La christianisation des peuples germaniques et d'Europe du nord s'étale sur près de 300 ans entre le IXe et le XIe siècle, grâce aux missions de prédicateurs zélés qui ''apportent'' la parole du Christ, par l'ouverture au monde, notamment le monde franc, que connaît la Scandinavie à cette période - en partie dûes aux raids vikings - et enfin par l'émergence de grandes royautés centralisées en recherche de légitimité qui favorisent le christianisme comme nouvelle religion d'état.
Une christianisation politique
« La mission (évangélique) par échanges culturels, puis par la parole, puis par l'épée » (1). Cette phrase résume en substance l'ensemble des procédés qui ont permis l'évangélisation de ceux que les chroniqueurs latins nomment les Nortmann, les peuples établis au delà de l'empire carolingien au nord, c'est-à-dire la Scandinavie. Cette appellation regroupe les peuplades qui vivent dans ce qui est aujourd'hui le Danemark, la Norvège, la Suède et l'Islande (2). L'arrivée du Christ et les valeurs que prônent l'Église catholique bouleversent le mode de vie des scandinaves, d'un point de vue religieux bien entendu, mais également dans le cadre juridique, artistique, architectural... C'est jusque dans les pratiques de la vie quotidienne que la nouvelle religion influence les esprits et les mœurs.
On situe habituellement le premier raid de ce qu'on appelle « l'ère viking » en 793, quand une bande attaque l'abbaye de Lindisfarne dans le nord de l'Angleterre. Il ne faut cependant pas y voir la première ''rencontre'' entre chrétiens et scandinaves. Le modèle religieux des populations nordiques est largement répandu et partagé par d'autres peuples, parfois éloignés géographiquement (Goths des Balkans, Vandales d'Afrique du Nord, Anglo-Saxons en Angleterre...) même si ces croyances connaissent des divergences importantes.
On préfère parler de religion germano-nordique tant l'aspect cultuel est proche entre ces peuples. Dès le IVe siècle, la conversion des Goths à l'arianisme a introduit la chrétienté dans les espaces d'Europe du Nord. La christianisation des Frisons, à l'époque de Charlemagne entre la fin du VIIIe et le début du IXe siècle, a permis le rattachement de cette province à l'empire carolingien et permis d'implanter le christianisme aux frontières du Danemark, au sud de la Scandinavie.
Les premières missions d'évangélisation
On situe au début du VIIIe siècle les premières tentatives d'évangélisation dans cet espace. En 725, Willibrord, évêque d'Utrecht tente de convertir les Danois, sans grand succès. La véritable vague de christianisation intervient en trois temps. La première concerne les missions dépêchées par les rois d'occident à partir du VIIIe siècle. Louis le Pieux inaugure une politique nouvelle et envoie l'archevêque Ebon de Reims et l'abbé Wala de Corbie qui convertissent le roi Harald à Maintz. La première paroisse scandinave est construite l'année suivante en 830 à Birka.
La deuxième vague se situe dans la première moitié du Xe siècle, c'est à dire à la période où l'empire carolingien se disloque et où les attaques vikings s'intensifient. Les raids et autres incursions permettent aux scandinaves de découvrir un autre monde et d'être confrontés à une autre religion, plus riche et mieux structurée que la leur. à partir de 950, les grandes missions d'évangélisation dans le nord reprennent et durent jusqu'en 1050. Le roi Haraldr de Norvège (1047-1066), converti par l'évêque Popo proclame son royaume terre chrétien.
Dans la pierre runique qu'il fait lever devant la tombe de ses parents à Jelling (en Sjalleland au Danemark) est inscrit : « le roi Haraldr fit faire ce monument à la mémoire de son père (...) ce Haraldr s'appropria tout le Danemark et la Norvège et rendit chrétiens les Danois ». Sur l'autre face de la pierre se trouve une représentation polychromique d'un Christ, qui se trouve être la plus vieille représentation du Christ en Scandinavie.
Adam de Brème écrit dans ses Gesta hammaburgensis(3) que : « La Scanie, aujourd'hui province méridionale de la Suède qui fut longtemps territoire danois » est maintenant terre chrétienne. Le roi de Norvège Olafr Tryggvason oblige les islandais, officieusement ses vassaux, à se convertir en 999 sous peine de tuer les membres de leurs familles qui se trouvent dans son royaume(4). La Suède est convertie en 1020 mais son éloignement géographique et la difficulté pour les prêtres de s'y rendre font que le pays reste largement païen jusqu'aux XIIe-XIIIe siècle.
