Les combats acharnés des « Sept Jours » (25 juin – 1er juillet 1862) avaient mis un terme au blocus de Richmond par l’armée nordiste du Potomac, mais n’avaient pas fait cesser toute activité dans la Péninsule. Le mois de juillet fut marqué par une série de reconnaissances et d’accrochages mineurs autour de Harrison’s Landing, où les hommes de McClellan s’étaient retranchés après leur retraite.
Le général nordiste s’estimait toujours menacé par un ennemi supérieur en nombre, et réclamait à cors et à cris de nouveaux renforts. De son côté, l’armée de Virginie septentrionale du général Lee se voyait risquer d’être prise entre deux feux, entre l’armée du Potomac d’une part, et l’armée nordiste de Virginie, déployée dans le nord de l’État et commandée par Pope, d’autre part.
Les leçons des Sept Jours
Juillet fut également une période de réorganisations importantes pour les deux belligérants. Décidant de généraliser l’emploi des corps d’armée, Lincoln en créa trois nouveaux le 22 juillet, et un quatrième un peu plus tard. Ainsi virent le jour le VIIème Corps, confié à John Dix et opérant autour de Norfolk, sur la rive méridionale de l’estuaire de la James ; le VIIIème, commandé par John Wool et protégeant la zone – hautement stratégique – de la vallée du Potomac ; le IXème, aux ordres d’Ambrose Burnside, englobant les troupes stationnées le long des côtes de Caroline du Nord ; et le Xème, regroupant les forces opérant en Caroline du Sud et en Géorgie, et dont Ormsby Mitchel prendra le commandement. Mitchel mourra de la fièvre jaune en octobre. Il sera remplacé par Quincy Gillmore.
L’armée de Virginie fut elle aussi organisée en corps, mais aucun des trois qui furent constitués à cette occasion n’allait être numérotés de la même manière que les autres corps d’armée de l’Union. Ainsi, l’ancien département de la Montagne, désormais commandé par Franz Sigel, allait devenir le 1er Corps de l’armée de Virginie. Les forces de Banks allaient constituer le 2ème. Quant à ce qui était jusque-là le Ier Corps d’armée de McDowell, il allait être renuméroté pour constituer le 3ème… Par commodité, on désignera ici les corps de l’armée de Virginie par des chiffres arabes, et les autres corps nordistes par des chiffres romains. Cette disposition, du reste, n’allait être que transitoire. Enfin, Lincoln nomma Henry Halleck, chargé jusque-là de coordonner les forces fédérales dans l’Ouest, au poste de commandant en chef des armées nordistes – clôturant ainsi un hiatus de quatre mois et demi, depuis que McClellan avait quitté cette fonction en mars.
Dans le camp sudiste, on allait aussi procéder à une importante réorganisation au sein de l’armée de Virginie septentrionale. Prenant enfin le temps de tirer les leçons de Seven Pines et des Sept Jours, le général Lee simplifia grandement sa chaîne de commandement. Il en profita pour faire le ménage parmi ses subordonnés, écartant ceux qui avaient montré leurs limites aux cours des combats précédents. Holmes fut placé à la tête du département militaire d’Outre-Mississippi, avec Huger comme inspecteur général de son artillerie – prestigieux placard ! Magruder fut également mis sous les ordres de Holmes, en tant que chef du district militaire du Texas, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona. Quant à Whiting, au moins échappa-t-il à un poste lointain puisqu’il fut affecté à la défense de Wilmington, en Caroline du Nord. Par ailleurs, les nombreuses divisions de l’armée de Lee furent réparties entre deux ailes, la gauche étant confiée à Jackson et la droite à Longstreet.
Dès son arrivée sur le terrain, mi-juillet, John Pope s’aliéna la population virginienne par une série d’ordres qui la visait directement. L’armée de Virginie était confrontée aux agissements sporadiques de partisans confédérés, qui faisaient peser sur ses camps et ses lignes de ravitaillement une menace diffuse, mais permanente. Pope y réagit en ordonnant à son armée de vivre autant que possible sur le pays – disposition qui, deux ans plus tard, allait être courante, mais qui était encore nouvelle, et relativement choquante, en 1862. Faisant porter à la population locale la responsabilité des attaques des partisans, Pope ordonna que des réparations soient prélevées sur les biens des civils. Cette disposition génèrera tellement d’abus que Pope sera contraint de mettre en place des patrouilles pour arrêter les soldats nordistes qui se seraient livrés au pillage. Parallèlement, il obligea les civils à prêter un serment d’allégeance à l’Union, sous peine d’être chassés de leurs domiciles – les bannis risquant l’exécution sommaire s’ils revenaient.
Pope se fit également détester de nombre de ses officiers et d’une partie de ses soldats. Le 14 juillet 1862, il adressa à l’armée de Virginie une proclamation orgueilleuse qui, contrairement aux espérances de son auteur, n’était pas faite pour remonter le moral de l’armée. On pouvait y lire : « Je suis venu à vous de l’Ouest, où nous avons toujours vu les dos de nos ennemis ; d’une armée dont la tâche était de chercher l’ennemi et de le vaincre où qu’il se trouvait ; dont la stratégie était l’attaque et non la défense. […] D’ici là, je désire que vous écartiez de vos esprits certaines phrases, que je suis au regret de trouver à ce point en vogue parmi vous. J’entends constamment parler de "s’installer sur des positions solides et les tenir", de "lignes de repli" et de "bases de ravitaillement". Abandonnons de telles idées. […] Regardons devant nous, et non derrière. Le succès et la gloire sont à l’avant, le désastre et la honte rôdent à l’arrière. » Pourtant, le général nordiste n’allait pas tarder à connaître son lot de désastre et de honte.
L’heure du choix
Le jour même où Pope édictait sa funeste proclamation, il ordonna à son armée de marcher vers le sud. En cela, il ne faisait qu’appliquer les instructions de Lincoln. Le président nordiste entendait bien apporter à McClellan l’aide que celui-ci réclamait. Le but de la manœuvre était, dans un premier temps, d’attirer Lee loin de Harrison’s Landing, d’où McClellan pourrait alors de nouveau menacer Richmond. Parallèlement, le IXème Corps nouvellement créé irait renforcer l’armée de Virginie, ne laissant en Caroline du Nord que le strict minimum en troupes. À terme, les deux armées fédérales devraient pouvoir se rejoindre devant Richmond, totalisant un effectif de 140.000 hommes environ – 50.000 pour Pope, 90.000 pour McClellan. Lee, pour sa part, disposait de moins de 80.000 soldats, mais heureusement pour lui, ses adversaires l’ignoraient.
