Succès surprise de l’automne 2011 sur Canal Plus, la série Borgia, coproduite par la chaine française et créée par Tom Fontana, fait face à la concurrence de The Borgias de Neil Jordan et produite par l'américain Showtime. Comparons les deux séries, leur façon de raconter cette période passionnante à la charnière entre Moyen Âge et Renaissance, et surtout leur façon d’aborder cette famille si mythique que sont devenus les Borgia. Intrigue, respect de la grande Histoire, différences entre les personnages,…Verdict ?
Intrigue et grande Histoire chez les Borgia
Dans Borgia, l’action débute un peu avant la mort du pape Innocent VIII, soit au milieu de l’année 1492. Il en va de même avec The Borgias, mais la grosse différence est que l’élection au trône papal est très rapidement expédiée, au contraire de la série de Tom Fontana. Dans cette dernière, l’élection est traitée avec un suspense très habile, montrant toutes les intrigues et les manipulations de Rodrigo Borgia pour parvenir à ses fins. En revanche, chez Showtime, le personnage joué par Jeremy Irons parvient à ses fins dès le premier épisode, et les magouilles sont rapidement expédiées...
On préfère insister sur la réaction des cardinaux, et notamment sur la tentative d’empoisonnement de Borgia par Orsini ; l’assassin engagé est finalement débusqué par Cesare Borgia, qui lui ordonne de tuer son maître. Etonnant tout de même de se débarrasser de quelqu’un d’aussi important qu’Orsini si rapidement, surtout en le faisant jouer par Derek Jacobi. Les grandes différences entre les deux shows apparaissent donc très vite, et le choix de The Borgias de se détacher des faits historiques également…Et ce n’est que le début.
Alors que Borgia développe tout un tas d’intrigues parallèles –certes pas toujours passionnantes ni crédibles- grâce à beaucoup de personnages secondaires assez solides, The Borgias se concentre sur la famille, à quelques exceptions près. On suit par exemple les pérégrinations de l’assassin engagé par Cesare pour, pêle-mêle, faire taire une témoin gênante pour le pape (elle l’a vu rejoindre Julia Farnèse dans ses appartements), ou carrément tenter d’assassiner Della Rovere à Naples. Le problème est que cet assassin finalement assez charismatique disparaît quasiment dès le quatrième épisode !
Le reste de la saison, hors famille (nous y reviendrons en abordant les personnages), est en fait concentré uniquement sur le danger français, à l’exception de l’épisode Djem (sur lequel nous reviendrons aussi, ça en vaut la peine). Cela conduit à une intrigue qui tourne souvent en rond, avec beaucoup de répétitions sur le contexte troublé, des cours d’histoire assez grossiers (piège dans lequel tombe aussi en partie Borgia), et finalement une arrivée française poussive (même si spectaculaire par moments), pour une fin expédiée et sur bien des aspects assez grotesque…
La principale différence au niveau du scénario est le choix de la fin. Dans The Borgias, la saison se termine alors que Charles VIII est passé à Rome, et qu’arrivé à Naples il découvre que la peste l’a devancé. Pendant ce temps, la famille Borgia au grand complet (y compris Vanozza et Julia !) se retrouve autour…du bébé de Lucrecia ! Chez Fontana, c’est avec l’assassinat de Juan et les conséquences néfastes sur la santé mentale de Rodrigo que s’achève la saison.
Abordons à présent la grande Histoire. Commençons une nouvelle fois par The Borgias, ce qui est assez facile vu que les faits historiques sont apparemment le cadet des soucis des scénaristes ! A part quelques tentatives de cours magistraux (dont un donné par Della Rovere à Charles VIII qui pourrait presque passer pour un sketch), l’Histoire est globalement piétinée. Nous n’avons aucune idée des dates, de la chronologie, et de la plupart des enjeux géopolitiques et historiques, ni même des forces en présence (l’Espagne est à peine évoquée). Les énormités sont à différents niveaux, et trop nombreuses pour toutes les énumérer. Un exemple spectaculaire : Machiavel, la bonne quarantaine, est présenté comme ambassadeur de la Florence des Médicis ! Les auteurs n’ont tout de même pas osé incruster Leonardo de Vinci, mais à notre avis ils y ont songé…On peut évoquer d’autres détails croustillants, comme les canons de Charles VIII (dont certains semblent droit sortis d’Austerlitz), ou des décors très XVIIe…
La série de Canal Plus est plus fidèle aux faits historiques, malgré nombre de raccourcis et d’approximations. Il n’y a pas de choses aussi choquantes que Machiavel. Les principaux problèmes se situent dans la chronologie et le fait qu’on ne sente pas que la série s’étale sur cinq ans, et pas sur cinq mois. On doit quand même saluer les tentatives de Fontana de montrer le contexte des débuts de la Renaissance, avec les découvertes du Laocoon et de la Domus Aurea, ou encore les projets de travaux d’Alexandre VI. La série américaine passe totalement dessus.