Ce n'est qu'en 1090 que le grand temple païen d'Upssala est remplacé par une église et seulement au XIIIe siècle qu'une organisation ecclésiastique structurée est mise en place. Il est toutefois à noter qu'un contingent Suédois s'engage lors de la première croisade, preuve que le christianisme est implanté à la fin du XIe siècle.
Les royaumes scandinaves se convertissent au christianisme
La conversion des royaumes scandinaves (entre 960 et 1020) peut paraître rapide et surtout ''facile'', mais ne correspond en définitive qu'à une ordonnance politique officielle. Dans la culture nordique, le leader, qu'il soit chef de famille ou roi impose son modèle à ceux qu'ils dirigent, un père à sa famille, un roi à ses sujets. Lorsque qu'un chef se convertit au christianisme, tous ses hommes en font de même : « C'est à l'aristocratie qu'il fallait s'adresser et à elle seule » écrit Lucien Musset en parlant de la Suède(5).
L'exemple de la conversion de Rollon et de tous ses guerriers en Normandie en 911 répond à ce modèle classique. Cela ne veut pas dire pour autant que les cultes païens cessent du jour au lendemain, bien au contraire. En Islande par exemple, si le christianisme est adopté par l'assemblée parlementaire réunie à Pingvellir(6), le pays ne compte pas suffisamment de prêtres pour assurer les baptêmes, les mariages, les messes... Il faut attendre le milieu du XIe siècle pour que la société devienne finalement chrétienne dans les mœurs. Le roi Olafr Tryggvasson, un des plus importants évangélisateurs de Scandinavie, ce qui lui a valu d'être canonisé sous le nom de Saint Olaf, doit son surnom «Tryggvason » (patte de corneille) au fait qu'il lisait l'avenir dans les ossements d'oiseau.
La Scandinavie offre une expérience unique de conversion des peuples. Le modèle classique, tel qu'il s'est diffusé en orient et en occident, se diffuse à partir de la base pyramidale de la société, le peuple, et remonte progressivement vers les plus hautes sphères sociales, la noblesse, et le cœur du pouvoir central, le roi, qui fait du christianisme la religion d'état. Dans l'espace scandinave on observe le modèle inverse. Ce sont les souverains qui embrassent les premiers la foi chrétienne puis qui soumettent dans un deuxième temps leur peuple à cette religion.
L'ouverture de l'Europe du Nord au reste du monde au IXe siècle, notamment Anglo-Saxons et Francs permet la diffusion d'un modèle sociopolitique nouveau. Jusqu'à cette période, il n'existe que de petits états qui ne parviennent pas à s'imposer à leurs voisins. L'exemple de l'empire carolingien, même décadent et affaibli, constitue un modèle politique largement plus développé que tout ce que les scandinaves connaissent. Dès les premiers contacts à la fin du VIIIè siècle, l'Église va chercher à diffuser la foi chrétienne dans le nord, « confiants dans les vertus surnaturelles du baptême »(7). Les Annales de Saint Bertin mentionnent le baptême de deux chefs viking, Weland en 862 et Hundeus en 897.
Le fait de devenir chrétien offre des perspectives pour les chefs les plus ambitieux. Dans ses Gesta Normannorum, Saxo Grammaticus nous rapporte que le roi Danois Harald n'obtient les renforts militaires qu'il a demandé au roi Louis le Pieux pour combattre les Saxons qu'après s'être fait baptiser. De même en 830, le roi Björn autorise la construction d'une chapelle dans son royaume qu'afin d'obtenir des accords commerciaux avec les francs.
Le roi scandinave est une personne sacrée, il est élu « par un cercle restreint de familles pour assurer à ses sujets des années fécondes et la paix »(8). Il est nommé pour un an au cours duquel il peut gagner gloire et respect en menant à bien sa charge. En cas de manquement il est brûlé vif. A cause de l'enclavement qui touche toute la société scandinave, la survie passe inévitablement par le commerce, ce qui nécessite de composer avec le monde chrétien.
Hors, ces derniers refusent de marchander avec des païens et n'acceptent d'échanger avec eux que s'ils se soumettent à la primasignatio (9), sorte de baptême expéditif. La Vita Anskarii(10) rapporte que « beaucoup de gens recevaient le signe de la croix pour devenir catéchumènes par quoi ils avaient accès à l'église et assistaient aux saints offices ». Ce signe, indispensable pour commercer avec les chrétiens n'interdit aucunement pour ceux qui la reçoivent la pratique de leur culte mais elle permet l'ouverture sur un monde nouveau et l'introduction de la culture chrétienne en Scandinavie.
