Il est des personnages de l’Histoire de France, sur lesquels s’acharne le sort et la reconnaissance n’est que bien tardive. Tel est le destin de Jeanne de France (1464-1505), fille de roi mais fillette difforme, femme rejetée, Reine de France désavouée, surnommée la Boiteuse, qui a fait preuve d’un dévouement, d’un courage et d’une abnégation exemplaires tout au long de sa vie. Béatifiée puis récemment canonisée, elle devient Sainte Jeanne de France…
Jeanne de France : une enfance presque heureuse
Fille de Louis XI et de Charlotte de Savoie, Jeanne nait le 23 avril 1464. N’étant pas particulièrement un beau bébé et pas espérée parce que le roi voulait un dauphin, elle ne sera jamais trop aimée par son père. Elle est élevée à Amboise, auprès de sa mère, avec sa sœur la future Anne de Beaujeu, pendant cinq années. Avant l’arrivée du petit Charles en 1470, le futur Charles VIII, son père l’expédie au fin fond du Berry, ses difformités devenant un peu plus visibles. Elle ressemble surtout à son père par le nez imposant, mais cette enfant n’est pas encore aussi laide qu’on le raconte, malgré les diagnostics faits plus tard qui déclareront : scoliose, rachitisme, déformation de la colonne vertébrale, développement inégal des membres inférieurs.
La petite Jeanne est donc dans le Berry, à Linières, élevée par François de Beaujeu et Anne de Culan qui l’aimaient beaucoup. Elle reçoit une éducation due à son rang, notamment l’apprentissage de la broderie, la peinture, le luth, ainsi que la religion pour laquelle elle sentira grandir sa foi. Appréciant le calme et la nature, elle se sentait bien dans cet endroit ; son entourage étant habitué à ses difformités, tout se passait bien…jusqu’à la mort d’Anne de Culan, la prochaine épouse de François de Beaujeu ne lui rendant pas son affection…
Pendant que la petite Jeanne grandit, Louis XI poursuit ses tractations de mariage. Le roi avait une politique d’alliance différente de celle des autres souverains : il veut bien marier ses enfants, mais en choisissant des époux français pour lesquels il est disposé à donner des dots et non des provinces ! En effet, il refusait de chercher des « étrangers » où les provinces partiraient ailleurs, alors qu’avec des « français », elles resteraient dans le royaume. Louis XI prévoit donc depuis longtemps de marier Jeanne à Louis d’Orléans, le futur Louis XII. Elle est fiancée à l’âge de vingt six jours, alors que ce n’est qu’un bébé, pas encore mal formé…Mais plus elle avançait en âge, plus sa difformité était apparente ! Et la rumeur courre…
Un mariage désastreux
Marie de Clèves, la mère de Louis d’Orléans peste car elle ne veut pas d’une boiteuse comme belle fille. Louis XI insiste pour ce mariage en pensant même qu’il n’y aura pas d’enfants, donc pas de succession à la branche d’Orléans. Lors de la rencontre de Marie de Clèves et de Louis XI en octobre 1473 pour finaliser le mariage et obtenir le consentement des enfants, seul Louis d’Orléans, onze ans devra répondre « oui », la petite Jeanne n’étant pas présente.
Lorsque Marie de Clèves et son fils viennent visiter la future épouse, que personne n’avait encore vue, quelle ne fut pas leur surprise de découvrir une fillette boiteuse et mal formée ! La future belle-mère manque de s’évanouir ! Le futur marié fait demi-tour en la voyant et refuse de l’épouser ! Louis XI qui visite sa fille en 1476 traitera le sieur de Linières de « mauvais féal » pour ne pas l’avoir informé plus tôt des difformités de sa fille !
Malgré tout, en septembre 1476 à Montrichard, Louis d’Orléans quatorze ans épouse Jeanne douze ans, tous deux contraints et forcés. Etaient présents l’évêque d’Orléans, Charlotte la mère de Jeanne, mais point de roi…une cérémonie rapide, un dîner puis un souper somptueux où les deux enfants avaient la gorge nouée ! Le lendemain, ils entrent officiellement dans Blois, puis Jeanne repart vers Linières, toute seule !
Le dévouement à toute épreuve de Jeanne de France
Personne ne se privait de la regarder de « travers » et de plaindre le jeune époux. Pourtant Jeanne ne dira jamais un mot, ne se révoltera pas, ne se plaindra pas, ne sera jamais en colère. Sa force tient dans sa patience, son courage, sa bonté et son dévouement. En fille de Dieu, elle a la foi car son mariage est un sacrement. Epouse de futur roi, elle se soumet, obéit, restant humble et digne. Pendant vingt ans, elle va tout accepter, va se dévouer pour son époux coléreux et capricieux, qui racontait devant elle ses exploits avec d’autres dames et qui passait son temps à la chasse au lieu d’accomplir son devoir. En avril 1483, lorsque son mari est malade de la petite vérole, elle se précipite à son chevet pour le soigner.