L’ambiance historique des deux séries est justement très différente. Alors que Borgia est souvent au milieu d’un peuple sale et débauché, dans les rues étroites et les bordels de Rome, dans un Vatican sobre et encore en reconstruction, The Borgias se déroule dans une Rome petite et presque vide, le peuple absent ou loin (quelques scènes exceptées), alors que les décors qui entourent le pape, de sa chambre à la chapelle Sixtine en passant par ses appartements, sont tous somptueux, et pour la plupart anachroniques.
Mais, et cela concerne les deux shows, l’Histoire est globalement encore plus maltraitée à travers les personnages. Personnages qui, dans l’une et l’autre série, peuvent être totalement différents, voire opposés !
La famille Borgia
On peut parler de choc quand on compare les deux Rodrigo/Alexandre VI ! Celui de Borgia (joué par John Doman) est solide, charismatique, manipulateur, intelligent, mais également amoureux et globalement cohérent, sauf peut-être à la fin, où son « basculement » est peut-être un peu trop brutal. Celui de The Borgias, pourtant joué par le grand Jeremy Irons, est pleutre, indécis, assez faible avec les femmes, refuse la violence un épisode, ordonne un meurtre au suivant, se montre parfois bigot, parfois moins,…Il est en fait très difficile de comprendre comment il fonctionne, ses motivations, ses états d’âmes, le pourquoi de ses décisions. Le personnage ne semble pas construit, pas achevé, et surtout bien loin de ce que l’on sait autant que de ce que l’on imagine d’Alexandre VI Borgia. Soyons franc : ce personnage est totalement raté dans The Borgias. Mais est-il le personnage principal de la série ?
En fait, non, il s’agirait plutôt de Cesare. Dans The Borgias, joué parle le Canadien François Arnaud, il est…le fils aîné ! Pourquoi ? Certes, Cesare et Juan n’avaient qu’un an de différence, mais pourquoi ce choix d’inverser leur âge ? C’est en plus totalement incohérent par rapport à la façon qu’a leur père de les traiter ! Cesare est donc l’aîné, et on a l’impression de voir le Cesare « fini » qui a inspiré Machiavel (ils se rencontrent d’ailleurs à Florence, soit quasiment dix ans avant leur réelle rencontre…) : il sait globalement où il va, il protège son père, qui semble ainsi dépendant de lui, ce qui est loin d’être le cas dans Borgia.
Son histoire d’amour avec Ursula, une femme d’un noble qu’il occis parce qu’il a insulté sa mère, ne sert quasiment à rien, et la jeune femme finit rapidement au couvent. Calme et posé, il est l’inverse du Cesare de Borgia (interprété par Mark Ryder). Ce dernier est jeune (même si deux ans de plus que dans la réalité), exalté, voire hystérique et souvent insupportable. Il ne sait pas ce qu’il veut, parvient à avoir un enfant qu’il finit par abandonner, et à se faire violer par Orsini.
Son père en fait ce qu’il veut, même s’il le rend de plus en plus jaloux de son frère Juan. Un Juan aussi lâche et pathétique dans l’une et l’autre série, mais peut-être un peu plus construit et tragique dans Borgia (le fils de Weber, Stanley, a eu le rôle et s’en sort pas mal). Dans la série américaine (c’est David Oakes qui le joue), en revanche, à part coucher avec Sancha de Naples (sublime Emmanuelle Chriqui), il ne fait pas grand-chose. La rivalité entre les deux frères est bien plus construite dans la série de Fontana, qui en fait une intrigue centrale, alors que Jordan la réserve sans doute pour la deuxième saison.
Les Lucrecia sont aussi très différentes. Celle de Borgia (Isolda Dychauk) est pendant une bonne partie de la saison une vraie dinde, dont on se demande à quoi elle sert. Mais, finalement, le bilan n’est pas si négatif car la progression psychologique de son personnage (influencé par Julia Farnèse) s’avère assez intéressante, malgré une accélération un peu exagérée à la fin (tentative d’empoisonnement, tentation avec Cesare,…). Historiquement, elle semble plus fidèle en tout cas à la vraie Lucrecia que celle de The Borgias. L’interprète, Holliday Grainger, n’est pas en cause, mais sa Lucrecia est trop rapidement mûre et manipulatrice ; le fait qu’elle soit violée par son premier mari, un Sforza, expliquant sans doute beaucoup de choses. Là, on est très loin de l’Histoire, notamment dans ses rapports avec son père (bien plus complexes dans Borgia). Son attirance pour Djem est risible et pas crédible, et son histoire avec le palefrenier semble droit sortie de la collection Arlequin. Et quand elle parvient à embobiner Charles VIII, on n’y croit plus du tout.
