Le contexte de la proclamation d'émancipation des esclaves
Jusque-là, la question de l’esclavage était demeurée très secondaire dans la conduite de la guerre. Cette dernière était livrée pour restaurer l’Union en ramenant les États sécessionnistes dans le giron des États-Unis. C’était pour répondre à ce but de guerre que la majorité des soldats nordistes s’étaient engagés, et que l’opinion publique soutenait le gouvernement fédéral dans sa poursuite.
Élu sur un programme modéré portant sur la circonscription de l’esclavage aux États où il était déjà pratiqué, Lincoln n’avait pas l’intention de l’abolir. Il avait exprimé sa conviction dans son célèbre discours de la « maison divisée » en 1858 : l’esclavage était une institution archaïque qui finirait par disparaître d’elle-même dès lors qu’on l’aurait confinée. C’est cette modération qui avait permis au candidat républicain à l’élection présidentielle de 1860 de remporter les États – Pennsylvanie, Indiana, Illinois – qui avaient manqué à son prédécesseur John C. Frémont pour être élu en 1856.
La sécession, et la guerre qui s’ensuivit, avaient toutefois changé la donne. Abolitionnistes et républicains radicaux avaient rapidement tenté de profiter de ce contexte nouveau pour orienter la politique gouvernementale vers l’abolition de l’esclavage. L’année 1861 leur apporta peu de succès, que ce soit vis-à-vis de l’esclavage en tant que tel, ou sur la question plus générale des droits civiques des Noirs. La jurisprudence établie en 1857 par l’arrêt dit « Dred Scott » de la Cour suprême restait la norme : les quelques 344.000 Noirs libres qui vivaient dans les États n’ayant pas quitté l’Union n’étaient pas considérés comme des citoyens américains. Ceux qui s’étaient engagés dans l’armée des volontaires en 1861 avaient vu leur engagement refusé. Toutefois, un des corollaires du conflit et de l’occupation de territoires sudistes, en l’occurrence l’arrivée dans les lignes nordistes d’un nombre toujours croissant d’esclaves en fuite, allait changer les données du problème.
En tant que représentants du gouvernement fédéral, les officiers nordistes demeuraient tenus de restituer les esclaves en fuite à leurs propriétaires, puisque la loi de 1850 sur les esclaves fugitifs était toujours en vigueur. Toutefois, plusieurs généraux abolitionnistes, au premier rang desquels on trouvait Benjamin Butler, avaient dès les premières semaines du conflit refusé de l’appliquer. Butler justifiait son refus par un tour de passe-passe juridique : puisque le président Lincoln avait décrété le blocus de la Confédération le 19 avril 1861, tout bien entrant ou sortant de celle-ci pouvait être considérée comme de la contrebande et saisi comme telle – y compris les esclaves.
La première à changer officiellement d’attitude sur la question fut l’U.S. Navy. Citant des raisons humanitaires, le secrétaire à la Marine de l’Union, Gideon Welles, ordonna dès le 22 juillet 1861 que les fugitifs soient gardés et employés à des tâches secondaires. Quelques jours plus tard, le Congrès vota, le 6 août, un premier Confiscation Act, une loi autorisant les militaires à confisquer tout bien pouvant être utile à l’effort de guerre confédéré.
Le Confiscation Act de 1861 légalisa a posteriori la politique de Butler. Toutefois, le statut des esclaves ayant trouvé refuge dans les lignes nordistes ne changeait pas : ils étaient toujours asservis. Il ne s’agissait en rien d’un affranchissement. En tant que « biens », les fugitifs étaient simplement « saisis » par l’armée fédérale, et devenaient la propriété du gouvernement au lieu de celle de leur précédent maître.
De manière assez ironique, sa fonction présidentielle fit en quelque sorte de Lincoln, en l’espace de quelques mois, le plus grand « propriétaire » d’esclaves de tout le pays. Les fugitifs furent employés par l’armée nordiste dans une large variété de rôles secondaires, travaux de terrassement et de construction, tâches logistiques diverses. Femmes et enfants furent mis à contribution pour la blanchisserie ou la cuisine. Les soldats de l’Union stationnés dans les secteurs où les fugitifs étaient les plus nombreux – en 1862, la Louisiane et la côte atlantique de la Confédération – n’hésitaient pas à utiliser les « contrebandes », comme on les appelait, comme serviteurs personnels. Leur manière de les traiter, très variable, n’avait parfois rien à envier à celle que les évadés avaient voulu fuir en quittant leur plantation.