La société scandinave est essentiellement rurale (elle le reste jusqu'au XIXe siècle). Les structures urbaines sont disséminées sur un vaste territoire et éloignées les unes des autres. Chaque groupe vit de manière autarcique. La cité, l'urbs, tel qu'on le conçoit en Occident est alors un modèle totalement inexistant. L'Église en revanche est une institution urbaine centrée sur une ville où La ville, Jérusalem. La pratique quotidienne de la messe nécessite que l'habitat se trouve à une faible distance de l'église.
Il est intéressant de constater que les premiers centres urbains en Scandinavie, les comptoirs commerciaux, sont les premiers à être dotés d'églises. A Hedeby (anciennement Haithabu, Jutland au Danemark) ville fondée en 808 par le roi Godefroy du Danemark, l'évêque Osgard d'Hambourg construit la première église chrétienne du pays.
Le modèle chrétien renforce la « sacralité » de la personne royale, qui est désigné par Dieu et non plus élu par ses semblables. Le roi devient moins accessible pour ses sujets comme le Christ l'est pour ses fidèles. Jusqu'ici la pratique culturelle païenne est personnelle, une personne peut s'adresser où et quand elle le souhaite à un dieu, pourvu qu'elle respecte les rites en vigueur.
La religion a un sens pratique, on invoque un dieu en fonction de ses attributs parce qu'on a besoin de ses services rapidement (Freya pour les moissons, Thor pour la guerre...). Les prêtres n'ont pas à interférer et nul besoin de se trouver dans un lieu particulier pour s'adresser aux dieux. En revanche, l'obligation de se rendre à l'église et de partager sa foi avec un prêtre permet un contrôle plus étroit de la population. D'un point de vue purement religieux, le christianisme introduit des notions nouvelles telles que le péché et le repentir, qui permettent d'avoir un pouvoir sur les consciences, alors que la pratique païenne, personnelle, offre peu de prise sur les individus.
Le Christ, un dieu parmi les dieux
Le panthéon nordique, où plutôt germano-nordique, est tumultueux. Georges Dumézil dégage l'idée d'une organisation tripartite : Odin, seigneur de la guerre gouverne la victoire et fait don de la paix. Il occupe une place éminente au côté de Freyr (dieu de la fécondité et de l'abondance généal) et de Thor, le plus fort des dieux qui maitrise les orages. La croyance en ces trois entités est partagée par l'ensemble du monde germanique et scandinave. On compte également plus de 70 autres dieux, plus ou moins importants et vénérés.
La cosmogonie païenne nordique est connue grâce aux poèmes de l'Edda(11) qui servent de base au récit de Snorri Sturluson qui raconte comment Gylfi, le roi légendaire de Suède se rend en Asgard, dans la demeure des Dieux. Ce récit, écrit vers 1218 laisse entrevoir des disparités fortes entre les deux croyances. Il n'y a pas de notion de temps dans la mythologie païenne et on ne peut pas situer les évènements sur une échelle chronologique(12). Adam de Brème décrit le gouffre géant (Immane abyssi barathrum)(13) qui existe avant que le monde ne soit créé, que les viking appellent le Ginnungagâp.
Les dieux apparaissent presque par hasard et sans véritable hiérarchie. Ce n'est qu'à partir du XIIIe siècle que les mytographes chrétiens proposent une conception cohérente de cet univers en reprenant le modèle gréco-romain. La mythologie scandinave se transmet essentiellement de manière orale. Les poètes, que l'on appelle scaldes, chantent les exploits des dieux. Les rites religieux, complexes et extrêmement codifiés varient d'un peuple à un autre. L'arbre-monde, au centre de la cosmogonie germano-nordique que les scandinaves appellent Yggdrasil n'a pas les mêmes propriétés que dans la croyance germanique où il se nomme Irminsul.
