Au Moyen Âge, l'imaginaire fait partie intégrante de la réalité. Le monde d'alors ne saurait se penser autrement. Au sein de ce panorama à la fois réel et merveilleux, le végétal tient une place majeure dans différents domaines. Que ce soit d'un point de vue politique, héraldique, littéraire ou matériel, le monde végétal est partout. Souvent, comme presque partout au Moyen Âge, les Écritures viennent justifier certains choix et donner corps aux mises en scènes de telle ou telle fleur, plante ou structure végétale.
Dans un premier temps, nous nous intéresserons au domaine littéraire avec le cas du chèvrefeuille dans la poésie de Marie de France. Par la suite, avec l'exemple des jardins médiévaux, nous verrons de quelle manière se tissent les correspondances entre le monde matériel et l'imaginaire des hommes de ce temps-là. Par la suite nous cueillerons la fleur de lis, davantage vue sous un angle « politique » afin de faire le point sur les mythes qui l'entourent. Nous terminerons avec une brève histoire symbolique de la pomme.
La symbolique naturelle chez Marie de France : le chèvrefeuille et le noisetier
Parmi les supposées œuvres de Marie de France, une poétesse du XIIe siècle, on connaît un recueil de douze brefs récits rédigés en vers octosyllabiques, les Lais. Ces histoires, dont la longueur est relativement courte, sont empreintes d'un amour et d'un érotisme assurés. Au XIIe siècle – date de la composition des « poèmes » – la fin'amor est en plein essor. Toutefois, cette passion charnelle n'est pas à la portée de tous. Elle est l'apanage des nobles gens, de la Dame et son amant. La symbolique érotique des lais s'incarne dans différents éléments, dont certains sont bien matériels. La nature peut également jouer ce rôle d'éveil et de révélateur des sens. La faune est notamment prisée. Les oiseaux sont particulièrement appréciés par la poétesse. A côté, la flore est également bien représentée. C'est ce qui nous intéresse ici.
Pour décrire l'union des amoureux, Marie de France a recours à la célèbre et évocatrice image du chèvrefeuille qui enlace la branche du noisetier. Ce thème se retrouve déjà au sein de différentes mythologies, comme chez les Celtes par exemple. Cette métaphore végétale sert en réalité à montrer de manière courtoise l'union de Tristan et Iseut. Toutefois, l'enlacement des deux amants ne saurait uniquement être perçu comme étant purement charnel. Comme nous l'avons dit, la poésie de Marie de France s'inscrit dans le courant de la fin'amor où les valeurs courtoises sont de mise. Le chèvrefeuille porte en lui une image de pureté, de fraîcheur, qui convient parfaitement au sentiment que la poétesse veut faire naître chez le lecteur.
Si le chèvrefeuille en lui-même est porteur d'une forte charge symbolique, le noisetier - et plus largement les arbres qui les entourent - confèrent au récit une ambiance propice à l'épanouissement du sentiment amoureux. A la fois attirante et inquiétante, la forêt est un lieu favorable à l'éclosion de la sensualité. Dissimulés derrière les branchages, les deux amants vivent un moment privilégié. C'est aussi grâce au bois que Tristan se fait reconnaître de sa belle. Sur une branche de noisetier, il grave son nom qui permet par la suite à Iseut de suivre sa trace.
L'image du chèvrefeuille qui enlace la branche de noisetier, c'est aussi l'évocation d'un amour absolu et infini. En effet, comme nous le dit clairement Marie de France, dès lors qu'on les sépare, les deux végétaux meurent peu de temps après. Le chèvrefeuille et le noisetier forment un couple inséparable, tout comme Tristan et Iseut. Que la séparation advienne, et l'issue en sera tragique. Tout cela prend tout son sens dans la belle formule de Marie de France qui vient clore le lai : « Ni vous sans moi, ni moi sans vous ».
Le recours au végétal permet ici de convoquer à la fois une image de pureté et de fraîcheur au sein de laquelle la tension érotique se retrouve de fait renforcée. C'est ce jeu des dualités qui donne toute sa saveur au lai de la poétesse.
Réalité et imaginaire des jardins médiévaux
Du XIe au XIIIe, la population d'Occident croît fortement ce qui entraîne un besoin croissant en jardins. De fait, le lexique médiéval est riche pour désigner ces types d'espaces tantôt décris d'un point de vue utilitaire, tantôt mis en scène dans une littérature imprégnée de culture chrétienne ou profane. Généralement, le courtil est la petite parcelle de terre attenante à la maison où poussent quelques légumes destinés à une consommation locale.