L’objectif des Nordistes était le nœud ferroviaire de Gordonsville, où ils pourraient couper la voie ferrée qui reliait Richmond au centre de la Virginie – le Virginia Central Railroad. Lee fut informé très tôt des mouvements ennemis. Il envoya sur place Jackson, avec les divisions Winder (quatre brigades) et Ewell (trois brigades) et une brigade de cavalerie commandée par Beverly Robertson, pour un total de 14.000 hommes. Ces forces atteignirent Gordonsville le 19 juillet, trois jours avant que l’avant-garde nordiste (la brigade de cavalerie de John Hatch) n’y parvienne. N’étant pas en mesure ne serait-ce que de détruire une petite portion de chemin de fer, les cavaliers bleus se replièrent promptement – ce qui valut à Hatch d’être aussitôt transféré dans une unité d’infanterie.
La situation en Virginie, fin juillet - début août 1862 (annotations de l'auteur sur une carte du Center for Military History de l'armée des États-Unis) :
1) 19 juillet : Jackson arrive à Gordonsville.
2) 22 juillet : prise de vitesse, la cavalerie nordiste de Hatch rebrousse chemin.
3) 26 juillet : Mosby informe Lee du transfert du IXème Corps de Burnside vers Aquia Creek.
4) 27 juillet : Lee envoie la division A.P. Hill renforcer Jackson en prévision d'une offensive.
5) 3 août : l'armée du Potomac commence à évacuer ses malades et ses blessés.
6) 7 août : Pope ordonne à ses trois corps d'armée de se concentrer à Culpeper.
7) 9 août : Banks et Jackson se rencontrent à Cedar Mountain, les Sudistes l'emportent. Jackson se replie peu après.
8) 13 août : certain que McClellan n'attaquera pas, Lee se met en route vers Gordonsville avec le reste de son armée.
9) 14 août : l'armée du Potomac commence à quitter la Péninsule.
10) Le IVème Corps reste sur place afin de protéger la forteresse Monroe.
Toutefois, ce mouvement avait permis de découvrir que l’armée confédérée était, au moins en partie, loin de Richmond. Ordre fut donc donné à McClellan de profiter de la situation en reprenant l’offensive contre la capitale sudiste. Mais le général objecta qu’il manquait de troupes pour cela, réclamant 50.000 hommes de plus pour être en mesure de passer à l’attaque. Lorsqu’il devint clair que McClellan ne bougerait pas, Lincoln et Halleck décidèrent de mettre un terme à l’infructueuse campagne de la Péninsule. Le 3 août, l’armée du Potomac reçut l’ordre de se préparer à quitter Harrison’s Landing pour Williamsburg. De là, elle serait transportée par bateau jusqu’à Aquia Creek, sur le Potomac, en aval de Washington. Seul le IVème Corps resterait dans la Péninsule pour protéger la forteresse Monroe.
De son côté, Robert Lee se trouvait face à un choix crucial. L’avancée de Pope, même timide, lui offrait une occasion tentante en mettant à sa portée l’armée de Virginie. D’un autre côté, l’armée du Potomac représentait toujours une menace, même si Lee doutait que McClellan fût désireux lui aussi d’attaquer. Emmener son armée loin de Richmond, la laissant exposée aux forces de McClellan, représentait malgré tout un risque non négligeable. Le 26 juillet, Lee reçut une information capitale de la part d’un officier de cavalerie, un des meilleurs éclaireurs du général Stuart, le capitaine John Singleton Mosby. Ce dernier avait été capturé peu de temps auparavant, mais venait d’être libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers. Expert en renseignement, Mosby avait noté, sur le bateau qui le ramenait jusqu’aux lignes sudistes, de nombreux navires de transports remontant le Potomac et la baie de Chesapeake. Il en déduisit que Pope était en train d’être renforcé par des troupes transférées de Caroline du Nord, déduction qui s’avéra correcte.
Ces éléments s’avérèrent décisifs. Si Lee frappait l’armée de Virginie avant qu’elle ne soit renforcée par le IXème Corps, il avait une chance de la détruire. Certes, il prenait un risque en quittant Richmond. Mais s’il y restait pour y attendre que Pope et McClellan viennent l’attaquer de concert, il n’aurait pratiquement aucune chance de l’emporter. Il opta donc pour l’offensive. Dès le 27 juillet, il envoya la division d’A.P. Hill, sept brigades et 10.000 hommes, renforcer Jackson. Lee multiplia les reconnaissances pour s’assurer que McClellan n’allait pas bouger, ce qui devint de plus en plus probable après le 3 août, lorsque l’armée du Potomac commença à évacuer ses blessés et ses malades. Toutefois, la confirmation définitive ne viendrait qu’avec le départ des premières troupes nordistes, le 14 août.
L’armée de Virginie n’avait pas pour seule mission de marcher sur Gordonsville. Elle devait également couvrir les abords de Washington et garder le contrôle de la vallée de la Shenandoah. Pour cette raison, ses différentes composantes étaient très dispersées. Le 1er Corps campait non loin de Front Royal, dans la Vallée. Le 2ème était un peu plus à l’est, dispersé entre Little Washington et Culpeper. Le 3ème était en revanche beaucoup plus éloigné, étant resté autour de Fredericksburg. Pope se vit renouveler l’ordre de marcher sur Gordonsville, cette fois pour détourner l’attention des Confédérés pendant que McClellan évacuait Harrison’s Landing. Le 6 août, Pope fit converger ses forces sur Culpeper, d’où il marcherait ensuite en direction de Gordonsville.