La pression des radicaux
Toutefois, tous les officiers de l’Union n’appliquèrent pas cette loi, continuant à renvoyer les esclaves en fuite à leurs propriétaires. La question de l’esclavage demeurait sensible sur le plan politique, et Lincoln lui-même ne mit guère d’empressement à faire appliquer strictement les dispositions du Confiscation Act. Quatre États esclavagistes – Delaware, Maryland, Kentucky, Missouri – étaient demeurés dans l’Union, fût-ce à des degrés variables de bonne volonté, et le président nordiste craignait de voir leur opinion publique et leur classe politique basculer dans le camp sécessionniste s’il interférait trop ouvertement avec l’institution servile.
C’est pour cette raison, principalement, qu’il contra initialement toutes les tentatives des abolitionnistes pour orienter la conduite de la guerre dans cette direction. Lincoln fut intransigeant. Lorsque Frémont proclama de son propre chef l’émancipation des esclaves du Missouri le 30 août 1861, le président lui ordonna de faire marche arrière, et le limogea lorsqu’il s’y refusa.
Néanmoins, la perspective d’une guerre longue et les défaites infligées à l’Union vers la fin de l’année 1861 permirent aux républicains radicaux de gagner en influence au sein du gouvernement. Ces partisans d’une politique dure vis-à-vis des rebelles, au premier rang desquels on trouvait le nouveau secrétaire à la Guerre Edwin Stanton ou encore le représentant de Pennsylvanie Thaddeus Stevens, rallièrent peu à peu Lincoln à leurs vues. Ils avaient bien compris que l’économie sudiste reposait en grande partie sur l’esclavage. Frapper « l’institution particulière » du Sud revenait donc à s’attaquer directement à l’effort de guerre des Confédérés.
Le gouvernement fédéral finit par en convenir et le 13 mars 1862, une nouvelle loi – Act Prohibiting the Return of Slaves – fut votée par le Congrès. Elle interdisait cette fois explicitement aux officiers nordistes de renvoyer les esclaves fugitifs d’où ils venaient. En revanche, leur statut restait inchangé : ils étaient toujours des « contrebandes » et n’étaient ni libres, ni admis à s’enrôler dans l’armée de l’Union. L’émancipation n’était toujours pas au programme. Naturellement, cette loi ne s’appliquait pas aux propriétaires d’esclaves restés fidèles à l’Union.
Non que les républicains radicaux n’y fussent pas favorables, bien au contraire, mais Lincoln et les plus modérés continuaient à freiner des quatre fers. Lorsque, dans un mouvement similaire à celui de Frémont l’année précédente, son ami David Hunter décréta l’émancipation de tous les esclaves du département militaire dont il avait la charge – englobant la Caroline du Sud, la Géorgie et la Floride – le président n’eut aucun scrupule à annuler son ordre. Lincoln tenait à ménager non seulement les États-frontière esclavagistes, mais également ses alliés démocrates, dont le soutien à la guerre était fragile et basé essentiellement sur l’idée que celle-ci était livrée pour rétablir l’intégrité territoriale de l’Union – et non pour libérer les esclaves.
Néanmoins, les républicains radicaux gagnèrent encore en influence dans le sillage des difficultés militaires de l’été 1862 : battues en Virginie, piétinant dans l’Ouest, les armées nordistes traversaient de nouveau une mauvaise passe. Ce fut l’occasion pour les radicaux d’imposer un nouveau durcissement dans la conduite de la guerre. Le premier pas fut fait le 19 juin 1862, lorsque le Congrès, passant outre la jurisprudence Dred Scott, réaffirma explicitement l’interdiction de l’esclavage dans les territoires.
Un second Confiscation Act fut voté le 17 juillet 1862. Il renforçait considérablement les dispositions du premier, facilitant grandement son application. Mais sa principale nouveauté concernait le statut des esclaves fugitifs : ceux-ci devenaient légalement affranchis dès lors qu’ils étaient « saisis » par les forces de l’Union. Ne pouvant plus légalement être considérés comme « contrebandes » pour cette raison, ils se voyaient attribuer le statut ambigu de « prisonniers de guerre », qui permettait opportunément de les garder à demeure et de continuer à les employer.
Par ailleurs, les dispositions du Confiscation Act autorisait le gouvernement fédéral à employer les Noirs ainsi affranchis à sa guise pour contribuer à mater la rébellion sudiste – ce qui incluait leur rôle précédent de travailleurs auxiliaires. Mais un autre texte, le Militia Act voté le même jour, autorisait cette fois explicitement le gouvernement nordiste à constituer des unités militaires incluant des Noirs. C’était là une grande nouveauté, et une grande victoire pour tous ceux qui militaient non seulement pour l’abolition de l’esclavage, mais également pour les droits des Afro-Américains en général.