L’entourage des Borgia
Sans détailler tous les personnages secondaires, il faut revenir sur les plus importants. D’abord Julia Farnèse, dite la « Bella », réputée la plus belle femme d’Italie à l’époque. Le choix des deux actrices (Marta Gastini chez Fontana, Lotte Verbeek chez Jordan) est très bon, avec une petite préférence pour celle de Borgia. Cela va aussi avec son personnage, bien plus développé par Tom Fontana. Sa Julia est plus charismatique, a un caractère plus marqué et est surtout bien plus active (un brin trop) dans les intrigues diverses, sentimentales comme politiques. Le personnage est tellement important qu’elle reste dans l’entourage du pape bien après ce qu’il est advenu en réalité (dans les faits, Julia est renvoyée avant l’arrivée de Charles VIII à Rome). Celle de The Borgias est trop peu exploitée, mais on peut prévoir qu’elle sera plus importante dans la saison deux.
La femme de Rodrigo, Vanozza, est un peu plus présente chez Fontana (interprétée par Assumpta Serna), mais son caractère semble proche de celle de The Borgias (Joanne Whalley). On ne comprend juste pas pourquoi cette dernière fait venir à Rome son deuxième mari (qui se fait rosser par Juan)…Le vil cardinal Della Rovere (futur Jules II quand même) est un peu plus intéressant et présent dans The Borgias, où il est joué par Colm Feore (et par Dejan Cukic dans Borgia). Dans la série de Fontana, les Borgia sont entourés par beaucoup de personnages, comme les amis cardinaux de Cesare (dont le frère de Julia, ou le jeune Giovanni Medicis, futur Léon X), alors que dans The Borgias, il n’y a presque personne ; même le fameux assassin, personnage à potentiel, n’est pas exploité finalement.
Quant au pauvre Charles VIII…Pour Fontana, le roi de France était un jeune impétueux un brin efféminé et surtout parkinsonien (joué par ??? – impossible de trouver son nom, même sur imdb), assez facilement manipulable, et craignant sa femme. Pour Neil Jordan, Charles VIII avait les traits de Michel Muller (Fallait pas l’inviter !), donc près de quarante-cinq ans (le roi est mort à vingt-sept ans…), et il était très laid (on insiste beaucoup sur ça, le roi y compris), vulgaire et grossier, aimant plutôt la guerre, même s’il en avait une vision lucide et froide (voire cynique). En revanche, il semble un peu moins manipulable que celui de Borgia. C’est déjà ça.
L’avis d’Histoire pour tous sur Borgia et The Borgias
Quel est le bilan de la confrontation entre ces deux séries consacrées au même sujet ? The Borgias a pour elle le budget, c’est flagrant : l’image et les décors sont somptueux, et certaines scènes bénéficient d’une mise en scène à la hauteur, surtout dans les premiers épisodes. Mais ça manque finalement de souffle, exceptées les grandes cérémonies (et encore). Même les quelques batailles sont mollassonnes, malgré quelques effets gore bienvenus. Le sexe n’est pas trop présent, à l’exception des épisodes six et sept, où les scènes s’enchainent sans aucun intérêt, pour deux épisodes presqu’inutiles…Le grosse déception de The Borgias, ce sont les personnages (même si pour la plupart ils sont assez bien interprétés) : ils semblent bâclés et incohérents, au-delà même du non-respect des personnages historiques. L’Histoire est de toute façon plus qu’accessoire, tout comme l’histoire d’ailleurs. Car l’échec principal du show créé par Neil Jordan est sans hésitation l’intrigue : mal construite, sans queue ni tête, tournant en rond, avec de grosses chutes de rythme, elle provoque le plus souvent l’ennui…
La série de Fontana est bien mieux charpentée, tout comme les personnages, même si tout est loin d’être parfait. Mention spéciale tout de même à Rodrigo Borgia et Julia Farnèse (et à leurs interprètes). Cesare est bien moins convaincant…La réalisation en revanche, sans être médiocre, est un peu cheap comparée à celle de The Borgias, et pas seulement parce que la sobriété est plus respectée que dans la série de Showtime. Seuls les deux derniers épisodes sont plus soignés, tentant de faire un peu Parrain…La violence et le sexe sont quant à eux bien plus crus que dans The Borgias (à l’exception chez Jordan des dégâts occasionnés par les canons français, tripes à l’air). Quant au respect de l’Histoire, le bilan est passable, en tout cas largement au-dessus du show de Jordan.
Le bilan est donc en faveur de la série Borgia, de Tom Fontana. Sans être exceptionnelle (on est très loin de Rome par exemple), elle est sur la plupart des points supérieure à The Borgias, qui ressemble le plus souvent aux mauvais épisodes des Tudors…
- Borgia, série créée par Tom Fontana. Disponible sur Canal + Séries et en Dvd et Blu-Ray.
- The Borgias, série créée par Neil Jordan. Disponible sur Canal + Séries et en DVD.