La bataille de Cedar Mountain
Ses ordres, toutefois, ne furent pas exécutés comme ils auraient dû l’être. Sigel perdit toute une journée à demander confirmation de ses instructions à son supérieur, et par quelle route il devait marcher sur Culpeper – alors qu’il n’y en avait qu’une seule. Tant et si bien que le 1er Corps n’allait jouer aucun rôle dans l’engagement à venir. Quant au 3ème Corps, il serpentait sur les routes difficiles qui longeaient le Rappahanock, emmené par la division de James Ricketts. Banks, pour sa part, peina pour réunir ses propres forces. Le 8 août, il n’avait à Culpeper que 8.000 hommes à peine : la division de Christopher Augur, forte de trois brigades, et une fraction – deux brigades – de celle d’Alpheus Williams.
Bien renseigné par les partisans et la population locale, Jackson fut rapidement informé de la concentration en cours. Cette fois reposé et revenu de l’apathie qui avait été la sienne durant les Sept Jours, il n’hésita pas et décida d’attaquer Banks avant que le reste de l’armée nordiste ne le rejoigne à Culpeper. Le 7 août, il se mit en marche vers le nord avec le gros de ses forces, environ 17.000 hommes. Averti par ses piquets de cavalerie, Banks apprit bientôt que son ennemi lui était très supérieur en nombre. Comprenant qu’il n’avait aucune chance de l’emporter s’il demeurait sur la défensive, le général nordiste opta pour une solution téméraire : partir à la rencontre de Jackson. Banks avait d’autres motivations : battu à plates coutures par Jackson à Front Royal et à Winchester deux mois et demi plus tôt, il brûlait de prendre sa revanche. Sa décision était indubitablement audacieuse, et elle faillit réussir.
Bataille de Cedar Mountain, 9 août 1862. Carte du Civil War Preservation Trust.
Le 9 août, les troupes nordistes partent vers le sud-ouest. Alors qu’ils progressent lentement en direction de Culpeper, les Confédérés établissent le contact, dans l’après-midi, avec des éléments de la cavalerie fédérale déployés aux abords de Cedar Mountain, une hauteur qui domine les environs. La brigade de tête, celle de Jubal Early, ne les repousse que pour constater que derrière eux, l’artillerie nordiste est présente en force. Early s’installe le long d’un chemin reliant la ferme Crittenden à la maison d’un certain révérend Slaughter – un patronyme qui veut aussi dire « massacre » en anglais. Devant les Sudistes s’étend un vaste champ de blé moissonné qui descend en pente douce vers un petit ruisseau, le Cedar Run. Ewell envoie le reste de sa division – les Tigres de la Louisiane et la brigade Trimble – s’installer à sa droite sur Cedar Mountain, manœuvre qui prendra un certain temps.
La division Winder, pendant ce temps, vient se placer à la gauche d’Early : entre la brigade de William Taliaferro et celle de Thomas Garnett, Winder installe son artillerie, et cette dernière engage aussitôt un duel soutenu avec sa contrepartie nordiste. Alors que le général sudiste est en train de superviser le placement de ses batteries, un obus yankee explose juste à côté de lui. Tout le côté gauche de son corps est affreusement déchiqueté, des blessures auxquelles Winder ne survivra que quelques heures. Taliaferro le remplace, mais il n’est pas au courant des plans de Jackson et constate que la division n’est pas encore prête : la brigade Stonewall est en retrait, le flanc de la brigade T. Garnett est sans protection, et la division d’A.P. Hill est encore plus loin en arrière. C’est précisément le moment que choisit Banks pour lancer son attaque.
À 17 heures, la division Augur commence à traverser le champ qui la sépare des brigades Early et Taliaferro. La petite brigade de George Greene ayant été laissée en réserve pour couvrir l’aile gauche nordiste, l’attaque est menée par celles de John Geary et Henry Prince. La détermination de l’assaut surprend les Confédérés, qui commencent à reculer. Toutefois, à mesure que les Fédéraux progressent, ils se retrouvent en proie aux feux croisés de l’artillerie placée aux deux extrémités de la ligne sudiste. Les canons qui vident sur eux leurs boîtes à mitraille font des ravages parmi les Bleus, les pertes s’accumulent, Augur lui-même est blessé ainsi que ses deux commandants de brigade. Early parvient à rallier ses hommes et l’attaque, finalement, est repoussée.
Il en va différemment sur l’aile gauche sudiste. La division Williams est passée à l’attaque elle aussi, mais sa progression a été couverte par la forêt et la configuration du terrain. Lorsqu’elle émerge du sous-bois, elle est déjà dangereusement proche de la brigade T. Garnett. Pendant que Samuel Crawford l’assaille de front, George Gordon se lance dans un mouvement de flanc qui réussit, personne n’étant là pour couvrir la gauche sudiste. La manœuvre surprend les défenseurs, qui tentent de résister comme ils le peuvent. On en vient au corps à corps. Les Fédéraux ont le dessus et la brigade sudiste déroute. La panique se propage à la brigade Stonewall, qui vient juste d’arriver et n’est pas encore prête. Jackson doit faire reculer son artillerie pour éviter qu’elle ne soit submergée, puis il entreprend de rallier ses troupes. Brandissant une épée rouillée faute de servir et restée pour cette raison coincée dans son fourreau, le fantasque général sudiste parvient à produire l’effet escompté sur le moral de ses hommes.
La brigade Stonewall reformée parvient ainsi à repousser l’assaillant, et de chassée devient chasseresse. Ce faisant, elle se retrouve bientôt isolée et contre-attaquée à son tour, mais la gauche confédérée est sauvée. La division A.P. Hill a eu le temps d’arriver, et Jackson va l’employer au mieux pour changer le cours de la bataille. La division Williams ne tarde pas à être brisée derechef dans son élan par les brigades de James Archer et Dorsey Pender. Early et Taliaferro passent à l’attaque avec le soutien d’Edward Thomas sur leur droite. La division Williams en pleine retraite laisse exposé le flanc droit de celle d’Augur, qui est finalement assaillie par la brigade Branch. La défaite nordiste sera consommée lorsque Trimble, descendant de Cedar Mountain, repoussera la brigade Greene. À 19 heures, Banks est en pleine retraite. Le sacrifice d’un détachement de cavalerie nordiste lui permet de gagner quelques précieuses minutes et d’échapper à la destruction. L’arrivée tardive de la division Ricketts, vers 22 heures, met un terme à la poursuite.