Les Noirs dans l’armée
L’idée d’armer les Noirs pour les envoyer se battre contre les Sudistes était controversée pour plusieurs raisons. Les préjugés raciaux de l’époque n’y étaient pas étrangers. Pour beaucoup d’abolitionnistes, l’émancipation ne signifiait pas pour autant l’égalité, une idée partagée par une large part du reste de la population blanche nordiste. La peur si typiquement humaine de « l’étranger » (noir, dans ce cas) venant prendre aux autochtones (blancs) terres, emplois et même femmes – une crainte toujours pas éteinte en 2012 – constituait un facteur essentiel de cette réticence.
Accessoirement, peu de gens, à commencer par les généraux de l’armée fédérale, estimaient que les Noirs feraient de bons soldats. Ils avaient pourtant la mémoire courte : des Afro-Américains avaient déjà combattu durant la guerre d’Indépendance, et des unités intégralement noires avaient été constituées sans pour autant démontrer des qualités inférieures à celles des régiments blancs. En un mot, ce que nous qualifierions aujourd’hui de racisme était à l’œuvre.
La marine, sur ce plan, était dans un état d’esprit très différent de celui de l’armée. Contrairement à cette dernière, elle n’avait jamais prohibé l’enrôlement de Noirs dans ses équipages – ne serait-ce que parce que la vie de marin n’attirait pas les foules. Non seulement on trouvait donc déjà des Afro-Américains parmi ses équipages en 1861, mais ceux-ci recevaient la même solde que les autres. En revanche, ils étaient généralement cantonnés à des rôles non-combattants, et ne pouvaient prétendre à dépasser le grade de petty officer – l’équivalent de maître dans la marine française. Comparativement à ce qui se passa dans l’armée, leur condition n’évolua que modérément pendant la guerre de Sécession. S’ils furent parfois admis comme artilleurs, cela demeura toujours l’exception plutôt que la règle.
Sur terre, la possibilité offerte par le Militia Act ne fut pas exploitée immédiatement, du moins pas au niveau fédéral. C’est en fait l’État du Kansas qui fut le premier à réagir, ce qui était d’autant plus surprenant qu’il ne comptait que quelques centaines de Noirs libres en 1860. Mais il était peuplé en majorité d’abolitionnistes et de partisans de l’égalité, si bien que dès août 1862, son gouverneur autorisa la formation d’un régiment d’infanterie, le 1st Kansas Colored Volunteers. « Colored » – « de couleur » – était l’euphémisme destiné à remplacer le terme habituellement employé pour désigner les Afro-Américains – « Negro », qui n’avait alors pas de connotation péjorative mais était devenue pratiquement synonyme d’esclave. L’unité se distingua le 29 octobre 1862 en repoussant une attaque de la guérilla sudiste dans le Missouri, à Island Mound, mais elle ne fut pas acceptée immédiatement pour servir dans l’armée fédérale et demeura jusqu’au début de 1863 sous le contrôle de la milice du Kansas.
Benjamin Butler ne tarda pas à imiter le gouverneur du Kansas en ressuscitant la Louisiana Native Guard, une unité de milice recrutée parmi les Noirs libres de la Nouvelle-Orléans pour le compte des Confédérés, qui ne l’avaient jamais acceptée dans leur armée, et dissoute lorsque l’Union s’était emparée de la ville au printemps 1862. D’autres Noirs, unionistes ceux-là, rejoignirent les rangs de la mouture fédérale de ces unités, qui furent ensuite supplémentées par d’autres recrutées parmi les esclaves fugitifs, qui étaient nombreux en Louisiane – où près de la moitié de la population était afro-américaine.
Ces divers éléments furent regroupés au sein d’une organisation baptisée « Corps d’Afrique », en français dans le texte. C’était à la fois une référence à l’origine de ses soldats, au passé français de la Louisiane, et à la prestigieuse armée d’Afrique – les troupes françaises qui servaient en Algérie. Une autre unité afro-américaine fut constituée dans des circonstances plus équivoques : lorsqu’en septembre 1862 l’invasion sudiste du Kentucky menaça la ville de Cincinnati dans l’Ohio, les Noirs de la ville furent enrôlés de force dans une « brigade noire » qui fut essentiellement employée à des travaux de fortifications. L’unité fut dissoute au bout de quelques semaines.
Toutefois, le Nord ne se lança sérieusement dans un effort de recrutement des Afro-Américains qu’une fois que la proclamation d’émancipation eût pris effet, en 1863. Initialement, l’organisation était la même que pour le reste de l’armée : les régiments étaient formés sous l’égide des États ; ou en leur nom par les responsables militaires locaux, dans le cas des unités recrutées parmi les esclaves fugitifs des États confédérés. C’est ainsi qu’on trouve dans les listes d’unités nordistes des régiments de l’Arkansas ou de Géorgie, par exemple. La majorité d’entre eux – mais pas tous – était des unités « de couleur ».
