La vision de l’islam aujourd’hui est ambivalente. Si certains l’assimilent à l’obscurantisme du terrorisme jihadiste, d’autres rappellent à l’envi son « âge d’or », de la Maison de la Sagesse de Bagdad à Al Andalus. L’islam n’est, surtout, plus étranger à nos sociétés, par la mondialisation et l’immigration. Pourtant, il demeure largement inconnu, souvent essentialisé, y compris par les femmes et les hommes de culture musulmane, en particulier en Occident. Le livre de Malek Chebel, en revenant sur Les grandes figures de l’islam, parvient-il à nous éclairer ?
L’ambition de Malek Chebel
L’auteur, philosophe et anthropologue, est très engagé pour montrer une image positive de la religion musulmane, et plaider pour un « islam des Lumières », loin des stéréotypes négatifs véhiculés dans les medias, bien aidés par le contexte international. Il est ainsi l’auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation sur l’islam, dont Islam et Libre arbitre, la tentation de l'insolence (2003), Dictionnaire amoureux de l'islam (2004), et même L'Islam pour les Nuls (2008). Il a également répondu à Jacques Heers avec L'esclavage en terre d'islam (2007).
Dans son dernier ouvrage, Les grandes figures de l’islam, il ambitionne de faire (re)découvrir l’islam par le biais de ses grands hommes, s’adressant tant aux non-musulmans qu’aux musulmans (qui doivent, selon lui, connaître leur histoire pour mieux s’intégrer). Il compte « [aider] à comprendre l’esprit de cette religion, qui est aussi culture ». Sa sélection, évidemment difficile et subjective, se base sur les personnalités ayant eu une influence « sur la marche du monde musulman, et parfois de l’humanité toute entière ».
L’ouvrage Les grandes figures de l’islam
Malek Chebel a choisi de présenter ces grands hommes (et femmes) par thèmes. Il commence bien évidemment par le Prophète Mohammed, dont il résume l’histoire, la pensée et la personnalité et son influence bien après sa mort. Puis, il s’intéresse à ses femmes, principalement Khadidja et Aïcha, insistant sur leur rôle dans la Révélation, la diffusion de l’islam et les choix du Prophète.
Le second chapitre traite des compagnons du Prophète, les califes rashidûn, Abu Bakr, Umar, Uthman et Ali, s’attardant logiquement sur ce dernier, qui est à l’origine du chiisme.
Les « hérauts de l’islam » évoque des personnages un peu moins connus, pour certains en tout cas, mais ayant contribué à l’expansion de l’islam, tel le conquérant d’Al Andalus, Tariq ibn Ziyad. Puis, ce sont les grands hommes d’Etat, comme le calife abbasside Haroun al-Rachid (786-809), le sultan Saladin (1138-1193) ou Soliman le Magnifique (1494-1566). Malek Chebel termine ce chapitre au XXe siècle, avec Atatürk.
Le chapitre 4 consacre une large part aux mystiques et au soufisme, avec Al-Ghazali (1058-1111) par exemple. Toutefois, il s’intéresse également aux réformateurs plus tardifs, comme Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1791), à l’origine du mouvement dont on connaît la postérité jusqu’à aujourd’hui. Dans le prolongement, l’auteur évoque aussi Hassan al-Banna (1906-1949) et Sayyid Qotb (1906-1963), le premier fondateur des Frères musulmans, le second représentant de sa branche radicale.
« Al’épreuve de la vie : philosophes et médecins » nous fait rencontrer certains personnages très célèbres, comme Al-Khuwarizmi (783-850), rien moins que celui qui a introduit ici les chiffres indiens (devenus les chiffres arabes) et le zéro dans les mathématiques, tout en inventant l’algèbre ! Si Al-Razi, Al-Kindi ou Al-Farabi sont peut-être moins connus, en tout cas du grand public, il en va différemment d’Avicenne (980-1037) et d’Averroès (1126-1198), célébrés également dans cette partie.
Le sixième chapitre aborde les « enchanteurs », ceux qui font découvrir le monde, géographes et voyageurs d’islam, mais également les savants qui l’étudient ; ainsi, celui considéré comme le premier sociologue (qui est aussi un grand historien), Ibn Khaldoun (1332-1406). Malek Chebel raconte ou évoque la vie d’autres personnages célèbres et incontournables ici, tels Ibn Battouta, Al-Biruni, Ibn Joubayr ou le singulier Léon l’Africain.
Le dernier chapitre est peut-être le plus inattendu, mais pas le plus inintéressant. Y sont traités les « bâtisseurs et créateurs ». Nous faisons donc connaissance avec le vizir seldjoukide Nizam al-Mûlk (1018-1092) et Sinan (1489-1587 !), considéré comme « le Vauban musulman ». Malek Chebel revient également sur les sultans bâtisseurs, comme les Nasrides de Grenade, à l’origine des différents somptueux palais de l’Alhambra. Il termine par la musique et, entre autres, l'Egyptienne Oum Kalsoum (1904-1975).