Lee et le reste de l’armée de Virginie septentrionale arrivent à Gordonsville le 15 août. Sans attendre, le général sudiste décide de manœuvrer pour contourner l’aile gauche de Pope. À ce moment, les deux armées disposent d’effectifs sensiblement équivalents, de l’ordre de 55.000 hommes chacune. L’armée nordiste est solidement retranchée le long de la rivière Cedar Creek. L’idée générale de Lee est de tourner cette position en profitant du couvert fourni par une hauteur, Clark’s Mountain, et de franchir le Rapidan en aval de son confluent avec la Cedar Creek. Pour s’assurer de la faisabilité de la chose, Lee envoie en éclaireur la cavalerie de Stuart. Cette dernière forme à présent une division à part entière, constituée des brigades de Robertson et Fitzhugh Lee – ce dernier étant un neveu de Robert.
Guerre de manœuvres en Virginie
Toutefois, ce plan va tourner court. Faisant montre d’une légèreté qui allait encore le prendre en défaut plusieurs fois par la suite, J.E.B. Stuart se laisse imprudemment surprendre, dans la nuit du 17 au 18 août, par un raid de la cavalerie nordiste contre son propre camp. Stuart parvient à s’échapper, non sans voir son orgueil quelque peu écorné lorsque les Fédéraux s’emparent d’une partie de ses effets personnels. Il y a bien pire, cependant : un de ses aides de camp a été fait prisonnier, et il était porteur d’un ordre de Lee détaillant les opérations prévues. Pope exploite immédiatement cette information et, le 20 août, il déjoue la manœuvre sudiste en se retirant de quelques kilomètres vers le nord-est, derrière le Rappahannock.
Le même jour, l’armée du Potomac commence à évacuer la Péninsule. Le Vème Corps de Fitz-John Porter est le premier concerné et, le 22 août, il est au complet à Aquia Creek. Suivront, dans l’ordre, le IIIème, le VIème et le IIème Corps, ce dernier entamant son mouvement le 26 août. Aussitôt débarqué, Porter reçoit l’ordre de rejoindre Pope sur le Rappahannock. Tandis que la division des Pennsylvania Reserves est transférée au 3ème Corps de McDowell, le Vème Corps vient renforcer les défenses nordistes, portant les effectifs totaux de l’armée de Virginie à près de 75.000 hommes. Pour le général Lee, le temps presse : s’il tarde trop à attaquer, son adversaire sera dangereusement supérieur en nombre. Il charge donc Stuart de multiplier les reconnaissances pour déceler un point faible dans la ligne nordiste.
Le 22 août offre au chef de la cavalerie sudiste l’occasion de se venger de l’affront qu’il a subi quelques jours plus tôt. Débordant l’aile droite fédérale, il pousse jusqu’au quartier général de Pope. Le général nordiste est absent, mais Stuart a la satisfaction de s’emparer de son… uniforme de parade. Le raid des Confédérés, pourtant, est moins futile qu’il n’y paraît : il montre que la droite nordiste est « en l’air » et qu’elle peut être facilement tournée. Une idée encore plus audacieuse que la précédente germe alors dans l’esprit de Lee : contourner entièrement l’armée ennemie pour aboutir sur ses arrières. Il ne s’agit pas d’une simple attaque de flanc : l’armée confédérée devra remonter le Rappahanock en direction du nord, emprunter l’étroite vallée qui sépare la chaîne du Blue Ridge des monts du Bull Run, avant d’obliquer vers l’est pour déboucher à la hauteur de Manassas après avoir franchi la cluse de Thoroughfare.
Pour éviter que Pope ne se doute de quelque chose et ne surprenne les Sudistes au beau milieu de cette périlleuse manœuvre, celle-ci devra se faire en deux temps. Jackson partira en premier, suivi deux jours plus tard par Longstreet et le reste de l’armée. Pour détourner l’attention des Fédéraux, une série de petites démonstrations est menée, du 22 au 25 août, à la hauteur de Rappahannock Station – l’endroit où la voie ferrée de l’Orange & Alexandria Railroad enjambe la rivière. Pope mord à l’hameçon : persuadé que Lee prépare une attaque dans ce secteur, il y fait renforcer ses défenses. Le général nordiste envisage même de passer à l’attaque, mais il en est finalement dissuadé par de fortes pluies qui viennent grossir les eaux du Rappahannock.
Panique à Manassas
L’aile gauche, que commande Jackson, se met en marche à l’aube du 25 août dans la plus grande discrétion. Fidèle à son habitude, Jackson n’a pas informé ses commandants de division de leur destination. Mais cette fois, l’opération a été planifiée avec soin et se déroule à la perfection. Plus tard, Taliaferro allait résumer les ordres qu’il avait reçus en ces termes : « Marchez jusqu’au carrefour ; un officier d’état-major vous y indiquera quelle direction prendre ; et ainsi de suite jusqu’à la bifurcation suivante, où vous trouverez une estafette munie d’un ordre scellé vous précisant la route à suivre. » La colonne sudiste s’étire sur plusieurs kilomètres, mais elle progresse sans rencontrer d’opposition. Le soir venu, elle a déjà parcouru plus de quarante kilomètres. Elle en fera soixante de plus le lendemain – le double de ce qui est généralement considéré comme une progression journalière normale. Une nouvelle fois, l’infanterie de Jackson a mérité son surnom de « cavalerie à pied » !
Le 26 août en fin d’après-midi, les éléments de tête coupent l’Orange & Alexandria Railroad à Bristoe Station, après avoir couvert près de cent kilomètres en 36 heures. Poursuivant sur sa lancée, Jackson, qui a été rejoint quelques heures plus tôt par Stuart, lance la brigade Trimble sur l’immense dépôt que les forces nordistes ont installé à Manassas. Elle y capture plusieurs centaines d’hommes, huit pièces d’artillerie, des monceaux de vivres et d’équipement, ainsi qu’environ 200 esclaves fugitifs. Les Confédérés, qui n’ont amené avec eux que trois jours de rations, en profitent pour faire bombance durant toute la journée du 27, avant d’incendier tout ce qu’ils ne peuvent emporter. La veille, Longstreet s’était mis en route à son tour pour venir les rejoindre, sans être inquiété – mais avec une célérité moindre.