A la mort de Louis XI, Louis d’Orléans se sent libre et entame une annulation de mariage pour épouser Anne de Bretagne, âgée de sept ans. Mais Anne de Beaujeu, gouvernant le royaume en attendant la majorité de son frère Charles, veille et ne se laisse pas faire : elle réussit à lui infliger trois ans de captivité où il souffrira de faim et de froid. Jeanne vient le soutenir, intercède pour alléger la peine, écrit à sa sœur pour la faire fléchir, se jette aux pieds de son frère, qui finalement cède mais la prévient de ne pas s’en plaindre plus tard ! Charles libère le prisonnier fin juin 1491 et six mois après sa libération, Louis voit le roi Charles VIII épouser Anne de Bretagne !
Une femme obstinée dans un horrible procès
Curieusement, Louis d’Orléans est moins violent, il s’est assagi en prison et consent à garder Jeanne auprès de lui. En effet, pendant sa captivité, il a constaté que son épouse a fait des efforts pour tenir « sa maison », il lui en est reconnaissant, à tel point que lorsqu’il part pour l’Italie, il lui confie ses biens…et l’appelle « ma mie » dans leurs échanges épistolaires. Mais à son retour en France, ils sont à nouveau distants bien que Jeanne soit un peu plus libre, elle peut se rendre de château en château et n’est plus « emprisonnée » à Linières. Ils sont ensembles à Blois, Amboise, aux Mesnils, aux Montils…c’est là qu’ils apprennent la mort accidentelle de Charles VIII en 1498 !!! Louis d’Orléans devient le roi Louis XII…
Jeanne, moins bête que l’on croit, sent que son mariage va s’effondrer et qu’elle ne sera jamais vraiment Reine de France, Louis continuant de l’appeler Madame Jeanne de France, la tenant à l’écart de tout et lui interdisant d’assister au sacre le 27 mai 1498…dès ce moment, il entame la procédure d’annulation de son mariage avec Jeanne pour épouser Anne de Bretagne.
Cette procédure est basée sur le traité de Langeais, stipulant que le successeur de Charles VIII devait épouser sa veuve ! Les espoirs de Louis renaissent, et fort de ce traité, il envoie ses lettres de demande d’annulation à Jeanne, prétextant qu’elle n’a pu mettre au monde un enfant mâle et qu’ayant été forcé de donner son consentement pour le mariage, il est préférable de prendre une autre épouse afin d’assurer la dynastie !! Très fine, elle lui répond que son mariage est légitime et irrévocable…Du côté de Rome, les choses ne s’annoncent pas mieux : le pape Alexandre Borgia transmet le dossier à un tribunal français en mentionnant les motifs d’annulation admis par le droit canon, à eux de se débrouiller….Quant à Anne de Bretagne, elle tergiverse, veut récupérer son duché et Louis doit lui signer une promesse de mariage, valable un an, sans quoi Nantes et Fougères seraient rendues à Anne.
Comme rien ne fonctionne comme il le souhaite, Louis XII intente un procès qui débute le 10 août où tout le monde prend parti pour lui, mais c’est sans compter l’obstination de Jeanne. Personne n’a prévu d’interroger le roi, tous les juges s’en prennent à la pauvre Jeanne, accusée d’office, interrogée, mais horriblement seule, sans avocats pour la défendre (car ceux-ci se défilent) ; ces derniers, menacés de sanction, acceptent finalement de la défendre.
Les avocats du roi présentent deux clauses de nullité : le non-consentement et la non-consommation. Pour le non-consentement, les époux furent mariés vingt deux ans, pendant lesquelles le roi aurait eu le temps de se défaire de son épouse…il reste donc la non-consommation. Un rapport est présenté prouvant la difformité de Jeanne, « imparfaite, viciée, maléficiée de corps, inapte à un commerce avec l’homme »…et le 13 septembre, Jeanne est convoquée. Lors de son interrogatoire, elle répond « qu’aucun défaut corporel ne lui interdisait l’union charnelle et que son mariage avait été consommé, même sachant qu’elle n’était pas aussi belle que la plupart des femmes, cela ne l’empêchait pas d’être apte au mariage et à la maternité ».