A partir du XIIIe, on voit apparaître le terme de casal dans le sud-ouest pour qualifier un type d'espace similaire. A côté de ces jardins utilitaires, le pourpris est davantage présent au sein de la littérature. En général, il s'agit d'une parcelle délimitée par une clôture de bois ou par des buissons épineux (aubépine, rosier...). Dans le même esprit, le jarz ou le vergier sont des lieux de quiétude où viennent se retrouver les amants au milieu des arbres fleuris, de préférence au mois de mai.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser spontanément, les jardins ne sont pas présents qu'en milieu rural. En effet, jusqu'au XIIe au moins, le tissu urbain reste assez lâche pour accueillir de nombreux jardins, vignes, près ou granges. Dans la seconde partie de XIIIe encore, de grandes agglomérations comptent encore de nombreux espaces de ce genre. La toponymie en a gardé la trace comme en témoignent le nom des rues de Paris : rue des Rosiers, rue des Jardins, rue du Figuier...
Au XIVe siècle à Reims, on compte encore près de 46 jardins urbains. Lorsque l'habitat se densifie et que les constructions prennent le pas sur les terrains non bâtis, les jardins ont tendance à être repoussés en périphérie tout en demeurant intra-muros. Les cités sont également entourées d'une « auréole de jardinage » pour reprendre la formule de Georges Duby. Ils servent alors à alimenter la cité en légumes, fruits, vin et autres racines ou plantes médicinales. Quoi qu'il en soit, en ville, détenir un jardin peut être considéré comme un signe de richesse. Familles aristocratiques, chevaleresques et bientôt marchandes usent de cet élément pour marquer leur prééminence sociale. Louis IX lui-même possède son vergier sur la pointe de l'île de la Cité.
L'aménagement d'un jardin est pensé en fonction du rôle qu'on va lui attribuer. En général, on prend bien soin de le clôturer pour éviter les intrusions animales, mais aussi humaines. Les vols de fruits ou de légumes sont monnaie courante et entrainent parfois des villages dans d'interminables conflits. Pour ce faire, on peut recourir aux branchages, aux haies vives, à de la pierre ou à des briques lorsque les moyens le permettent.
Au-delà du rôle purement utilitaire, la clôture devient également le marqueur d'un espace spirituel qui invite à la méditation. Le jardin clôt revoit alors directement à ceux des Ecritures. Préfiguration du Paradis sur terre, il devient l'endroit où le clivage entre la sauvagerie et la civilisation prend forme. De la même manière, nombre de jarz et vergier accueillent des fontaines. Outre l'aspect utilitaire évident, l'eau claire et pure qui y coule est semblable aux quatre fleuves qui irriguent le Paradis.
La flore du jardin d'agrément est variée. Les fleurs sont très prisées et recherchées. Ici aussi, la symbolique des plantes joue un rôle majeur, qu'on songe au Roman de la Rose... D'ailleurs, la culture du rosier est très répandue au Moyen Âge. La rose rouge et son bouton suffisent à évoquer le sentiment amoureux et érotique. A côté on retrouve fréquemment des églantiers, des glaïeuls, des lis, des marguerites ou encore des fleurs sauvages. En plus d'offrir d'un peu de leur ombre et de leurs précieux fruits, les arbres sont cultivés avec une attention toute particulière.
Ici aussi, il existe une grande variété des espèces : alisier, cerisier, châtaignier, figuier, grenadier... Les non-fruitiers comme l'ébène, le laurier, le platane ou le pin composent également le paysage de ces jardins médiévaux. Il en va de même pour les plantes aromatiques ou médicinales. Au final, un bon jardin d'agrément est celui qui fait appel à tous les sens : les couleurs vives des fleurs ; les senteurs variées des herbes ; la douceur des pétales face à l'écorce rugueuse des arbres ; le chant envoûtant des branchages qui bercent les amants cachés derrière un épais buisson en fleur.
Le pouvoir des fleurs : le lis
Nombreux sont les mythes et les légendes autour de la fleur de lis. Il s'agit pourtant d'un authentique objet d'histoire qui est à relier aussi bien au champ politique que dynastique, artistique, emblématique ou symbolique. Cette figure stylisée se retrouve déjà sur les cylindres mésopotamiens, ou gravée sur les bas-reliefs égyptiens. On la retrouve même au Japon aussi bien que sur des étoffes sassanides. Les plus anciennes figurations de la fleur, semblables à celles que l'on connaîtra dans l'Occident médiéval, datent du IIIe millénaire avant notre ère en Assyrie. Bien entendu, à chaque période et dans chaque espace, sa signification change. Cependant, on remarque que le lis entretient presque partout des rapports avec le pouvoir.