Situation stratégique en Virginie durant la deuxième quinzaine d'août 1862 (annotations de l'auteur sur une carte du Center for Military History de l'armée des États-Unis) :
1) 15 août : Lee et le gros de l'armée de Virginie septentrionale arrivent à Gordonsville.
2) 18 août : Stuart se fait surprendre par un raid de cavalerie nordiste alors qu'il sonde la gauche nordiste.
3) 20 août : Pope déjoue la manoeuvre de Lee en se retirant derrière le Rappahannock.
4) 22 août : le Vème Corps débarque à Aquia Creek et part aussitôt renforcer l'armée de Virginie.
5) 22 août : Stuart effectue une reconnaissance contre la droite nordiste et découvre qu'elle n'est pas protégée.
6) 22-25 août : en prévision de sa manoeuvre de flanc, Lee lance une série d'attaques de diversion à Rappahannock Station.
7) 25 août : Jackson entame sa marche sur Manassas via la cluse de Thoroughfare.
8) 26 août : Jackson prend Manassas et Bristoe Station après avoir couvert une centaine de kilomètres en deux jours.
9) 26 août : le reste de l'armée du Potomac continue à débarquer à Washington.
10) 27 août : la brigade de G.W. Taylor est repoussée en tentant de reprendre Manassas.
11) 27 août : les divisions Hooker et Ewell s'affrontent à Bristoe Station.
12) 27 août : Lee et Longstreet se mettent en route à leur tour pour aller rejoindre Jackson.
13) 27 août : Pope ordonne à son armée de se replier jusqu'à Manassas mais néglige de bloquer la cluse de Thoroughfare.
14) 28 août : Jackson quitte Manassas et gagne une nouvelle position sur Stony Ridge.
15) 28 août : Longstreet chasse la cavalerie nordiste et la division Ricketts de la cluse de Thoroughfare, s'ouvrant un chemin pour rejoindre Jackson.
16) 28 août : pour inciter Pope à l'attaquer, Jackson intercepte la division King, déclenchant la bataille de Groveton.
De son côté, Pope ne réalise pas la situation. Croyant à un simple raid de cavalerie sur ses arrières, il fait venir de Washington un élément du VIème Corps fraîchement débarqué, en l’occurrence la New Jersey Brigade de George W. Taylor. Naturellement, la brigade est écrasée lorsqu’elle tente, le 27 août, de déloger les Sudistes de Manassas, et Taylor est mortellement blessé. Pope comprend alors que quelque chose cloche, mais il ne sait pas exactement quoi. Il est mal renseigné, car sa cavalerie est dispersée à raison d’une brigade pour chacun de ses trois corps d’armée. Le IIIème Corps, partiellement débarqué à Alexandria, est en train de venir le rejoindre sur le Rappahannock. Pope ordonne à sa division de tête, celle de Hooker, de faire demi-tour pour aller voir ce qu’il en est du côté de Manassas. Dans l’après-midi, Hooker accroche brièvement la division Ewell, que Jackson a déployée à Bristoe Station pour protéger son flanc droit.
Pope obtient ainsi confirmation que c’est l’aile de Jackson toute entière qui est présente à Manassas. Parallèlement, il apprend également que Longstreet a, lui aussi, entrepris de contourner son aile droite, ne laissant que la division de R.H. Anderson comme arrière-garde. S’il est trop tard pour frapper Longstreet, en revanche, il demeure possible d’écraser Jackson tant qu’il demeure isolé. Par conséquent, Pope ordonne à toutes ses forces de converger vers cette localité, abandonnant ses positions sur le Rappahannock. Espérant prendre son ennemi au piège, il fait emprunter à ses troupes des routes différentes afin de ne lui laisser aucune échappatoire. Ce faisant, il fait transiter le 1er Corps de Sigel et le 3ème Corps de McDowell par une route qui leur permettrait de couper la cluse de Thoroughfare.
Pope tient là une occasion unique de bloquer le passage aux forces de Longstreet à peu de frais. Mais, persuadé de pouvoir écraser Jackson avant son arrivée, il néglige complètement cette opportunité. Ce sera l’une des pires erreurs commises par le commandement nordiste de toute la guerre. La seule action entreprise par les Fédéraux au niveau de la cluse de Thoroughfare sera d’y poster un régiment de cavalerie, qui en sera chassé au bout de quelques heures seulement, dans la matinée du 28 août, par les premiers éléments de Longstreet. La division Ricketts enverra quelques régiments pour soutenir les cavaliers fédéraux, mais il seront très vite dépassés en nombre et obligés de battre en retraite. Ce faisant, Ricketts laissait aux Confédérés l’opportunité d’aller rejoindre Jackson, au prix de quelques heures perdues seulement pour Longstreet.
La bataille de Groveton
En cette même journée du 28 août, Jackson se trouve sur une nouvelle position, qu’il a occupée durant la nuit. Il s’agit d’une petite hauteur baptisée Stony Ridge, non loin de la route à péage de Warrenton et du gué de Sudley Springs – à quelques encablures, en fait, des lieux où Jackson s’est illustré treize mois auparavant lors de la première bataille de Bull Run. Le général sudiste a trouvé là, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Manassas, tout ce dont il a besoin. Il est un peu plus près de Longstreet, lui-même à moins d’une journée de marche désormais. Il peut menacer le flanc de l’armée nordiste, encore en plein mouvement, sans trop s’exposer lui-même. Enfin, en cas d’attaque ennemie, sa position est suffisamment solide pour lui permettre de résister assez longtemps pour que Longstreet arrive à son secours : elle s’appuie sur le talus d’une voie ferrée inachevée, sa gauche est ancrée sur le Bull Run, et la colline dans son dos permet d’y déployer de l’artillerie.