Dans la quasi-totalité des cas, les régiments ainsi recrutés étaient considérés comme des troupes supplétives distinctes des régiments de volontaires à recrutement blanc, et recevaient par conséquent leur propre série de numéros – ainsi qu’une paye inférieure à celle des soldats blancs (10 dollars par mois au lieu de 16), une inégalité qui ne fut rectifiée qu’à la toute fin du conflit. Seuls deux États décidèrent d’intégrer leurs unités noires à leurs forces de volontaires : le Massachusetts, avec deux régiments d’infanterie (les 54ème et 55ème) et un de cavalerie (le 5ème) ; et le Connecticut avec un seul régiment d’infanterie, le 29ème.
Toutes les autres unités noires furent rattachées à un service du département de la Guerre, spécialement créé le 22 mai 1863 pour chapeauter le recrutement des Afro-Américains dans l’armée, le Bureau des Troupes de Couleur. Progressivement, le Bureau entreprit de centraliser l’organisation des régiments et en uniformisa la désignation : une seule et même série de numéros pour chaque arme, dans laquelle le terme United States Colored Troops – Troupes de Couleur des États-Unis, en abrégé U.S.C.T. – se substituait aux appellations propres à chaque État. Il y eut en tout 135 régiments d’infanterie, 14 d’artillerie (13 « lourds », c’est-à-dire de forteresse, et 1 « léger », c’est-à-dire de campagne) et 6 de cavalerie. 178.000 sous-officiers et soldats afro-américains y servirent, encadrés par 7.000 officiers blancs.
Une école d’officiers réservée aux Noirs fut ouverte, mais très peu de cadres en sortirent avant la fin de la guerre. Cantonnés à des rôles d’occupation et de garnison, souvent négligés sur les plans logistique et sanitaire, ils furent le plus souvent tenus à l’écart des combats. Les généraux nordistes pour la plupart à ne pas leur faire confiance, en dépit de qualités martiales largement démontrées lorsque l’occasion s’en présenta. Leurs pertes sont éloquentes : sur environ 36.000 décès – un taux supérieur à celui des soldats blancs et sur une période plus courte –
À long terme, les soldats noirs se révélèrent précieux pour l’effort de guerre nordiste. Ils commencèrent à affluer à un moment crucial, où les volontaires commençaient à se faire rares, et où la conscription, finalement instaurée en mars 1863 et appliquée à partir de juillet, peinait à remplir son rôle – la plupart des conscrits tirés au sort parvenant tant bien que mal à payer les 300 dollars permettant d’être exemptés, à tel point qu’il fallut limiter à un an, à partir de 1864, la durée de cette exemption.
Les Afro-Américains fournirent environ dix pour cent des effectifs totaux des armées nordistes, et même s’ils ne furent que rarement engagés directement au combat, leur emploi permit de libérer des unités blanches qui, elles, le furent. En émancipant les esclaves sudistes, Abraham Lincoln s’assurait de voir les fugitifs affluer de plus belle vers les positions nordistes, à l’abri desquelles ils auraient la meilleure raison possible pour s’enrôler dans l’armée fédérale : combattre pour leur liberté et celle de leur semblables. Le premier objectif stratégique de la proclamation présidentielle était donc d’alimenter en hommes les armées nordistes.
Un coup de maître stratégique
Il y en avait d’autres, aux répercussions autrement plus importantes – et qui, à terme, pesèrent lourdement dans la victoire finale de l’Union. Si ses plus farouches partisans se plaisaient à affirmer que l’esclavage était la pierre angulaire de la société sudiste, et que celle-ci s’effondrerait si l’asservissement venait à disparaître, il était surtout le pilier central de l’économie de guerre confédérée. La majeure partie de la population mâle adulte du Sud avait été mobilisée et servait sous les drapeaux : beaucoup moins peuplée et souffrant par conséquent d’un sévère désavantage numérique sur les champs de bataille, la Confédération avait très tôt recouru à cette impopulaire mesure, à laquelle des amendements successifs ne permirent bientôt plus d’échapper.
Les hommes qui étaient à l’armée n’étaient plus dans les champs pour faire tourner l’économie essentiellement rurale du Sud, tout comme ils étaient absents de son industrie naissante, dont la guerre avait entraîné le développement à marche forcée. Les trois millions et demi d’esclaves de la Confédération compensaient ces absences – partiellement, parce qu’ils continuaient une main-d’œuvre généralement sous-qualifiée et que la majorité des foyers sudistes ne possédaient pas d’esclaves.
