtives furent faites pour renforcer les défenses du Canada et y entraîner la milice locale. Des opérations navales furent également envisagées, visant à faire lever le blocus des côtes sudistes, après quoi la Royal Navy se disposait à imposer aux ports nordistes son propre blocus. Toutefois, aucune de ces préparations guerrières n’alla plus avant.
Au moment où l’ultimatum britannique partait pour Washington, Seward écrivait à son homologue britannique Russell pour lui indiquer que le capitaine Wilkes avait agi sans ordres et de sa propre initiative. Lorsque l’ultimatum fut reçu, avec d’autres nouvelles alarmantes indiquant que le Royaume-Uni se préparait à la guerre, le secrétaire d’État formula une réponse désavouant l’action de Wilkes – bien que soutenant sa légalité – et annonçant la libération des deux émissaires sudistes. Bien qu’elle ne contînt pas d’excuses, les Britanniques la considérèrent comme satisfaisante.
Mason et Slidell arrivèrent à Southampton fin janvier 1862, mettant un point final à la crise. Bien que l’Union était passée relativement près d’un conflit armé avec le Royaume-Uni, elle allait au final grandement bénéficier de la résolution pacifique de l’affaire du Trent. Une fois normalisées, les relations anglo-nordistes allaient rester cordiales. Même s’ils purent poursuivre leur mission, les plénipotentiaires sudistes ne purent finalement jamais obtenir la reconnaissance officielle qu’ils étaient venus chercher. La Grande-Bretagne n’allait pas sortir de sa neutralité durant le reste du conflit. Quant au capitaine Wilkes, il poursuivit sa carrière, non sans se signaler par une dispute véhémente avec le secrétaire à la Marine, Gideon Welles. Elle lui valut d’être une nouvelle fois condamné en cour martiale et de voir sa promotion au grade de contre-amiral retardée jusqu’à sa retraite, en 1866.
Sources
Un article complet sur l’affaire du Trent et ses conséquences
L’affaire du Trent à travers la presse de l’époque
Un article de Mark Grimsley, originalement paru dans le magazine History en 1989