Le Moyen Âge charge la fleur de lis d'une triple dimension religieuse. Elle en fait d'abord un symbole christologique en s'appuyant sur les Ecritures, en particulier sur ce passage : « Je suis la fleur des Champs et le lis des vallées » [Cant 2, 1]. Avec le développement du culte marial au XIIIe siècle, notre fleur devient un marqueur de pureté et de virginité en s'appuyant une nouvelle fois sur les Ecritures : « Comme un lis au milieu des épines, telle est mon amie au milieu des jeunes filles » [Cant 2, 2]. L'iconographie médiévale associe de fait fréquemment la Vierge – et plus largement les Dames – au lis. Enfin, la forme évocatrice de la fleur permet aux théologiens d'en faire une allégorie de la Trinité en plus d'être assimilée aux trois vertus essentielles que sont la Foi, la Sapience et la Chevalerie.
Le lis est également associé au pouvoir, comme nous l'avons dit plus haut. Dès le XIVe, les chroniqueurs se plaisent à raconter que Clovis lui-même fut le premier roi à l'adopter. Cependant, le choix du Mérovingien pour la fleur de lis est une pure invention médiévale. Le premier témoignage matériel sérieux d'un lien direct entre la fleur et la royauté date de 1211. Il s'agit du sceau du prince Louis, futur Louis VIII. Toutefois, sous l'influence d'un Suger ou d'un Saint Bernard, les Capétiens, depuis Louis VII au moins, semblent faire usage du lis comme signe manifeste de leur piété, sans toutefois en faire un attribut royal.
Les armoiries d'azur semé de fleurs de lis d'or sont définitivement attestées vers 1215 grâce à un vitrail de la cathédrale de Chartres. On peut néanmoins supposer qu'à partir du règne de Philippe Auguste (1180-1223), le lis avait été intégré aux armoiries royales. Ainsi, en ayant recourt à l'emblème floral, la monarchie capétienne se place directement sous la protection de la Vierge. Le roi devient le médiateur entre le Ciel et la terre.
Avec ses nouvelles armoiries, le roi de France se distingue des autres souverains en plusieurs points. Tandis qu'en Angleterre on penche pour le léopard, pour l'aigle dans l'Empire ou pour le château en Castille, le Capétien est le seul à utiliser un emblème floral. De la même manière, il est le seul à utiliser le semé. La dimension cosmique est alors indéniable. Elle est d'ailleurs est renforcée par le choix des couleurs – le « bleu » et le « jaune » - qui évoquent directement le ciel étoilé. A partir de 1372, le semé laisse place aux trois fleurs de lis. Cette fois, ce n'est plus la Vierge qui veille sur la monarchie mais « la benoicte Trinité ».
De manière générale, la monarchie française, du XIe au XVe, entretient avec le monde végétal des liens étroits. Qu'on songe au lis, bien sûr, mais aussi à la verge fleurie ou au sceptre et à la couronne fleuronnés. De même, princes et rois Valois puisent largement dans l'emblématique florale : roses, marguerites, iris, houx, groseilliers... On peut également rajouter le fameux chêne de Saint Louis dont Joinville se plaît à raconter qu'il « arriva bien des fois qu'en été [le roi] allait s'asseoir au bois de Vincennes, après la messe, et s'adossait à un chêne et nous faisait asseoir autour de lui ».
Toutefois, l'usage de la fleur de lis n'est en rien un monopole royal. Partout ailleurs, elle fonctionne comme un emblème héraldique à part entière. On la retrouve essentiellement dans les armes de la petite et moyenne noblesse du Nord de l'Europe, ou même en l'Italie. De même, dans certaines régions comme en Normandie, de nombreux paysans font graver un lis sur leur sceau. Il s'agit ici d'une figure courante qui ne semble pas avoir de lien direct avec sa symbolique liée au pouvoir.
En milieu rural, elle est davantage associée à l'univers végétal et fécond plutôt qu'à la monarchie. Des cités comme Lille ou Florence adoptent même le lis comme emblème principal au sein de leurs armoiries. Dans les deux cas cités, la fleur joue un rôle « parlant » à travers les termes latins de lilium et flor. Enfin, nombre d'abbayes ou de chapitres cathédraux font usage du lis qui revêt alors toute sa dimension religieuse. Au final, la fleur de lis au Moyen Âge connait différents usages et est chargée de multiples symboliques en fonction du milieu où on la retrouve.
La pomme : un fruit ambivalent
Dans la culture médiévale, la pomme a fréquemment à voir avec le vol d'un côté et le plaisir d'autre part. En Occident, elle incarne alors le fruit par excellence tandis que ce rôle est occupé par la grenade dans la civilisation islamique ou par la prune au Japon. En latin, le terme pomum sert à désigner de façon générale l'ensemble des fruits. On en retrouve encore les traces aujourd'hui : pomme de terre, pomme de pin, pomme d'or... Le mot pomum évoque l'idée de rondeur. Une distinction est ensuite effectuée entre les fruits à pulpe et à chair (malum) et ceux à coque (nux). Pour résumer, la pomme est donc d'abord qualifiée de pomum puis de malum.