Toutefois, les esclaves continuaient à faire fonctionner les plantations, cultivant ces productions à forte valeur ajoutée qui faisaient la richesse du Sud. Certes, les exportations avaient chuté. L’idée d’un chantage à l’embargo sur le coton, destiné à faire pression sur les puissances européennes pour qu’elles reconnaissent la Confédération, avait conduit nombre de planteurs à fermer d’eux-mêmes le robinet de « l’or blanc », durant les premiers mois de la guerre. Ils en étaient vite revenus, car le Sud manquait cruellement de capitaux, et le coton constituait sa principale monnaie d’échange pour obtenir tout ce qu’il ne pouvait produire sur son sol – et ce n’était pas ce qui manquait.
Entre temps, la Confédération avait dû faire face à deux autres problèmes. En premier lieu, le blocus des côtes par la marine fédérale commençait à faire sentir ses effets. Toutefois, en 1862, il était encore très incomplet et globalement peu efficace. En revanche, la perte de la Nouvelle-Orléans, et l’avancée des troupes de l’Union le long des principales voies navigables de l’Ouest, avaient grandement désorganisé les transports internes de marchandises, sachant que la majeure partie de celles-ci transitaient par voie fluviale avant d’être exportées.
Malgré tout, il continuait à sortir de la Confédération, grâce aux forceurs de blocus, suffisamment de coton pour permettre au Sud de l’échanger, en Angleterre et en France, contre les uniformes, les chaussures, les médicaments, les armes qui manquaient à ses armées. Ce commerce se faisait avec la bienveillance des Britanniques, qui pouvaient ainsi continuer à faire des affaires tout en alimentant leurs filatures avec le coton sudiste. Le port de Nassau, aux Bahamas, devint ainsi un havre pour les forceurs de blocus, dont la flotte nordiste ne pouvait approcher sans risquer de violer la neutralité anglaise – avec tous les risques diplomatiques que cela comportait.
Elle s’en tenait donc éloignée, ce qui facilitait d’autant la tâche des navires sudistes. Proclamer l’émancipation des esclaves du Sud, dans ce contexte, constituait aussi une tentative pour supprimer le problème à la racine. En leur donnant une incitation d’autant plus forte à fuir leur condition, Lincoln s’assurait du même coup de réduire la production, car moins d’esclaves dans les plantations signifiait moins de coton récolté. Le corollaire en serait immanquablement une réduction des exportations. Et moins de coton exporté signifiait moins d’armes pour la Confédération.
Mais la marche vers l’abolition était aussi une offensive diplomatique. À l’été de 1862, alors que le Sud avait repris l’initiative pratiquement sur tous les fronts et menaçait le territoire même de l’Union, le danger d’une reconnaissance officielle de la Confédération par le Royaume-Uni et la France – et son corollaire, celui d’une potentielle intervention directe en faveur des Sudistes – était peut-être plus aigu encore qu’en novembre précédent, au moment de la crise diplomatique déclenchée par l’incident du Trent. Cette menace militaire était matérialisée, depuis mars 1862, par la présence d’une puissante armée française au Mexique.
L’année précédente, le nouveau président mexicain Benito Juarez avait suspendu le paiement des intérêts de sa dette extérieure. La France étant au nombre des créditeurs concernés, l’empereur Napoléon III usa de ce prétexte pour justifier une ambitieuse aventure coloniale : envahir le Mexique pour en faire un État vassal de la France. Même si leur défaite à Puebla, le 5 mai, avait obligé les Français à se mettre sur la défensive, il était clair qu’ils profiteraient de la guerre civile états-unienne pour avoir les mains libres au Mexique.
Napoléon III avait donc tout intérêt à ce que les États-Unis demeurent affaiblis et divisés, et la présence de ses troupes au Mexique était d’une proximité dangereuse pour le gouvernement fédéral. Le gouvernement de la reine Victoria n’était pas en reste, dans la mesure où cette situation lui permettait de renforcer son influence dans l’hémisphère occidental, après quatre décennies d’impérialisme américain dans la région – doctrine Monroe oblige. D’où l’aide discrète de la Grande-Bretagne et de la France à la Confédération, et le risque bien réel de voire ce soutien devenir plus affirmé. Mais si les gouvernements français et britannique regardaient la Confédération avec une bienveillance intéressée, il n’en allait pas du tout de même pour leurs opinions publiques respectives.