L’après-midi est déjà bien avancé lorsque les Confédérés ont la chance de capturer une estafette porteuse d’ordres détaillés, indiquant que Pope est en train de concentrer ses forces à Manassas, ainsi que les routes suivies par ses différents corps d’armée. Or, une partie du 3ème Corps doit justement passer par la route à péage de Warrenton, juste sous le nez des Sudistes. L’information est communiquée à Jackson alors qu’il est en train de faire la sieste. Mais le Jackson somnolent des Sept Jours est bien oublié : saisissant immédiatement l’opportunité qui lui est offerte, il ordonne à Taliaferro d’attaquer avec le soutien d’Ewell. Il craint en effet que Pope ne parvienne à s’échapper avant que Longstreet ne le rejoigne, et veut à tout prix l’empêcher de regrouper ses forces.
Les troupes sudistes se placent en embuscade, non loin de la route, mais rien ne vient. Ce n’est que vers 18 heures qu’une colonne nordiste débouche enfin au pied de Stony Ridge : c’est la division de Rufus King, qui constitue l’aile gauche du 3ème Corps. Elle est forte de quatre brigades commandées respectivement par John Hatch, John Gibbon, Abner Doubleday et Marsena Patrick. Leur supérieur, King, est absent, ayant été victime d’une crise d’épilepsie quelques heures plus tôt – tant et si bien que ses subordonnés vont devoir coordonner leurs efforts eux-mêmes, avec plus ou moins de bonheur, pour faire face à l’attaque qui les vise. À la tête du 3ème Corps, McDowell aussi est absent, s’étant semble-t-il perdu. Les forces nordistes vont donc manquer cruellement de coordination dans les combats à venir, et ce n’est qu’un début.
Les hommes de Gibbon – trois régiments du Wisconsin et un de l’Indiana – n’ont encore jamais vu le feu, mais ils sont connus dans l’armée de Virginie comme les Black Hats (« Chapeaux noirs »), parce qu’ils portent le seyant mais inconfortable chapeau modèle 1858 (dit « chapeau Hardee ») en lieu et place du képi utilisé par la majorité des troupes nordistes. Leur chef croit initialement que les canons qui leur tirent dessus ne sont là que pour les harceler et ne pense pas que l’ennemi est présent en force. De sa propre initiative, il envoie donc un de ses régiments réduire la batterie ennemie au silence… mais c’est pour être accueilli par une salve meurtrière de la brigade Stonewall, désormais commandée par William Baylor. Loin de se décontenancer, les Fédéraux ripostent à leur tour, et la bataille s’engage.
La bataille de Groveton (ou Brawner's Farm), 28 août 1862. Carte de Hal Jespersen (www.cwmaps.org).
Pendant que les batteries nordistes détellent leurs pièces et commencent à contrebattre l’artillerie confédérée, les deux camps font entrer en jeu leurs renforts. Gibbon étire sa brigade pour tenir une ligne allant de la ferme Brawner au village de Groveton, colmatant les brèches avec deux régiments de la brigade Doubleday. C’est la seule aide qu’il obtiendra de toute la division : Hatch a poursuivi sa route, tandis que les hommes de Patrick perdent leur sang-froid sous le feu des canons sudistes et refusent d’avancer. De son côté, Jackson va concentrer contre Gibbon pas moins de cinq brigades, celles de Baylor, Alexander Lawton, Isaac Trimble, Alexander Taliaferro – un parent de William qui lui avait succédé à la tête de sa brigade – et William Starke.
Les deux lignes s’approchent à moins de cent mètres l’une de l’autre, mais aucun des deux belligérants ne parvient à prendre l’avantage. Là où la plupart des êtres humains normalement constitués résisteraient au mieux quelques minutes avant de craquer, les soldats nordistes et leurs ennemis continuent à se fusiller à courte distance pendant plus de deux heures. En l’absence quasi complète de couvert, les pertes sont terribles : les Black Hats déplorent 148 tués, 626 blessés et 120 disparus – soit près de 900 hommes sur 2.000 présents avant le combat. En tout, 2.400 hommes sont tués ou blessés – à peu près autant de Nordistes que de Sudistes – soit un tiers des effectifs totaux engagés. Parmi les victimes, les généraux Taliaferro et Ewell sont tous deux grièvement blessés. C’est le second qui est le plus sérieusement atteint : fracassée par une balle, sa jambe gauche devra être amputée, ajoutant une jambe de bois à la déjà longue liste de ses incongruités.
Le général Pope n’apprend la position réelle des troupes de McDowell que le 29 août à 5 heures du matin, lorsque le 3ème Corps arrive à Manassas. Le Vème Corps de Fitz-John Porter s’y trouve également. Il ordonne aussitôt à ces deux corps d’armée de faire demi-tour dès que possible, afin d’aller couper la route de Jackson avant qu’il ne se retire. Le 1er Corps, qui campe non loin de Groveton, est également impliqué : il devra attaquer Jackson pour le fixer. Des renforts importants viendront à son soutien : le IIIème Corps de l’armée du Potomac, ainsi que des éléments du IXème Corps. Pope ignore encore où se trouve Longstreet, mais cela ne le préoccupe guère. Il est convaincu de pouvoir prendre Jackson au piège et le détruire dans la journée. Un an, un mois et huit jours après le premier combat, le champ de bataille de Bull Run était prêt à connaître un nouvel affrontement majeur.
Premières attaques
Les hommes de Franz Sigel passent la nuit sur les pentes de Henry House Hill, là-même où s’étaient livrés les plus durs combats de la bataille de l’année précédente. Ils lèvent le camp dès 5 heures 30 et marchent droit à l’ennemi, distant de quelques kilomètres seulement. La majorité des régiments du 1er Corps sont recrutés parmi des immigrants allemands de fraîche date ou des Américains d’origine allemande. Ils en gardent une forte identité, et pour des raisons politiques, les généraux nommés pour les commander sont souvent d’ascendance allemande eux-mêmes – à commencer par Sigel. Sensibles à l’idéologie du Free Soil et du parti républicain, ils ont appliqué avec un zèle parfois excessif les ordres de Pope relatifs à l’occupation de la Virginie. Ce faisant, ils se sont fait détester de la population locale, et leur appartenance ethnique n’a fait qu’exacerber cette réputation – la comparaison avec les « Hessois », les mercenaires allemands au service de la Grande-Bretagne durant la guerre d’Indépendance, ayant été rapidement faite.