Le christianisme offre un modèle opposé. Le message biblique est celui des Évangiles, il reste constant et inchangé. Ce discours touche les populations par sa cohérence d'ensemble autant que par les valeurs, parfois inédites, qu'il véhicule. De plus, des structures communes aux deux religions permettent de jeter des ponts et rendent possible un compromis. L'Église choisit de ne pas combattre le paganisme de front mais de faire en sorte de garder les bases des croyances scandinaves pour les intégrer à la religion chrétienne. Le personnage de Baldr, dieu généreux et innocent, est tué sournoisement par le dieu méchant et calomnieux, Loki, de la main d'un aveugle, le dieu Hôdr. Baldr peut facilement être associé à la figure christique. Le modèle hiérarchique chrétien est simple et obéit à un principe familial évident : Père, Fils, Mère ; où le Christ occupe la figure centrale.
Avant la conversion politique des royaumes scandinaves, on peut parler de ''cohabitation'' entre les dieux païens et le Christ qui est rapidement assimilé dans le panthéon nordique. Nous avons dit que le paganisme favorise une conception utilitaire de la religion. Un pragmatisme qui valorise les pratiques les plus utiles, c'est à dire celles dont les effets sont reconnus comme supérieurs et évidents, « tant que la foi chrétienne ne menaçait pas les anciennes coutumes, les païens considéraient le Christ avec indulgence »(14).
Régis Boyer explique qu' :
« Au niveau de l'éthique ou de la vision d'ensemble de la vie, on retrouve une même structure entre paganisme nordique et christianisme. Les relations d'un scandinave et de son dieu est d'ordre personnel : un principe d'amitié et de fidélité régi les rapports entre hommes et dieux. Ce dernier est fidèle à ceux qui le servent. Les enseignements des missionnaires dans le nord ne varieront pas. Le christ est aussi fidèle à ceux qui l'aiment et le christianisme sera essentiellement présenté comme fidélité au christ. Rien d'incompatible donc avec le « drengskapr », l'idéal païen et la règle chrétienne »(15).
Les scandinaves font preuve d'une grande tolérance en matière de religion. La Vita Anskarii de Raimbert comporte un passage où un païen suédois à la vision d'une grande assemblée des dieux au cours de laquelle ils décident d'adopter un certain Eirìkr. La facilité avec laquelle celui-ci est accepté apparaît comme déconcertante. Certains historiens y voient d'ailleurs une illustration de l'adoption du christianisme sous forme d'apologue : d'un point de vue étymologique, Eirìkr s'écrit ein-rìkr, c'est-à-dire celui qui a seul la puissance, donc Jésus-Christ.
Au chapitre XXVII, le roi de Suède consulte ses conseillers pour savoir s'il doit adopter le christianisme. L'un d'entre eux s'adresse à lui : « Pour ce qui est du culte de ce dieu déjà bien connu (...) qu'il peut apporter grand secours à ceux qui espèrent en lui. Pourquoi alors rejetons-nous ce que nous savons être nécessaire et utile ? Si nous pouvons jouir des bonnes grâces de nos dieux, il est bon d'avoir la faveur de celui-ci qui toujours et en toute chose peut et veut aider ceux qui l'invoquent ».
L'Église apporte une continuation, par exemple en construisant les églises sur les anciens lieux de cultes, comme à Jelling où le roi Harald à la Dent Bleue, après avoir fait enterrer ses parents dans des tumulus, fait ensuite construire une église en bois sur l'ancien site païen. Certains rituels comme l'ondoiement du nouveau né sont repris et transformés en baptême. De même pour les fêtes : le sumarblòt (sacrifice d'été) en Pâques, le midvetrablòt (sacrifice de la mi-hiver) en Saint-Michel, et jòl (sacrifice d'Hiver ou du destin) en Nöel. Dans le chapitre XXXV de la Saga d'Olaf Tryggvason, est décrit un banquet funéraire où les libations sont faites en l'honneur du Christ qui remplace Odin, Porr et Freyr.
La cérémonie reste la même mais le bénéficiaire de l'acte a changé. Dans la représentation populaire, les Saints remplacent les Ases, les Valkyries deviennent des anges et la notion chrétienne d'âme est associée à celle d'Hugr, conception païenne de la pensée humaine, l' « esprit ». Les hommes, même baptisés ne deviennent pas nécessairement chrétien pour autant. Helhi le Maire, dont parle le Livre de la colonisation, et qui est un des grands colonisateurs de l'Islande « était de foi fort mêlée, il croyait au Christ et pourtant il invoquait Pòrr dans les périls de la mer... »(16) Pragmatisme oblige.