Depuis l'Antiquité, la pomme est fréquemment associée à la noix lorsque le monde végétal est mis en scène. Durant l'époque médiévale, un nouveau couple se forme. La pomme se voit alors associée à la poire. Les deux fruits s'aiment et se combattent à la fois. Les formes courbées de la poire et sa texture souple la font ressembler à une femme, tandis que la pomme joue le rôle masculin du duo. De nombreux proverbes mettent en scène les deux fruits. Au XIIIe, on affirme alors « qu'il n'est pire poire que pomme » ou encore que « mieux vaut pomme donnée que poire mangée ».
La mythologie entretient des rapports étroits avec la pomme, et cela depuis l'Antiquité (cf. Le Jugement de Pâris). Qu'on songe à Avalon, qualifiée d'insula pomorum par Geoffroi de Monmouth au XIIe. Sur cette île mythique où reposent les héros et les rois illustres, le roi Arthur attend son retour messianique. Tout autour de lui croît naturellement. L'endroit est gardé par la fée Morgane. Pour attirer certains voyageurs dans le but de leur conférer l'immortalité, Morgane et ses fées agitent des branches de pommier. Comme souvent, la pomme sert de point de connexion entre le monde des dieux et celui des hommes. De même, nombre de récits mythiques font de ce fruit un aliment capable de rendre immortel.
La pomme s'invite également dans la sphère du pouvoir. Depuis le Bas-Empire Romain, le sceptre, la couronne et le globe sphérique forment les attributs types du pouvoir royal ou impérial. Au Moyen Âge, les empereurs byzantin et germanique, et certains rois, conservent le globe. Il n'est alors pas rare de le voir assimilé à une vraie pomme, aussi bien dans les textes que dans l'iconographie. Par exemple, à la fin du XIIe, le globe crucifère du Saint-Empire Romain Germanique est qualifié de Reichapfel, ou « pomme de l'Empire ». Dans ce cas, le recours à notre fruit permet d'évoquer l'idée de prospérité et d'abondance dont l'empereur est le garant.
C'est aussi durant le Moyen Âge qui l'arbre de la connaissance (Gen 2, 16-17) prend la forme d'un pommier à travers un savant procédé. En effet, en latin, la pomme et le mal se disent par un terme commun, malum. La culture médiévale aime faire correspondre les mots et les choses. De plus, le pommier comme incarnation de la connaissance peut également trouver ses racines dans d'autres mythologies – chez les Celtes par exemple – ou dans le cycle arthurien. Par exemple, c'est sous un pommier que Merlin met à l'épreuve ses connaissances lorsqu'il se livre à la magie.
Outre ces quelques aspects positifs, la pomme inquiète et intrigue. Le thème de la pomme empoisonnée est déjà attesté au début du XIIIe dans la Mort Arthu. Guenièvre est alors accusée d'avoir offert notre fruit gorgé de venin à Gahéris le Blanc. De même, la pomme peut être assimilée à la maison du Diable. En effet, elle peut à certains moments accueillir des êtres dont la culture médiévale a horreur, les vers. Ces insectes infâmes sont réputés naître depuis les chairs en putréfaction. De plus, les Ecritures ne manquent pas de rappeler que « le feu et les vers sont le châtiment de l'impie » [Sir 7, 17-19]. Dernier aspect négatif qui mériterait un article entier, celui du rapport entre la pomme et la femme. Couple maléfique par excellence, il est celui de la Chute provoquée par Eve cueillant le fruit défendu.
Au final, la pomme est un des fruits les plus présents dans la culture savante et profane du Moyen Âge. Prise d'un bon côté, elle peut conférer l'immortalité et les pommiers en fleur sont réputés être les plus beaux arbres qui existent. Prise en mauvaise part, la pomme devient maléfique est dangereuse. Elle est le symbole de la corruption féminine et du mal.
Bibliographie
- « Scènes érotiques, écriture courtoise. La symbolique naturelle dans les lais de Marie de France », Tovi BIBRING, Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2010
- « Les jardins du Moyen Âge : du XIe au début du XIVe siècle », Elise GESBERT, Cahiers de civilisation médiévale, 46e année, 2003
- PASTOUREAU Michel, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Seuil, 2014
- PASTOUREAU Michel, Symboles du Moyen Âge. Animaux, végétaux, couleurs, obets, Le Léopard d'Or, 2012