Sigel, dont le corps d’armée n’est pas au complet, dispose de sept brigades dont une de cavalerie. Il a déployé la division de Carl Schurz à droite avec deux brigades, et celle de Robert Schenck à gauche avec deux autres. Pour assurer la jonction entre les deux, la brigade indépendante mixte de Robert Milroy tient le centre. De la division d’Adolph von Steinwehr, lui-même absent, n’est disponible que la brigade de John Koltes, que Sigel tiendra dans un premier temps en réserve. Sur la gauche de ce dispositif, la division des Pennsylvania Reserves agira en flanc-garde. Tout juste transférée du Vème Corps au 3ème, elle est à présent commandée par John F. Reynolds, qui vient de bénéficier d’un échange de prisonniers après sa capture à Gaines’ Mill. Sa mission sera surtout d’assurer la liaison avec les 3ème et Vème Corps, dont le vaste mouvement tournant doit permettre d’envelopper les forces de Jackson.
Les IIIème et IXème Corps, pour leur part, doivent arriver incessamment de Centreville et couvrir le flanc droit de Sigel. Ne bénéficiant pas encore de leur soutien, et ne connaissant pas la position exacte et la force réelle des Confédérés, le commandant du 1er Corps se montre initialement prudent. Si les premiers combats commencent vers 7 heures, il s’agit principalement d’escarmouches entre tirailleurs et de reconnaissances en force. De fait, Jackson, dans son rapport, ne notera rien de sérieux avant 10 heures. Sa ligne s’étend sur près de trois kilomètres, bien trop pour que le 1er Corps nordiste puisse constituer à lui seul une menace. Sur la gauche sudiste, A.P. Hill a déployé ses six brigades sur deux lignes. Lawton, qui a succédé à Ewell, tient le centre avec quatre brigades, tandis que Starke commande désormais la division Taliaferro sur la droite – quatre brigades également. Son flanc droit est en l’air, mais Jackson a compensé ce fait en y massant la majeure partie de son artillerie.
Seconde bataille de Bull Run, 29 août 1862. Situation entre 7 heures et 10 heures. Cette carte et les suivantes ont été réalisées par l'auteur sur un fond de Hal Jespersen (www.cwmaps.org).
Durant les trois heures qui suivent, les combats gagnent progressivement en intensité. L’échelle des engagements successifs reste cependant mineure : sur le terrain, les commandants de brigade n’engagent leurs régiments que les uns après les autres. De surcroît, les différentes brigades nordistes ne se soutiennent pas entre elles et attaquent des points distincts de la ligne confédérée. Celles de la division Schurz, commandées par Wlodzimierz Krzyzanowski et Alexander Schimmelfennig, se heurtent à la gauche confédérée, essentiellement les brigades d’Edward Thomas et Maxcy Gregg. Celles-ci tiennent bon. Plutôt que de monter une défense statique, les Confédérés contre-attaquent dès qu’ils le peuvent. Sigel rapportera ainsi trois contre-attaques, et les combats de la matinée prendront l’apparence d’allers-retours incessants à travers les bois qui parsèment les abords de la voie ferrée inachevée. Les Sudistes, cependant, conservent l’avantage.
Afflux de renforts
La bataille va prendre une nouvelle ampleur à partir de 10 heures. Tout commence avec l’arrivée des premiers éléments du IIIème Corps nordiste – en l’occurrence la division Kearny et ses trois brigades. Elle vient se placer aussitôt sur la droite du dispositif fédéral, ce qui pousse Sigel à renouveler aussitôt son attaque en comptant sur le soutien de Kearny. Mais celui-ci ne viendra pas. D’ordinaire si prompt à marcher au son du canon, le bouillant sabreur restera inexplicablement l’arme au pied durant la plus grande partie de la journée. Bien que Kearny n’allait pas vivre assez longtemps pour s’expliquer sur cette inhabituelle apathie, cette dernière est aujourd’hui généralement attribuée à une inimitié personnelle entre lui et Sigel. En fin de matinée, Kearny se contentera de faire sonder l’extrémité gauche de la ligne sudiste par la brigade d’Orlando Poe, qui livrera de légères escarmouches à des éléments de cavalerie confédérés le long du Bull Run.
Il s’agit en fait de la brigade de Fitzugh Lee, tout juste arrivée. Sa présence est le signe de la venue imminente des troupes de Longstreet, dont la division de cavalerie de Stuart constitue l’avant-garde. De fait, au moment où Kearny déploie ses forces sur l’aile droite nordiste, les deux brigades de la division sudiste de John Bell Hood établissent, à l’autre bout du champ de bataille, le contact avec les forces de Jackson. Ni Lee, ni Pope ne sont encore sur le terrain en personne, et la jonction entre les deux ailes confédérées se fait à l’insu du commandant en chef nordiste. Il aurait pourtant pu en être informé plus tôt. Dès 8 heures du matin, des éléments de la brigade de cavalerie de John Buford avaient observé une importante colonne sudiste traverser le village de Gainesville, à quelques kilomètres plus à l’ouest seulement. Cette information, toutefois, ne sera rapportée à McDowell qu’en début d’après-midi, et celui-ci négligera de la transmettre à Pope jusqu’à la fin de la journée.
Pendant ce temps, les combats le long de la voie ferrée inachevée se poursuivent. Alors que la brigade Gregg rejette une nouvelle fois les Nordistes sur leurs positions de départ, Milroy parvient à s’infiltrer dans un petit vallon boisé, surnommé « the Dump », entre les brigades Lawton (à présent commandée par Marcellus Douglass) et Trimble. Celles-ci se regroupent pour contre-attaquer, et Milroy se retrouve bientôt en fâcheuse posture. Il finit par être éjecté de la brèche, mais la riposte des Confédérés leur aura néanmoins coûté Isaac Trimble. Une de ses jambes est passablement déchiquetée par une balle Minié et le général sudiste évitera de justesse l’amputation.