Les édifices religieux offrent une marque concrète de ce syncrétisme, bien que tardif. A partir du XIe siècle sont construites de nombreuses églises « en bois debout » où Stavkirker. La plupart ont disparu mais celle de Roskilde (érigée vers 1050) existe toujours. La conception architecturale des églises « en croix », que l'on retrouve dans l'ensemble du monde chrétien n'est pas respectée ici. Au dehors, des Drekki, têtes de dragons sculptées qui ont donné leur nom aux drakkars, sont tournées vers l'extérieur et protègent le lieu des mauvais esprits, des génies que les vikings nomment landvaekir.
Sur les portes de l'église de Setesdal, une représentation de Saint Michel terrassant le dragon renvoi à l'image de Sigurd affrontant le dragon Fafnir dans la mythologie païenne. Chez les chrétiens, faire sonner les cloches est censé effrayer les démons païens. Cette idée est associée celle de protection contre les forces malfaisantes dont les scandinaves reconnaissent l'existence.
Dans le domaine artistique, la religion chrétienne prend une place de plus en plus importante. Sur une timbale issue du mobilier funéraire de la tombe du père d'Harald à la dent Bleue figure la représentation d'un dragon ou d'un serpent (renvoyant au Jörmungand, serpent qui enserre le Midgard, le monde des hommes) qui grimpe sur un autel avec une vigne, symbole du Christ. Plusieurs pierres runiques figurent dans un décor entrelacé ce même serpent avec une croix chrétienne au centre. Certaines particularités scandinaves, comme l'écriture runique, connaissent avec la christianisation autour du Xe siècle un regain d'activité. L'Église, plutôt que d'imposer un modèle étranger se sert des particularismes locaux qu'elle met en valeur en les réappropriant à son propre service.
Les talismans, portés généralement au cou, sont censés protéger leur porteur du mauvais sort. Les adorateurs de Thor en portent un en forme de marteau, renvoyant à Mjöllnir, l'arme avec lequel il combat. Le ''moule de fondeur'' présenté au musée national de Copenhague est un moule qui servait à la fois à fondre des talismans en forme de marteau de Thor et d'autres en forme de croix. Les deux croyances auxquelles ces symboles renvoient sont parfois associées sur un même bijou. Un talisman en forme de marteau de Thor et frappé d'une croix chrétienne en son centre, et un autre en forme de marteau, affublé à son extrémité d'une tête de dragon, est creusé d'une croix au milieu.
L'assimilation des particularités culturelles pour une chrétienté scandinave
Il n'y a pas de blocage du point de vue nordique à l'adoption du christianisme tant qu'il s'associe à l'ancien système juridique, qu'il conserve les évènements religieux qui maintiennent la religion vivante (fêtes, sacrifice, libations...) et qu'il s'adapte aux normes sociales. Les difficultés ou incompatibilités entre le message chrétien et la religion scandinave païenne se retrouvent surtout dans les aspects quotidiens de la vie. La notion de péché, Snyd, en norrois n'apparaît qu'avec le christianisme(17). Les missionnaires chrétiens préfèrent insister sur la toute puissance du Christ que sur les erreurs dont les hommes se rendent victimes envers lui. Le concept prend d'abord une acceptation juridique, celle de l'infraction qui est mieux acceptée.
D'après une ancienne version suédoise de la Bible, pécher c'est se rendre coupable dune infraction envers Dieu, et non envers un de ses semblables : « Saint Ambroise dit que le péché est une infraction et une désobéissance aux commandements de Dieu »(18). La notion de « faute envers Dieu » entraine l'idée de rachat. Dans le langage juridique scandinave, le bòt, est un terme qui désigne la compensation qu'est en droit de réclamer la victime d'une faute ou d'un crime. Le bòt peut prendre l'apparence d'une « juste vengeance » en cas de meurtre par exemple. On parle là d'une compensation liée à un cercle humain où les dieux ne sont pas en cause, et où ils n'ont pas à intervenir.
Le principe de vengeance s'oppose catégoriquement à celle de repentir(19). L'idée d'Enfer comme celle de Paradis est étrangère aux scandinaves et la mort n'apparaît pas comme une coupure brutale avec le monde des vivants. Les humains se retrouvent tous après leur trépas dans le monde souterrain de Hel, sauf les guerriers les plus valeureux qui ont une place au Walhalla, où ils attendent le Ragnarök, la fin du monde, pour se battre aux côtés des dieux. De ce fait, le principe de pardon des offenses est difficile à accepter parce qu'il s'oppose au principe de compensation.