Dès lors une multitude de témoins apparaissent et l’accablent, ceux qui avaient de la rancœur contre son père en profitent pour étaler leurs griefs, ne se gênant pas pour transformer la vérité en décrivant les violences faites à Louis d’Orléans qui n’osait rien dire, ni rien faire ! C’est indigne d’un roi, il passe pour un faible, voire un pleutre…et l’opinion se retourne en faveur de Jeanne, le peuple se met à la plaindre. L’avocat de Jeanne prépare une contre-attaque sur la « non-consommation ». Même si elle est traitée de « frigide » - ce qui est faux car le terme est réservé aux hommes et non aux femmes – l’avocat peut prouver que Louis accomplissait son devoir conjugal, en énumérant tous les moments de leur vie commune.
Entre temps, Jeanne a demandé aux juges de pouvoir s’en remettre au « serment décisoire » : c'est-à-dire que Jeanne demande à un « groupe de sages » d’analyser son dossier, et si possible de ne pas subir d’examen corporel de ses déficiences, mais de s’en remettre à la raison du roi ! Jeanne a bien peur que cet examen soit réalisé par des personnes de peu de confiance, elle risque d’en sortir encore plus mal. Si elle accepte et qu’elle est déclarée vierge, on l’accusera de mensonge ; dans le cas contraire, elle garde son statut de future reine et d’épouse… mais elle n’est pas sûre de vouloir continuer à être la pauvre reine à qui personne ne parle, ni n’écoute.
Louis est devant un vrai dilemme : être traité de faible ou admettre qu’il visitait son épouse ! Fin octobre 1498, il admet qu’il y a bien eu consommation de mariage. Puis c’est le coup de théâtre : une lettre est retrouvée et produite, signée par Louis XI stipulant que « Louis d’Orléans ne pouvait refuser le mariage sans quoi il risquait la mort et que Jeanne était réputée stérile, impropre au mariage ». Il prête alors serment sur l’Evangile qu’il « ne couchait jamais avec elle nu à nu » !
Mi décembre, le verdict est annoncé : « il n’y avait jamais eu de mariage entre Louis d’Orléans et Jeanne de France », Jeanne est prostrée, elle n’est plus Reine de France ….rayer vingt deux ans de vie commune n’est pas facile, mais elle est libre désormais de suivre sa voie dans la religion…le lendemain, César Borgia, arrivait portant les bulles de dispense pour le mariage de Louis XII avec Anne de Bretagne !
Sainte Jeanne de France
La popularité de Jeanne est au plus haut. Le peuple l’aime bien plus que la Bretonne et l’Eglise renchérit « un roi ne peut répudier une femme que pour cause d’adultère ».
Il a été dit beaucoup de choses pendant et après ce procès. Un fait est certain : Jeanne de France a décidé sereinement d’être présente à ce procès, non pas pour rester Reine de France – elle sent qu’elle n’est pas la Reine qu’il faut -, mais au moins pour obtenir quelque dédommagement afin de continuer à vivre à peu près décemment. A son âge (trente six ans), elle savait aussi qu’elle ne pourrait plus faire un héritier pour le royaume. Elle a pourtant le sens du devoir, le mariage étant sacré pour elle, elle ne voulait pas mentir…après tout, c’est Louis qui a demandé le divorce !
Elle sort vainqueur de ce procès, il a voulu le divorce, elle le lui a offert. Elle est en paix avec sa conscience. Honnête, elle l’est jusqu’au bout, jusqu’à accorder la liberté au roi. Choquée par le verdict, elle préfère se retirer. Louis XII a un sursaut d’honnêteté, il lui fait établir des lettres patentes, lui accordant le duché de Berry et des revenus conformes à son rang.
En février 1499, elle s’installe à Bourges, prend possession de son duché, aide le peuple lors de l’épidémie de peste, se préoccupe de la misère régnante, de l’éducation et de la justice pour son peuple qui la surnomme « la bonne Duchesse ». C’est à cette période aussi qu’elle fonde la congrégation de l’Annonciation et de l’Incarnation, ordre religieux consacré à Marie. Elle fait bâtir un monastère à côté de son palais et prononce ses vœux en 1503. Mais usée, fatiguée, elle meurt à quarante et un ans le 4 février 1505.
Louis XII lui fit faire des funérailles grandioses. La reconnaissance n’arrive que quelques siècles plus tard lorsqu’elle est béatifiée en 1742 et canonisée en mai 1950, sous le nom de Sainte Jeanne de France.
Bibliographie
- Jeanne de France, d'Henri Pigaillem. Pygmalion, 2009.
- Jeanne de France 1464-1504: Reine et Sainte, de Jean-Jacques Boucher. Lanore, 2015.