En Grande-Bretagne comme en France, la lutte pour l’indépendance d’une nation fondée sur l’esclavage n’inspirait guère la sympathie, que ce soit des ouvriers anglais ou des paysans français. L’institution servile leur était trop étrangère, et elle était le plus souvent vue comme archaïque et barbare. C’est peut-être bien là le plus grand coup de maître de Lincoln : en transformant la guerre pour restaurer l’Union en guerre contre l’esclavage, il s’assurait d’écarter toute possibilité d’intervention étrangère en faveur du Sud, car les opinions publiques européennes n’accepteraient jamais de voler au secours de l’institution servile.
La proclamation d'émancipation des esclaves: un document ambigu
Le président nordiste, malgré les risques politiques encourus avec une telle proclamation, avait résolu d’y recourir depuis plusieurs semaines. Tout ce dont il avait besoin pour mettre son plan en application, c’était une victoire. Édicter la proclamation d’émancipation au beau milieu des revers de l’été 1862 l’aurait fait passer pour la mesure désespérée d’un gouvernement aux abois, ce qui en aurait réduit considérablement l’impact et, sous certains aspects, aurait même abouti à des effets contraires à ceux recherchés. La bataille d’Antietam fut cette victoire.
C’était loin d’être une victoire franche, et peut-être même n’était-ce pas une victoire tout court. Toutefois, à long terme, la proclamation d’émancipation allait en faire un triomphe. Antietam n’avait pas permis à l’armée nordiste de refouler complètement l’ennemi sur le terrain, et encore moins de l’anéantir, alors que l’affrontement avait offert une belle occasion d’y parvenir. Toutefois, cette bataille avait finalement contraint Lee à mettre un terme à son invasion du Nord. Elle représentait donc une victoire défensive, ce qui n’était pas sans conséquences d’un point de vue symbolique et politique. En effet, cela permettait à Lincoln de montrer la Confédération non pas en nation émergente luttant pour son indépendance, mais en envahisseur, luttant pour étendre une institution malfaisante : l’esclavage. De ce point de vue, la proclamation d’émancipation arriva à point nommé.
Dans la mesure où la question de savoir si le gouvernement fédéral – ou même le Congrès – jouissait ou non de la capacité juridique d’abolir l’esclavage, avait été un des débats majeurs de l’avant-guerre, il peut sembler très surprenant qu’Abraham Lincoln se soit d’un seul coup décidé à le faire par une simple proclamation. C’est une interprétation trompeuse, tout simplement parce qu’en réalité, la proclamation du 22 septembre 1862 n’abolissait pas du tout l’esclavage. D’un strict point de vue juridique, elle ordonnait simplement aux forces armées de l’Union de traiter les esclaves rencontrés sur le territoire de la Confédération en hommes libres.
Lincoln l’émettait en tant que commandant en chef des armées, une des prérogatives majeures de la fonction présidentielle. Puisque l’armée pouvait saisir les esclaves en tant que biens ennemis, conformément aux Confiscation Acts, elle pouvait tout aussi bien les affranchir automatiquement, ce faisant, sur ordre du président et sans que cela nécessite ni loi, ni amendement constitutionnel. La proclamation d’émancipation ne faisait qu’anticiper et condenser ce processus. Si les esclaves du Sud étaient émancipés, l’esclavage restait dans le même temps tout à fait légal aux États-Unis.
Ce paradoxe était à l’origine des ambiguïtés véhiculées par la proclamation, à commencer par son extension géographique. L’émancipation ne concernait pas les quatre États esclavagistes demeurés dans l’Union, qu’il s’agisse du Maryland et du Delaware, qui n’avaient jamais fait sécession sous aucune forme que ce soit, ou du Missouri et du Kentucky, dont des législatures dissidentes avaient proclamé le rattachement à la Confédération – leurs législatures majoritaires étant quant à elles restés fidèles à l’Union. Le gouvernement fédéral n’était absolument pas désireux de les obliger à abolir l’esclavage, ne serait-ce que pour ne pas les pousser inutilement à rejoindre le camp sudiste.
Lincoln préférait les inciter à le faire de leur plein gré, répétant à plusieurs reprises que le gouvernement fédéral indemniserait les propriétaires d’esclaves ainsi lésés. Une résolution du Congrès fut d’ailleurs votée en ce sens le 10 avril 1862, promettant le versement d’une indemnité à toute personne qui affranchirait ses esclaves. Pour montrer sa bonne volonté, le cabinet Lincoln lui emboîta aussitôt le pas en abolissant l’esclavage dans le district de Columbia, qu’il administrait directement puisqu’il abritait Washington. La capitale fédérale comptait un peu plus de 3.000 esclaves sur ses 75.000 habitants, et leurs propriétaires furent dédommagés.