La notion même de pardon et de miséricorde va à l'encontre des principes fondamentaux illustrés dans les sagas : la vengeance, même tardive intervient nécessairement dans l'histoire. D'un point de vue juridique, cette possibilité du recours à la vengeance est bien un droit et non une obligation, que le bénéficiaire peut exercer, si et quand il le souhaite. L'idée d'un dieu qui intervient dans les affaires humaines pour demander de pardonner à son agresseur est incompatible avec la conception scandinave païenne de la jurisprudence et du droit.
L'Église, si elle se montre intolérante en ce qui concerne l'idée de polygamie « a su faire preuve, en face des problèmes du monde scandinave, d'une souplesse inégalée »(20). Elle respecte les mentalités locales et les structures mises en place. La culture, qu'elle soit spirituelle ou intellectuelle est, elle aussi, valorisée. Les mots autochtones sont repris dans le langage liturgique : « Güd » (God) pour Dieu, « Hel » (Hell) pour l'enfer.
Au final, ce qui pousse les scandinaves à embrasser la foi chrétienne tient dans la reconnaissance du Christ comme un dieu supérieur aux autres. Dans le recueil de lois du Ping de Gula en Norvège, il est dit que : « le début de nos lois est que nous devons tous nous incliner vers l'est et prier Christ très saint pour une bonne année et pour la paix et pour que nous puissions maintenir habité notre pays et garder intacte la chance de notre souverain »(21). On attend du Christ la prospérité et la paix ainsi que le maintien de la « chance » du souverain, c'est-à-dire qu'il gouverne bien son peuple et qu'il soit réélu l'année suivante. Ce lien qui les unit à dieu est donnant-donnant et fait coexister les coutumes juridiques immémoriales avec le christianisme, le Christ devenant du même coup le garant de ces traditions.
Les mythes païens nordiques ne sont pas particulièrement enthousiastes et ne proposent pas d'espoir d'une vie meilleure après la mort. Le fait d'avoir été bon ou mauvais ne joue aucun rôle dans l'au-delà. La seule chose importante est de garder sa bonne réputation intacte, particulièrement après sa mort. Le christianisme propose en revanche la vie éternelle et le Paradis. Elle diffuse à la société, très largement pauvre, un espoir et elle s'attache à la protéger de la tyrannie des puissants. Elle offre de surcroit une perspective cohérente au monde : Création, faute originelle, histoire du peuple de Dieu, fin des temps et rédemption. Le Christ triomphe de ses ennemis et détruit l'Antéchrist.
Le Rägnarok(22) est une perception de la fin des temps pour les païens scandinaves. On retrouve le thème de la lutte du Bien et du Mal mais les dieux sont du côté des perdants. Thor et le Jörmungand s'entretuent, Odin est dévoré par le loup Fenrir, Sütrt enflamme l'arbre monde Yggdrasil et les flots submergent ce qui reste du monde. Ce Ragnarök peut être assimilé à la fin des Temps chrétien et ressemble à l'Apocalypse décrit dans l'Évangile de Saint-Marc. Les causes y sont identiques ; orgueil, rivalité, violence... les hommes en sont la cause : « Les frères s'entre-battront, Et se mettront à mort (...) Temps rude dans le monde, Adultère universel, Temps des haches, temps des épées (...) Avant que le monde s'effondre, Personne n'épargnera personne »(23). A choisir, il apparaît plus judicieux de se ranger du côté du du dieu chrétien qui est victorieux. Pour les populations, le constat dépasse la simple notion de victoire dont le Christ est auréolé, l'important est qu'il triomphe là où tous les autres dieux ont échoué, c'est bien la preuve qu'il est plus puissant qu'eux.
Les saints supplantent les dieux païens et s'accaparent leurs attributs héroïques. La popularité de Saint-Michel s'explique à travers cette notion. Il combat et vainc Lucifer sous les traits du Léviathan qui renvoi à l'image du dragon Fafnir ou du Jörmungand. Il combat à la lance comme Odin et sa trompe rappelle le cor de chasse du dieu Heimdallr qui garde l'entrée d'Asgard. Dans la tradition chrétienne, Saint-Michel est « psychopompe » c'est à dire qu'il accompagne les âme des morts vers l'autre monde, fonction que l'on peut également attribuer à Odin.