Dans sa conclusion, Malek Chebel insiste sur le fait que ces personnalités si diverses, y compris par leurs origines, « ont fait rayonner l’islam », dans le prolongement de l’œuvre de Mohammed, contribuant selon lui à la construction d’une « véritable civilisation, au sens plein du terme ». Il ouvre pour terminer sur la situation actuelle, affirmant les difficultés de l’islam d’aujourd’hui, trop replié sur lui-même, et qui cherche ses Lumières.
Notre avis sur Les grandes figures de l’islam
Il nous faut aborder l’ouvrage d’un point de vue historien, si l’on peut dire. Or, Malek Chebel n’est pas à proprement parler un historien, et ne prétend pas concrètement à une démarche strictement historique ici.
On doit quand même relever quelques erreurs et confusions, que certains prendront peut-être pour des détails. Citons, par exemple, l’emploi du terme « calife » pour le hajib andalou Al-Mansûr ; ce dernier n’a jamais eu un tel titre, puisqu’il exerçait le pouvoir, de fait, à la place du jeune calife en place, Hisham II (fils d’Al-Hakam II), auquel Malek Chabel prête plus loin une puissance qu’il n’a jamais eue. A l’inverse, et on ne sait pourquoi, il parle de « sultan » pour le calife fatimide déposé par Saladin. L’histoire de ce dernier, très complète (l’influence du livre d’Anne-Marie Eddé sans doute, cité en bibliographie), est parfois un peu confuse, comme lorsque l’auteur affirme que « l’Islam de Saladin préfigure indirectement celui d’Averroès, celui d’Avicenne […] l’homme était visionnaire, comme le seront les philosophes et les médecins de l’époque qui va suivre ». Curieux quand on sait que le premier est contemporain du sultan, et le second bien antérieur. Il ne s’agit pas ici de répertorier toutes les erreurs de ce genre, qui ne sont pas nombreuses, mais seulement de les regretter.
Une démarche historienne peut aussi juger gênant le manque d'objectivité de Malek Chabel quand il aborde Mohammed, dans ce qui est une véritable hagiographie. De même, quand l’auteur estime ce qui est « le véritable islam », selon lui. A ce propos, il faut noter l’ambiguïté du titre de l’ouvrage, où c’est « islam » (avec un petit « i » donc) qui est employé, pas le terme « Islam », insistant ainsi sur la religion et le lien des personnages abordés avec celle-ci, plutôt que de choisir une approche « civilisationnelle » (de toute façon elle aussi critiquable). Malek Chebel effleure la question dans son introduction, mais n’explique finalement pas son choix, insistant plus sur les termes arabe et musulman. La confusion dure jusqu’à la fin de l’ouvrage où, on ne sait trop pourquoi, il emploie le terme avec un grand « i ». De même, les concepts d’Age d’Or, ou de Lumières (appliquées à l’Islam) sont un peu dépassés aujourd’hui, et surtout contestés.
Enfin, mais c’est bien plus subjectif de notre part et s’explique par l’impossibilité évidente d’être exhaustif, on est un peu déçu par l’absence de certains personnages, ou surtout le fait que chroniqueurs et historiens sont bien moins mis en avant que philosophes ou même géographes, à l’exception d’Ibn Khaldoun. Des grands noms comme Tabari (839-923) ou Ibn al-Athir (1160-1233) sont certes cités, mais comme sources, pas comme grandes figures.
Ces réserves ne doivent cependant pas laisser penser que le livre n’est pas intéressant. Il l’est, sous bien des aspects, qui, pour l’essentiel, compensent les défauts que nous avons pu évoquer. D’abord, c’est une très bonne introduction à l’histoire culturelle de l’Islam (ou de l’islam…), qui remet bien les personnages dans leur contexte et développe, pour beaucoup d’entre eux, leur pensée de façon claire et précise. On peut citer, par exemple, le chapitre sur le soufisme. Ensuite, il permet de combattre les préjugés sur un islam obscurantiste par nature, de dépasser les personnalités toujours citées, ce qui souvent laissait penser qu’il n’y avait qu’elles, et donc peu de richesse. On y comprend ainsi la complexité et donc la richesse de l’Islam, dans tous les domaines. Enfin, et ce n’est pas rien, l’ouvrage se lit très facilement et agréablement.
Nous conclurons en le recommandant, spécialement aux lecteurs qui souhaiteraient découvrir la diversité et la richesse de cette civilisation, pour approfondir ensuite par d’autres lectures. Nous avons ainsi un parfait ouvrage de vulgarisation, au bon sens du terme, destiné au grand public, ce qui manque trop aujourd’hui sur ce sujet.
- M. Chebel, Les grandes figures de l’islam, Perrin, 2011, 235 p.
Pour aller plus loin, sur Histoire pour tous
- Géographes et voyageurs au Moyen Âge (collectif).
- Saladin (A-M. Eddé) et une biographie du sultan par HPT.
- Al Andalus anthologie (B. Foulon, E. Tixier du Mesnil).
- L’Orient au temps des croisades (A-M. Eddé, F. Micheau).
- Ibn Khaldoun.