Quant aux onze autres États, ceux qui avaient fait sécession, ils n’étaient eux-mêmes pas forcément concernés dans leur intégralité. La proclamation excluait ainsi la ville de la Nouvelle-Orléans et treize paroisses – l’équivalent louisianais du comté – sous le contrôle des forces nordistes. Les 48 comtés qui formaient alors la Virginie occidentale n’étaient pas non plus concernés. Du reste, la Virginie occidentale – qui s’était séparée de la Virginie après avoir rejeté la sécession de celle-ci – était sur le point d’intégrer l’Union en tant qu’État. Ce serait chose faite le 20 juin 1863, avec une constitution qui autorisait la pratique de l’esclavage.
Sont également exclus de la proclamation six autres comtés de Virginie : Accomack et Northampton, isolés sur la rive nord de la baie de Chesapeake et qui n’avaient jamais été sous le contrôle de la Confédération ; York et Elizabeth City, autour de la forteresse Monroe, sur la Péninsule de Virginie ; et enfin Princess Anne et Norfolk, autour de la ville du même nom. Tous sont alors solidement sous le contrôle militaire de l’Union.
Plus surprenant, la proclamation ne s’appliquait pas non plus au Tennessee. L’homme que Lincoln avait nommé gouverneur militaire de cet État après l’occupation de Nashville, Andrew Johnson, était un des principaux chefs de file des démocrates ralliés à la guerre. Johnson considérait que la sécession du Tennessee, bien que ratifiée par une majorité d’électeurs en juin 1861, était illégale et par conséquent nulle et non avenue. Il arguait ainsi que le Tennessee n’avait jamais quitté l’Union, et que la proclamation d’émancipation, comme pour les quatre autres États esclavagistes restés dans le giron nordiste, ne pouvait lui être appliquée. Lincoln se plia de bonne grâce à cette fiction juridique, alors même que le contrôle militaire de l’Union sur cet État n’était que très incomplet, essentiellement parce que cela lui permettait de se concilier les bonnes grâces à la fois de la frange du parti démocrate qui soutenait le gouvernement fédéral, et des unionistes du Tennessee oriental – bien que ceux-ci fussent encore sous la domination des Sudistes.
Un premier pas seulement
En définitive, sur l’ensemble du territoire auquel devait s’appliquer la proclamation d’émancipation, une infime partie était réellement occupée par les forces armées nordistes. Ce n’était le cas que de quelques comtés de l’Arkansas, dans le nord de l’État et autour d’Helena, le long du Mississippi ; de l’extrême nord de l’État du Mississippi, entre Memphis et Corinth, occupé depuis la prise de cette dernière ; de quelques positions dans le nord de l’Alabama, le long de la Tennessee.
Les bastions nordistes les plus solidement tenus étaient ceux de la côte de Géorgie et des Carolines, des environs du fort Pulaski à l’île de Roanoke en passant par la passe de Port Royal. Ces zones comportaient une forte proportion d’esclaves, mais elles étaient assez peu densément peuplées, de sorte qu’en tout, la proclamation d’émancipation ne déboucha que sur quelques dizaines de milliers d’affranchissement lors de son entrée en vigueur, le 1er janvier 1863. C’était peu en comparaison des quatre millions d’esclaves vivant alors aux États-Unis, Nord et Sud confondus.
Le plus grand paradoxe du texte promulgué par Lincoln fut peut-être de parvenir à atteindre autant d’objectifs stratégiques tout en accomplissant si peu. La proclamation, en effet, libérait l’esclavage partout, sauf précisément là où le président nordiste avait le pouvoir de la faire appliquer. En résumé, c’était une coquille vide – mais peut-être une des plus puissantes coquilles vides de l’histoire des États-Unis. Sur le long terme, elle signa l’arrêt de mort de la Confédération, notamment parce qu’elle rendit improbable sa reconnaissance par les puissances européennes. Elle contribua aussi à saper l’effort de guerre sudiste, car chaque avancée des armées nordistes voyait augmenter le nombre de fugitifs ayant quitté leurs plantations. En tant que mesure de guerre, elle remplit pleinement ses objectifs.
Lincoln, du reste, ne l’avait pas envisagée autrement. Un mois avant sa promulgation, il écrivait à Horace Greeley, le rédacteur en chef du journal républicain New York Tribune : « Mon objectif suprême dans cette lutte est de sauver l’Union, et n’est ni de sauver ni de détruire l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans libérer un seul esclave je le ferais, et si je pouvais la sauver en libérant tous les esclaves je le ferais ; et si je pouvais la sauver en en libérant certains et pas d’autres je le ferais également. »
Il était clair que pour le président nordiste, l’émancipation était avant toute chose un moyen de la guerre qu’il menait, et non une fin de celle-ci. Le caractère restreint et apparemment « creux » de la proclamation d’émancipation était un moyen d’éviter habilement les pièges institutionnels et politiques qu’aurait fait surgir une abolition générale de l’esclavage. La proclamation n’était pas plus qu’un premier pas dans cette direction. Lincoln continua par la suite à proposer aux États esclavagistes encore dans l’Union d’abolir l’esclavage par eux-mêmes, moyennant une indemnité gouvernementale pour les propriétaires lésés. Il restait fidèle à son idée d’une institution disparaissant par elle-même, sans qu’il soit besoin de la supprimer de force.