La conversion au christianisme est un rapport de force entre les dieux païens et le Christ. Dans la Saga d'Eric le Rouge, un épisode au chapitre VIII rapporte comment des hommes récemment convertis au christianisme souffrent de la faim alors qu'ils explorent l'océan. Un des hommes d'équipage décrit comme un « mauvais chrétien » invoque Pòrr de les aider, suite à quoi les marins pêchent une baleine mais sa chair se révèle mauvaise et tous tombent malade. Ils décident de s'en remettre à Dieu et jettent la viande de baleine à la mer, c'est à dire qu'ils rejettent le don de Pòrr.
Aussitôt les marins retrouvent la santé et de la nourriture en abondance. Cette histoire place les dieux en confrontation et montre comment le Christ s'est montré supérieur à Pòrr. L'ordalie, c'est à dire l'épreuve où Dieu intervient (ou non) pour défendre la cause de celui qui s'y soumet, et les miracles qui en découlent traduisent cette confrontation d'une manière plus explicite encore. D'après la tradition, l'évêque Popo se rend à la cour du roi Harold de Danemark en 960 pour le convertir.
Pour prouver que son dieu est supérieure à Odin, il enfile un gantelet métallique chauffé à blanc sans que sa main ne soit brûlée. Le roi, impressionné, demande à recevoir le baptème. Même si la conversion d'Harold n'est en réalité pas nécessairement due à ce miracle – il se convertit pour empêcher l'empereur Otton Ier d'envahir son royaume – sa reprise par l'iconographie médiévale dés le XIe siècle témoigne de l'importance de ce type d'évènements dans la conversion de la Scandinavie.
Une fois les royaumes convertis au Xe et au XIe siècle, l'Église se montre de moins en moins tolérante avec les dieux qu'elle considère comme des démons et des forces du mal. Freyja, la déesse de la fécondité est ridiculisée et traitée avec mépris par les chrétiens. Le scalde islandais Hallfredr Vandraedaskald, ami du roi Olafr Tryggvasson (qui est aussi son parrain) regrette de ne plus pouvoir célébrer Odin dont il appréciait le pouvoir, puisqu'il est maintenant chrétien et que cela lui est interdit : « Je me rappelle la pratique fort estimée par les anciens. C'est à contrecœur que je hais le premier époux de Frigg, car le pouvoir de Vidrir seyait au scalde qui sert désormais le Christ »(24). Il conclut plus loin « Je mourrais bientôt, et sans chagrin, si je savais mon âme sauvée (...) Il faut mourir un jour mais je crains l'enfer ; que Dieu décide quand j'aurai fini mon temps ». Le païen qui n'avait pas d'espoir vit désormais dans la peur de Dieu qui juge ses actions.
La formule que contient le bâton runique de Ribe au Danemark est une prière qui se traduit par « Je prie la terre de prendre garde, et le ciel qui est en haut, le soleil et sainte marie, et le Seigneur Dieu lui-même, afin qu'ils me donnent la main qui soigne ». Cette inscription, datée du XIIIe siècle associe définitivement la figure du Christ à celles des forces naturelles qui composent la figure du sacré aux origines de cette culture. A cette époque donc, le Christ est le dieu universellement reconnu.
Bibliographie
Sources
- Traduction anglaise des Gesta hammaburgensis de Adam de Brème par Hallencreutz Carl F., In, Adam Bremensis and Suenia « Gesta Hammaburgensis Ecclesiae Pontificum », Stockholm, Almqvist och Wiksell, 1984.
- Livre de la colonisation de l'Islande, selon la version de Sturla Pòrdarson, trad. Régis Boyer, Turnhout, Brepols, 2000.
- L'histoire des rois de Norvège par Snorri Sturluson, trad. François-Xavier Dillmann, l'Aube des peuples, Gallimard, Paris, 2000.
- La saga d'Òlafr Tryggvason dans la Heimskringla de Snorri Sturluson, trad.. Régis Boyer, Paris, La Salamandre, Imprimerie Nationale, 1992.
- Vie de Saint Anschaire par Rimbert, trad. Jean-Baptiste Brunet-Jailly, Éd. Du Cerf, 2011.
Travaux et ouvrages
- BOYER Régis, Le Christ des barbares, le monde nordique, Éditions Du Cerf, Paris, 1987.
- BOYER Régis, Le christianisme scandinave, Histoire et particularité, Clio, 2002.
- BOYER Régis, Les Valkyries, Les Belles Lettres, France, 2014.