Pour soutenir Milroy en plein recul, Sigel ordonne à Schenck de se porter à son secours. Jusque-là, sa division n’a guère été engagée, la concentration de canons sudistes dans son secteur l’ayant dissuadé d’attaquer plus franchement. Les deux brigades de Schenck, commandées respectivement par Julius Stahel et Nathaniel McLean, ne progresseront guère, toujours par la même raison : l’artillerie confédérée les accueille par un feu nourri et menace de les prendre en enfilade durant leur marche d’approche. Engagé à son tour pour soulager Schenck, Reynolds fera preuve de la même prudence. Il se contentera de faire avancer une de ses batteries, sous la protection de la brigade Meade. Après 10 heures 30, la bataille se limitera dans ce secteur à un duel d’artillerie. Sigel, pour sa part, stoppera la contre-attaque sudiste en engageant la brigade Koltes et en faisant un usage judicieux de sa propre artillerie.
Peu avant midi, la division de tête du IXème Corps nordiste, celle d’Isaac Stevens, arrive à son tour à pied d’œuvre avec trois brigades. Sigel, qui est toujours l’officier le plus élevé en grade présent sur le terrain, y voit une excellente occasion de renverser la situation. Il place les hommes de Stevens de part et d’autre de la position tenue par Milroy et ordonne une nouvelle attaque. Il demande également l’appui de Kearny, et ce dernier reçoit un ordre explicite en ce sens de la part de son supérieur direct, Heintzelmann. Derechef, Kearny ne bougera pratiquement pas. Son action pendant l’attaque à venir se limitera à des accrochages entre tirailleurs sur le front de la brigade de David Birney. Pendant ce temps, les hommes de Sigel et de Stevens réussissent à refouler les Confédérés jusque derrière la voie ferrée inachevée, mais ne parviendront pas à la franchir. Lorsque cette action prend fin, la seconde bataille de Bull Run marque une première pause.
Un ordre contradictoire
À peu près au même moment, Pope arrive en personne sur le champ de bataille. Il ordonne au IIIème Corps de relever le 1er, très éprouvé par les combats de la matinée. En conséquence, Kearny étend ses lignes sur sa gauche en déployant la brigade de John C. Robinson. Dans l’heure et demie qui suit, l’autre division du IIIème Corps, celle de Hooker, vient se placer à ses côtés avec trois brigades. Au centre, Pope place le IXème Corps, dont l’effectif a été porté à cinq brigades avec l’arrivée d’une division que Jesse Reno commande personnellement. L’aile gauche, pour sa part, demeure formée par les Pennsylvaniens de Reynolds. À ce stade, Pope ne s’est aucunement départi de la confiance qui était la sienne jusque-là. Il ne se soucie nullement de Longstreet, et sa plus grande crainte est de voir Jackson parvenir à s’échapper avant qu’il soit parvenu à l’écraser complètement.
Pope ignore donc complètement que son homologue confédéré est arrivé sur le lieu des combats en même temps que lui. Lee n’est pas seul : à la mi-journée, la quasi-totalité de l’aile commandée par Longstreet est venue se placer à droite de celle de Jackson, faisant peser comme une épée de Damoclès sur le flanc gauche dégarni des Nordistes. Le général en chef sudiste est enclin à lancer en avant cette force sans plus attendre. Longstreet, toutefois, émet un avis défavorable : l’état-major confédéré ignore la position complète des Fédéraux, et une attaque prématurée pourrait exposer l’aile droite toute entière si les Nordistes sont eux-mêmes en train d’effectuer un mouvement tournant. Lee finit par se ranger à cet avis et décide d’attendre. Sa décision restera sans conséquence négative, car le gros des forces de Longstreet reste masqué à la vue des Nordistes par le relief et la végétation.
Seconde bataille de Bull Run, 29 août 1862. Situation entre 12 heures et 15 heures.
La suite des événements ne va pas tarder à donner raison à Longstreet. Aux environs de 13 heures, la brigade de cavalerie de Robertson, qui couvre l’extrémité gauche de l’armée sudiste, accroche les cavaliers fédéraux de George Bayard sur la route que relie Manassas à Gainesville. Il ne s’agit en fait que de l’avant-garde des 3ème et Vème Corps, quatorze brigades en tout, qui effectue là le mouvement que Pope a ordonné à Porter et McDowell en tout début de matinée. Cette force formidable pourrait écraser les cavaliers sudistes sans difficulté et tourner la droite confédérée, renversant complètement la situation générale. Mais il n’en sera rien. La longue colonne nordiste « cale » et s’arrête complètement après quelques coups de canons seulement.
Deux facteurs principaux expliquent cette immobilisation. Le premier, qui donnera lieu à des controverses sans fin après la guerre, est Pope lui-même. L’ordre qu’il a donné à ses deux subordonnés, surnommé pour cette raison « l’ordre commun » (Joint Order) avait été particulièrement mal formulé. À aucun moment, il ne donnait l’instruction explicite d’attaquer. Pire, il comprenait trois points principaux parfaitement contradictoires entre eux : Porter et McDowell devaient à la fois marcher en direction de Gainesville, s’arrêter dès qu’ils établiraient le contact avec Reynolds sur leur droite, et se préparer à se retirer vers l’est, en direction de Centreville… tout ceci alors que l’intention de Pope était de leur faire attaquer l’aile droite de Jackson ! Pour couronner le tout, « l’ordre commun » laissait aussi à ses destinataires toute latitude pour ne pas en exécuter les dispositions, dès lors qu’il pouvait en résulter un avantage suffisant.
Dans ces conditions, on comprend que Porter et McDowell aient été poussés à improviser – ce qu’ils allaient faire, en fin de compte. Peu après que Bayard ait établi le contact, McDowell reçoit le message de Buford l’informant que les Confédérés sont présents en force à Gainesville. Sur ces entrefaites, Stuart, qui est présent en personne avec les hommes de Robertson, a recours à une ruse : « J’attendis son approche assez longtemps pour que je puisse assurer qu’il y avait là au moins un corps d’armée, tout en occupant des détachements de cavalerie à traîner des buissons le long de la route menant à Gainesville, pour tromper l’ennemi ». C’est le second facteur décisif : les nuages de poussière soulevés par ce stratagème persuadent Porter et McDowell qu’ils font face à des forces considérables, et que la position de l’ennemi est solide. Stuart gagne ainsi assez de temps pour informer Lee de la situation sur l’aile droite, et le commandant en chef sudiste peut ainsi décaler les forces de Longstreet vers la droite, en y expédiant notamment les divisions de James Kemper et Cadmus Wilcox.
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