Plusieurs États finirent par aller dans ce sens, interdisant l’esclavage sur leur territoire alors que la guerre touchait à sa fin. Le Maryland fut le premier à le faire, le 1er novembre 1864. Le Missouri lui emboîta le pas le 11 janvier 1865, suivi trois jours plus tard du Tennessee – toujours sous l’impulsion d’Andrew Johnson, qui s’apprêtait alors à abandonner son poste de gouverneur militaire de l’État pour celui de vice-président. Le 3 février, enfin, ce fut le tour de la Virginie occidentale.
L’esclavage fut également aboli en Louisiane en décembre 1864 : la plus grande partie de l’État était alors occupée par l’armée nordiste, et le gouverneur militaire avait cédé sa place à une administration civile (républicaine) depuis mars de la même année. Dans le même temps, toutefois, l’idée d’une abolition générale avait fait son chemin. Entre décembre 1863 et février 1864, pas moins de quatre propositions majeures d’amendements constitutionnels allant dans ce sens furent soumises au Congrès, aussi bien par des républicains radicaux que par des démocrates pro-guerre. Une synthèse de ces projets fut votée par le Sénat le 8 avril 1864.
Après avoir été rejetée une première fois par la Chambre des représentants, la proposition reçut le soutien du pouvoir exécutif. À ce stade, les armées nordistes étaient en bien meilleure posture que deux ans plus tôt. Les républicains radicaux étaient soucieux de ne pas voir la mesure de guerre que représentait la proclamation d’émancipation disparaître avec la fin, désormais proche à plus ou moins long terme, des hostilités. Lincoln fut sensible à cet argument et endossa la proposition.
Avec sa réélection, en novembre 1864, l’adoption de l’amendement n’était plus qu’une question de temps, et il fut finalement voté par la Chambre le 31 janvier 1865. Le lent processus de ratification – par les législatures des États, à la majorité des trois quarts – commença aussitôt après. Ce ne fut qu’une formalité dans les États du Sud, désormais occupés par l’armée fédérale et dont les législatures avaient été mises en place sous le contrôle de l’administration militaire. Ironiquement, c’est d’ailleurs l’un d’entre eux, la Géorgie, qui fit entrer en vigueur ce treizième amendement à la constitution – interdisant l’esclavage et accordant l’égalité civique aux Afro-Américains – en le ratifiant le 6 décembre 1865.
La ratification n’alla pas sans quelques accrocs. Le New Jersey dut ainsi s’y reprendre à deux fois pour approuver l’amendement, en février 1866 seulement. Le Texas ne l’accepta qu’au moment de sa réintégration formelle au sein de l’Union, en 1870. Enfin, trois autres États le rejetèrent purement et simplement, et ne le ratifièrent symboliquement que beaucoup plus tard : le Delaware en 1901, le Kentucky en 1976, et le Mississippi – le dernier – en… 1995. Ayant été assassiné le 14 avril 1865, Abraham Lincoln ne vit jamais la fin constitutionnelle de l’esclavage. Il y avait néanmoins contribué plus que tout autre, en premier lieu par l’intermédiaire de sa proclamation d’émancipation. Le treizième amendement était aussi une grande victoire de l’égalité, car il faisait des Noirs des citoyens américains à part entière.
Les républicains radicaux n’avaient pas été désintéressés dans l’adoption de cette mesure, puisqu’elle leur offrait dans le Sud une assise électorale qu’ils n’avaient jamais eue auparavant. Toutefois, cela n’allait pas aller sans heurts, ni durer bien longtemps d’ailleurs : dans les années qui suivirent, les anciens États confédérés trouvèrent toute une panoplie de moyens légaux pour priver les Afro-Américains de leurs droits civiques. Appartenant à un autre chapitre de l’histoire des États-Unis, celui de la « Reconstruction », ces événements allaient être le point de départ d’un siècle de ségrégation.
Pour aller plus loin
- De l'antiesclavagisme à l'abolition de l'esclavage - Etats-Unis 1776-1865, de Michaël Roy. Atlande, 2018.
- La guerre de Sécession: L’abolition de l’esclavage comme seul remède, de Romain Parmentier. 50Minutes, 2016.