- GUELPA Patrick, Dieux et mythes nordiques, trad. Régis Boyer, Septentrion, Presses Universitaires, 2009.
- MUSSET Lucien, « La pénétration chrétienne dans l'Europe du Nord et son influence sur la civilisation scandinave, In, Nordica et Normannica. Recueil d'études sur la Scandinavie ancienne et médiévale, les expéditions des Vikings et la fondation de la Normandie, 1997.
- RENAUD Jean, Les dieux des Vikings, Editions Ouest-France Université, Rennes, 1996.
- REYNOLD Gonzague de, « Le monde barbare et sa fusion avec le monde antique » tome II., Les Germains, Fribourg, Egloff, 1953.
- SACCHELLI Benjamin, « Quand Jésus succède à Odin : la christianisation des Vikings ». Le site de L'histoire, Article du mercredi 20 avril 2011.
Documentaire
- « Le crépuscule des Dieux : L'Europe nordique de l'an mil », Documentaire fiction de Wilfried Hauke, diffusé par ARTE, Allemagne/France, 2007, 1h28mn.
- « Le drakkar et la croix » Documentaire de Christopher Paul diffusé sur ARTE, 2010, 46 mn.
1 L'histoire des rois de Norvège par Snorri Sturluson, traduction par François-Xavier Dillmann, L'Aube des peuples, Gallimard, p.34.
2 Cette dénomination comprend également l'Islande, en dehors de cet espace d'un point de vue géographique mais colonisé par des ressortissants des royaumes scandinaves.
3 Livre II chapitre LV.
4 En tant que vassaux, les jeunes issues de la noblesse islandaise se rendaient à la cour de leur suzerain, comme le droit féodal le permet, pour parfaire leur éducation.
5 « La pénétration chrétienne... » Lucien Musset, p.313
6 Littéralement « Les Plaines du Parlement », ce parlement qui porte le nom d'Althing est fondé en 930 et considéré comme le plus ancien parlement européen.
7 « La pénétration chrétienne... » Lucien Musset, p.277.
8 Régis Boyer, Le Christ des barbares, Ed Du Cerf, Paris, 1987, p.51.
9 Attesté dés le IIIe siècle, la primasignatio consiste à marquer un païen du signe de la croix, indépendamment de tout autre rite. Sa validité est de trois ans mais il peut garder des propriétés plus longues.
10 Vie de Saint Anschaire par Rimbert, trad. Jean-Baptiste Brunet-Jailly, Éd. Du Cerf, 2011.
11 Deux recueils du XIIIe siècle, le Codex Regius qui contient les grand poèmes sacrés et l'Edda de Snorri de Snorri Sturluson qui compile les récits mythologiques nordiques pour l'initiation des jeunes scaldes. C'est grâce à ces deux manuscrits que nous connaissons la mythologie scandinave ancienne.
12 Seul la Völuspà, l'Edda poétique et les mythes relatifs à la création du soleil et de la lune renvoient à l'idée de commencement.
13 Renvoi au chaos originel dépeint par Ovide dans les Métamorphoses.
14 L'histoire des rois de Norvège par Snorri Sturluson, traduction par François-Xavier Dillmann, l'Aube des peuples, coll. Gallimard, p.34.
15 Le Christ des barbares, Régis Boyer, Ed Du Cerf, Paris, 1987, p.57.
16 Chapitre VLXXXIV.
17 La première mention de péché apparaît dans le pomème scaldique la Glaelognskvida en 1030 « Le roi Olafr est mort sans pêché » chapitre CCXLV.
18 « Svenska medeltidens Bibel-arbeten », éd. G.E. Klemming en 1848, cité dans Le Christ des barbares, Régis Boyer, p.95.
19 G. De Reynold dit que « les anciens germains ignoraient le sentiment du péché, par conséquent celui du repentir et de la rédemption ». Le mot Snyd, qui appartient au champ lexical de la guerre renvoie à l'idée de réparation, de rançon pour un meurtre ou de sacrifice expiatoire, In, Les Germains, paris, 1952.
20 Lucien Musset, ibid., p.305.
21 Régis Boyer, p.124
22 « Crépuscule des Dieux » ou « Destin des puissances » selon Régis Boyer.
23 Patrick Guelpa, Dieux et mythes nordiques, trad. Régis Boyer, Septentrion, Presses Universitaires, 2009, p.185.
24 Jean Renaud, Les dieux des Vikings, Editions Ouest-France Université, Rennes, 1996, p.185.